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La gratuité au rabais

Publié le 04 mai 2010 par Variae

La gratuité au rabais

crédit photo : creativity103

Enfonçons une porte ouverte : en temps de crise, l’heure est à la recherche des « bons plans », des « offres spéciales » et autres bonus gratuits. Mais quoi d’aussi fort, dans cette perspective, que du gratuit tout court ? Avoir un produit pour rien. Et pas un produit quelconque, mais celui que l’on a voulu, et que l’on devrait acheter en temps normal.

La gratuité au rabais (donner moins pour avoir moins)

Cet Eldorado des temps durs, c’est ce que propose visiblement un site de téléchargement légal de musique lancé il y a un an et débarquant aujourd’hui sur iPhone, Beezik. La recette est simple : pour accéder à un vaste catalogue de musique et télécharger le morceau de votre choix, il suffit de tolérer le visionnement d’une vidéo publicitaire, le temps du téléchargement. Ensuite le morceau est à vous, sur votre ordinateur et téléphone : pas de streaming, mais bien du bon vieux stockage de musique, gravable, iPodable, etc.

Les amateurs de musique en ligne, à la lecture d’une telle offre, pensent sans doute avoir trouvé leur pays de Cocagne. Certes la musique sans achat existe, mais via la copie illégale et l’échange par peer 2 peer, qu’on ne peut pas vraiment assimiler à de la gratuité en tant que telle, et qui fait courir un « certain » risque juridique. A contrario, ce site français aurait-il inventé le concept de la FNAC gratuite – vous entrez, vous vous servez sur des rayons (assez bien garnis), vous ressortez sans payer ?

Vieux fantasme consumériste, et puéril, de l’accès direct, complet et libre aux objets. Mais de quels objets parle-t-on ? Et de quelle gratuité ? Commençons par dissiper une première illusion : il n’y a rien de gratuit dans cette offre. Passons sur les frais d’abonnement Internet et de matériel nécessaire. Mais pour accéder à une chanson, il faut subir durant de longues secondes une publicité en plein écran (sic), dont toute tentative de réduction ou de passage à la trappe entraîne une interruption du téléchargement. Même si on n’est plus contraint, une fois le morceau téléchargé, au visionnement d’une réclame pour Schweppes ou Pepsi quand on veut le réécouter, il est à noter que « le modèle économique » étant la chanson et non l’album, comme le DG de l’entreprise l’explique dans cette interview, il faudra affronter une dizaine d’écrans publicitaires pour s’offrir l’équivalent d’un CD complet. On s’expose plus que largement à la propagande d’annonceurs commerciaux, avec renvoi sur des sites publicitaires à l’issue du téléchargement du morceau, et insertion dans le nom du fichier de celui du généreux donateur (« Beezik remercie la lessive trucmuche ») !

La gratuité étant donc plus de l’ordre du slogan que de la réalité, voyons à présent son objet. On obtient comme offre de base non pas un album complet, mais une chanson. Première restriction. La qualité sonore, ensuite : du MP3 ou du WMA avec une qualité d’encodage à 192 kbps. Sans entrer dans des détails trop geek, il s’agit de formats musicaux compressés (des fréquences sont supprimées) par rapport au standard qui est le son CD (et qui est lui-même réduit par rapport à la qualité de formats tels qu’un DVD ou un disque vinyle, sans parler des masters originaux). Bien que des batailles d’experts se livrent pour savoir quel est le degré de compression acceptable pour ne pas trop dégrader le son à l’oreille, la pratique montre que c’est un encodage de qualité supérieure – 320 kbps – qui tient la comparaison avec le son d’un CD. C’est d’ailleurs le format retenu par nombre de sites de vente de musique en ligne. Dernier détail, et non des moindres, tout ce qui entoure un CD normal (ou un vinyle, un DVD, etc.), à savoir un livret, avec des informations et des visuels sur les artistes (au-delà du titre et de l’interprète), passe à la trappe. Reste dans le meilleur des cas une image pour mettre sur son lecteur MP3… c’est tout. Si on met bout à bout tous ces éléments, on obtient un produit certes écoutable, mais qui représente, quand on y réfléchit deux secondes, une considérable dégradation de contenu par rapport à ce qu’on obtient (obtenait ?) en acquérant physiquement un disque. Cette dégradation est déjà vraie pour le secteur du téléchargement légal en son ensemble (qui ne propose que rarement de télécharger de la musique de qualité « maximale », et qui généralement n’offre pas les fichiers permettant de réimprimer soi-même ou de conserver sur son ordinateur les informations du livret, alors que c’est techniquement de plus en plus simple). Mais ici, elle atteint un degré encore supérieur.

La gratuité est un concept relatif. Un iPod gratuit a plus de valeur qu’un hamburger gratuit, au regard de l’économie réalisée. De même, une proclamation du type « chez nous, la musique est gratuite » devrait être jugée à l’aune non seulement de l’offre moyenne du même type (la vente de musique en ligne), mais également plus largement de ce que l’on est en droit d’attendre, socialement, d’un tel produit. Il y a encore quelques années, acheter de la musique signifiait acquérir un album d’une heure de qualité HiFi, avec un livret et des informations qui restituaient le contexte culturel de l’œuvre, et qui faisaient partie du plaisir de l’acquisition. Aujourd’hui, un service tel que Beezik permet d’acquérir, moyennant une exposition tout sauf marginale à de la publicité, un morceau, d’une qualité sonore dont on peut discuter, avec possiblement des restrictions d’usage et de lecture via les DRM. Alors, de quelle « gratuité » parle-t-on ? Libre à chacun de considérer qu’il vaut mieux visionner des réclames à la chaîne que débourser 15 ou 20 euros. Mais le produit obtenu au bout du compte est difficilement comparable. Il n’est tout simplement pas vrai de dire que la musique, au sens où on l’entendait et obtenait il y a peu, est devenue gratuite par des voies légales.

On rétorquera sans doute que la demande évolue, que les produits disponibles sont fonction des usages des consommateurs et des modalités d’écoute (un baladeur MP3 n’offre pas les capacités de rendu d’une chaîne HiFi de salon ou d’un système « audiophile »), et qu’il est toujours possible d’obtenir, en mettant le prix, de la musique « comme avant », avec du son de haute qualité, et un objet physique. Justement, ce qui se dessine, à l’air du tout disponible, tout de suite, pour rien, c’est un fossé qui se creuse entre une offre qualitative et élitiste pour un public restreint, capable d’y mettre le prix, et un produit dégradé et appauvri pour le plus grand nombre. Ou comment « gratuit » ne rime pas avec démocratisation, mais avec exacerbation d’un monde à deux vitesses.

Romain Pigenel


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