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Ishiguro (4 ever)

Par Rose
En rentrant de Madrid, j’ai vite cherché une carte d’Angleterre : je voulais me faire une idée du voyage automobile du majordome Stevens, le héros des Vestiges du jour. Car c’est fait : j’ai lu (dans l’avion encore) le roman le plus célèbre de Kazuo Ishiguro, adapté par James Ivory avec Anthony Hopkins et Emma Thompson (ce qui m’avait fait imaginer Ishiguro comme un auteur ancien, genre début du siècle, une sorte d’ami de Forster – j’en parle, parce que je viens aussi de lire Forster, dans un grand assaut de lutte contre l’ignorance la plus crasse, associée à divers préjugés – car le film en costumes m’a toujours trouvée réticente – eh bien Forster aussi c’est drôlement bien. Mais j’y reviendrai). The remains of the day : faut-il y revenir ? conte le périple d’un majordome tout à fait comme il faut vers la Cornouailles (que je peux situer, oui) où il rendra visite à Miss Kenton (du moins est-ce ainsi qu’elle s’appelait avant son mariage), qui fut sa collègue et même son amie à Darlington Hall. Avec l’art qu’on lui connaît, Ishiguro fait de ce voyage un périple mélancolique qui amène Stevens à reconstituer (ou disséquer ?) les moments importants de son existence et à essayer de définir ce qu’est un « grand » majordome ; avant de rencontrer celle qu’il a aimée (mal, ou trop tard, comprend-on peu à peu).
The remains of the day, malgré toutes ses qualités et les larmes que m’arracha le dernier chapitre, ne détrônera pas pourtant  Auprès de moi toujours : sans doute parce que le dernier roman d’Ishiguro met en scène des héros encore jeunes auxquels il est plus facile de s’identifier, et puis parce que Stevens est peut-être le héros le plus passif des romans d’Ishiguro que j’ai lus.  Dévoué à un maître auquel il fait aveuglément confiance, il a mis tout esprit critique en veilleuse ; en effet Stevens a servi chez un diplomate anglais qui au sortir de la première guerre mondiale a tenté d’adoucir les conditions imposées à l’Allemagne. Peut-être motivé par de nobles sentiments comme le respect du vaincu, Lord Darlington devient finalement un pion entre les mains des nazis…
Après le Japon d’après-guerre et avant les années 90 uchroniques d’Auprès de moi toujours, c’est à l’Europe de l’entre-deux-guerres que s’intéresse Ishiguro ;  une fois de plus histoire personnelle et destin collectif se mêlent. L’échec sentimental de Stevens, qui n’a pas su saisir sa chance d’aimer, se double d’un échec social, politique et finalement professionnel. Car au cours du voyage Stevens ne cesse de s’interroger sur la dignité, qualité indispensable du bon majordome. Mais s’il donne aux butlers de sa génération un idéal également politique (se mettre au service de ceux qui font avancer le monde), force est de constater que Stevens lui-même a échoué sur ce point : Lord Darlington est une figure controversée, voire raillée, un patron auquel Stevens reste tendrement attaché mais qu’il n’ose plus revendiquer comme ancien employeur, pour éviter les questions. Question philanthropie, Stevens s’est trompé et a sans doute même rendu plus confortables les conférences des négociateurs aux idées les plus nauséabondes !
Stevens pourrait donc être un personnage assez antipathique, d’autant qu’il est un narrateur en lequel on ne peut avoir toute confiance. Il se justifie beaucoup, se dévoile peu à peu, revient sur des événements déjà racontés pour les modifier, se montre parfois plus allusif que vraiment clair (je ne peux oublier cette scène sur la jetée à la fin, lorsque le majordome éclate en sanglots, mais on ne le sait que par la réaction de son interlocuteur, lui-même n’évoquant pas ces larmes).  Mais en même temps, comment Ishiguro fait-il pour cerner, éclairer, fouiller toutes nos faiblesses ? Ce professionnalisme excessif qui fait oublier tout ce qu’il y a autour (l’essentiel), ce travail qui se substitue à l’être, qui devient une raison de vivre… ces petits arrangements avec la vérité, mensonges qui sortent de notre bouche pour notre plus grande surprise, parce que c’est plus facile – absurdes, ridicules, accusateurs… Stevens en déroute m’a vraiment émue, comme un frère en égarement, et j’ai saigné avec lui de toutes ses petites mesquineries, ses plaidoyers, ses justifications.
Et comme il y a quand même quelques petits bonheurs dans la vie d’un majordome distingué, j’ai bu avec lui et Miss Kenton le cacao des confidences, au soir, quand tout est encore possible…

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