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Kafka, Le Château et nous

Par Montaigne0860

Il n’aime pas la métaphore et écrit, dans le silence neigeux du village où l’on s’efforce de le guérir de ses difficultés respiratoires qu’il sait fatales, l’histoire d’un homme à peine nommé (la lettre K est figuration d’un être dont bras et jambes arpentent et désignent le vide) qui veut trouver sa place puisqu’il a été appelé au village en qualité d’arpenteur : il ne sème que troubles et confusions diverses – l’arpenteur est agent d’un remembrement probable, ce qui dans une société rurale est l’équivalent d’une révolution.
Si je ferme les yeux, si je songe à ma propre vie, puis aux images suscitées dans ma mémoire – réussites, hontes, rebuffades – et que je leur accole celles qui sont décrites dans le roman au cours de conversations interminables,  je constate avec étonnement que la superposition joue à plein, jointement de mon réel vécu et des scènes contées dans la fiction. Je ne force pas le trait : les situations sont certes dissemblables, mais le fond de l’affaire correspond en tous points à ce que j’ai éprouvé durant toute ma vie provisoire… Provisoire, voilà bien par exemple la sensation que j’agite en moi lorsque je songe à mon existence, de même que j’ai toujours cru à la réalité d’un château. Je vais tenter d’être clair à propos de ce fameux château : tout enfant rêve d’être fils de roi, château, tout jeune homme espère que la vie le comblera, château, tout homme exige que le monde le reconnaisse tel qu’il est, K. et le château, tout citoyen a été pris dans les rets d’une administration aveugle contre laquelle il a tempêté, château encore, château toujours. (La quasi-totalité des villes et des villages de nos contrées sont dominées par un château ou les ruines d’un ancien bâtiment qui fut le lieu du pouvoir.) Or, nous savons bien que nous ne saurons jamais ce qu’il est advenu de nos rêves, de la grandeur espérée, de même que nous ne saurons jamais si ON nous a admis tels que nous sommes : le château de Kafka n’est pas une métaphore mais un mot qui regroupe tous ces rêves incertains. On notera que « bâtir des châteaux en Espagne » (ce que nous avons pu rêver… c’est incroyable !) se dit dans la langue du texte : « Luftschlösser bauen », mot-à-mot : construire des châteaux en l’air, or, c’est exactement ainsi que K. voit le château et c’est ainsi que le conteur nous le présente. Le héros, K., est un SDF qui ne cherche pas seulement à exercer un métier, il exige qu’on le reconnaisse officiellement : qui n’a rêvé d’être pris pour ce qu’il est réellement, non pas un rôle social seulement, un rouage parmi d’autres, mais un être humain qui devient ce qu’il est dans toutes ses dimensions ?
K. étouffe. Kafka aussi, physiquement c’est sa maladie, mais aussi dans le monde qui l’entoure. Aller au château (qui est le désir central du récit), c’est chercher une justification à sa vie, et je sais bien que cette recherche n’a pas de fin, que tant que respirerai cette quête sera à la fois interminable et vaine. D’où le caractère fragmentaire de l’œuvre, sa non fin qui est la vraie fin de notre existence. Max Brod, l’exécuteur testamentaire et ami de l’écrivain, nous révèle dans une postface ce que Kafka avait envisagé comme fin possible : K. meurt et tandis  que les habitants du village se rassemblent autour de lui, un ordre du château parvient trop tard pour reconnaître l’existence de l’arpenteur. Ironie de toute existence, où tout advient trop tard, comme pour l’homme de la campagne dans la parabole : « Devant la loi ».
Reste le château, notre vrai moteur, forcément imaginaire, et dont Kafka ne fait pas la critique loin de là puisque c’est notre condition, château autour duquel volent des choucas, dont le nom tchèque est Kafka… et lorsque des corbeaux s’abattent dans mon jardin, je souris en pensant au récit de Kafka, comme s’il venait me rejoindre un instant dans le petit silence de mon impasse.


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