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La situation d'énonciation de Chaînes conjugales n'est probablement pas pour rien dans la grande subtilité de ce film de Joseph Mankiewicz. Tout commence avec une voix-off - celle d'une certaine Addie Ross - qui nous présente à trois femmes de sa connaissance. Toutes les trois sont mariées, toutes les trois ont leur histoire et leurs problèmes de couple. Le jour où elles reçoivent de leur amie mystérieus - la narratrice justement - un message leur annonçant qu'elle est partie avec le mari de l'une d'entre elles, elles se replongent chacune dans des souvenirs qui alimentent leurs soupçons.
Trois tableaux nous décrivent ainsi la genèse des trois couples, ou nous la font lire à travers leur quotidien. Des séquences assez théâtrales: nous avons la fermière intimidée par la bourgeoisie provinciale à laquelle son mari appartient, la créatrice d'émission de radio qui a épousé un prof de lettre sans le sou et la jeune fille arriviste, qui par le mariage veut sortir sa famille de son milieu modeste. Au-delà des pages de roman-photo qu'ont l'air de former ces petites histoires, Mankiewicz parvient à créer de réelles situations tragicomiques. Avec ce qu'il faut d'ironie. C'est par exemple la bonne qui annonce le diner en retirant gauchement le paravant, un vague et domestique rideau rouge. Ou encore le baiser de l'arriviste parvenue à ses fins, avec le riche patron, dans un décor et un cadre secoués une dernière fois par le train de la misère.
Mais la démarche de Mankiewicz, dans Chaînes conjugales, semble aller bien au-delà de la théâtralisation ironique. En fait, le cinéaste nous montre à la fois la situation de personnages pris dans un jeu social, et la manière dont, à travers ce jeu, tout le monde est en quête de quelque chose d'illusoire. En un sens, Mankiewicz parvient à rassembler dans un même regard le théâtre de la vie social et la manière dont tout ce jeu renvoie à une nature humaine foncièrement rêveuse. Les conventions sont bien là, les normes sociales sont annoncées par trois coups bien appuyés, et pourtant l'idéal culturel est toujours absent, comme pour continuer d'être désiré. Cette chimère porte justement le nom d'Addie Ross, la narratrice. Et si à la fin du film on ne l'entend plus, c'est peut-être qu'elle est tout à fait devenu le regard de la mise en scène. C'est enfin dans ce regard que l'on peut voir véritablement le décalage entre la société et le rêve qui constamment la fonde.