Céline dans Le voyage est résolument anar. Il n'y a pas de trace chez lui de ce racisme ou de cet antisémitisme qu'il proclamera si hystériquement quelques années plus tard. Ou alors il faut bien chercher.
Une allusion aux musiques « judéo-négro-saxonnes » qu'on joue pendant la guerre et que Bardamu entend en permission, n'a pas échappé aux regards vigilants. Une allusion anachronique d'ailleurs d'après d'autres regards tout aussi vigilants, le jazz n'étant apparu qu'après la guerre, ce qu'une note de la Pléiade signale en convoquant Paul Morand.Anar, donc, Bardamu, relayé par Pinchard qu'il rencontre dans un asile de fous où on observe les soldats perturbés pour savoir s'il faut les fusiller ou les renvoyer au front (ou très éventuellement les réformer).
Pinchard, pour se faire expulser de l'armée, a commis l'ignominie suprême: voler des boîtes de conserve. Il y a pire, me direz-vous. Pas d'après lui. D'abord, explique-t-il, il n'y a que les pauvres pour voler de la nourriture. Or, être pauvre, c'est l'ignominie fondamentale, essentielle, la honte absolue, le rejet social assuré. Ensuite, qu'un pauvre vole pour se nourrir, ça remet en cause la société entière et ça, la société ne peut le pardonner. Elle va donc déclarer que Princhard est indigne d'être soldat.
On ne sait pas si Princhard réussit. Il disparaît du livre soudain. Mais au-delà de Princhard, c'est à tous les pauvres, à tous les faibles, les exploités, les humbles, que Céline accorde sa pitié.
C'est d'ailleurs eux qu'il utilisera pour sa défense, plus tard, quand il s'agira de justifier ses pamphlets. Suivez bien le raisonnement.
Avant le conflit, Céline ne veut pas de deuxième guerre mondiale, parce que c'est les pauvres qui s'y feront massacrer. Or, d'après lui, la guerre est la faute des juifs (oui, évidemment, ça nous semble complètement absurde, mais une certaine propagande l'assurait à l'époque). De plus, les juifs sont des puissants, des maîtres, détenteurs secrets de tous les leviers du pouvoir (la propagande de l'époque, toujours). Donc c'est son amour des petits et sa haine des possédants qui rend Céline antisémite.
Il aurait pu, notez bien, finir en face, chez les communistes, à brocarder les patrons et le capital. On hésitait à le classer, au début. Aragon et Elsa Triolet lui tendaient les bras. Mais peut-être que tout compte fait, s'il a rejoint un bord plutôt que l'autre, c'est que son écriture avait plus besoin de véhémence solitaire amère et vindicative que de principes collectifs vertueux.