Poezibao a mené un entretien avec Vincent
Pélissier, qui a créé et anime la revue fario
(voir une présentation
très détaillée du dernier numéro de la revue en cliquant sur ce lien), et
qui vient de fonder les Éditions fario.
Poezibao : Dans
la
présentation de la revue, sur votre
très beau site, vous écrivez qu’une revue c’est : « la
singularité d’un ton, d’une vision, d’une présence, s’opposant à tout ce que le
monde fabrique d’uniforme et de choses mort-nées. »
Vous est-il possible alors que vient de paraître le huitième numéro de la
revue, dont chaque livraison compte quelque 400 pages, de dégager ce qui
s’affirme comme sa singularité ?
Vincent Pélissier : cette
singularité d'un ton et d'une vision, opposée aux discours et aux stéréotypes
de la communication (politique, scientifique, commerciale, etc), c'est le pari
de la littérature en général, pas seulement celui d'une revue. Tout ce qui
s'écrit n'y atteint pas, et l'uniforme, les modes, les codes, n'épargnent pas
l'écriture dite littéraire. La vibration d'une voix ou la fermeté d'un ton
surgit d'ailleurs parfois là ou on ne l'attend pas, chez un entomologiste ou un
éducateur, je pense à Fabre ou à Deligny dont nous avons publié des textes
inédits. Je crains d'être bien mal placé pour parler de ce qui caractérise fario, je suis dedans, je vois mal.
C'est après-coup, ou d'un dehors, qu'on discerne quelque chose, s'il y a lieu.
Et je suis souvent circonspect devant les déclarations, les manifestes, les
étendards. Mais je peux évoquer quelques généralités, qui ne témoignent
peut-être que d'intentions: j'avais l'idée d'une revue que l'on puisse emporter
pour un voyage,avec des nourritures
assez diverses, dans laquelle puiser selon l'heure ou le ciel. Fario est le fait d'amateurs, elle porte
plus de questions que de réponses. Elle n'est liée à aucune institution, elle
ne procède d'aucune spécialisation, elle est ouverte aux essais, aux
correspondances, aux nouvelles, comme à la poésie, au journal ou au récit. Une
revue doit être un luxe, car c'est un luxe que de pouvoir choisir, inviter,
accueillir. Ce qui anime les choix, devant les textes ? Le sentiment d'une
présence, même si cela ne suffit pas toujours à assurer une maîtrise des
moyens, mais c'est capital. Je crois aussi que les textes que nous publions
sont souvent situés, plus ou moins directement, ils sont d'un lieu, d'une
heure, ils l'assument. Je pourrais plus aisément dire ce qui nous fait écarter
ou refuser un texte: la facilité, l'opacité méthodique, les résidus de sabir, le
trivial comme seule visée, tout ce qui témoigne d'un manque de confiance dans
les mots. Enfin, il me semble que nous n'aurions pas renoncé, dans le choix des
textes ou des images, à quelque chose dont la substance nous échappe le plus
souvent et que l'on pourrait nommer beauté.
Dernier point, fario publie des
textes de volumes très variés: une page, ou cent.
Poezibao : Il
me semble que la revue est articulée autour d’une double exigence, qui au
demeurant n’en fait peut-être qu’une : exigence littéraire, bien entendu,
mais aussi exigence politique au sens le plus noble du mot, réflexions sur le
monde et singulièrement sur ce qui l’a affecté et l’affecte de manière
peut-être irrémédiable, depuis les drames du XXe
siècle jusqu’aux dérives contemporaines. J’en voudrais pour preuve ce dossier
« La Vie qui s’éloigne » dont vous publiez un deuxième volet dans le
numéro 8, avec des textes particulièrement forts de Marcel Cohen et de Claude
Mouchard. Êtes-vous d’accord avec ce point de vue ?
Vincent Pélissier : Tout à fait
d'accord. Il me semble que la double exigence dont vous parlez renvoie à un
double ancrage de la littérature. D'une part elle tient à l'invocation, au
rite, à l'office purificateur, aux sorcelleries: c'est le chant, c'est la grâce
d'un timbre, la scansion d'une cadence, l'ébranlement du rythme, l'envoûtement
de la psalmodie. Elle procède de l'étonnement ancien, de la stupeur devant la
voix, le cri, le visage, au fond devant le fait minuscule d'être là, au monde,
provisoirement, parmi d'autres. D'autre part elle rend compte de ce monde, elle
est tentative de mise en ordre, en sens, des conditions historiques dont elle
est, qu'elle le veuille ou non, qu'elle le sache ou pas, le fruit. Les deux
derniers numéros assemblent des contributions qui témoignent, d'une façon ou
d'une autre, des modes de la domination de masse depuis un siècle. Tentative de
poser la question d'une continuité entre les grandes violences du vingtième
siècle et ce qui nous atteint aujourd'hui, dans les transformations et les convulsions
démentes d'un monde supposé démocratique et pacifié. Faire une revue n'aurait
pas de sens pour moi, si l'écriture devait se résoudre à un jeu ornemental, à
des constructions sans conséquences. Bien entendu, cela n'implique pas un
quelconque "réalisme", c'est de travers parfois que peut se dire le
présent, il faut parfois même "tourner le dos au présent" comme l'a
dit quelqu'un. J'ai la conviction que seules l'élaboration du ton, de la
phrase, sa justesse, peuvent informer en nous le monde. Nous sommes saturés de
données, d'actualités diverses, d'analyses, d'images, et on dirait qu'au lieu
de nous remplir, cette abondance nous épuise, nous disloque, nous vide. Seules,
parfois, quelques pages véritablement écrites, viennent atteindre au coeur, et permettent,
ensemble, de comprendre et de sentir.
Poezibao : Dans
la présentation de la revue, sur le site toujours, vous citez Valéry, puis
Mallarmé, vous avez consacré un dossier à Gracq, vous publiez Réda, Cingria,
Henri Droguet, Antoine Emaz.... Y a-t-il une sorte de besoin de s’appuyer sur
des voix fortes, incontestées ? Est-ce là que vous trouvez ce qui peut, à
contre-courant, dire encore le privilège
du livre ?
Vincent Pélissier : Les voix
fortes ne sont pas toujours incontestables, ni incontestées, heureusement!
Quant à Valéry ou Mallarmé,qu'il m'est
arrivé de citer, ils observent et analysent subtilement leur temps, c'est à
dire hier, et ont la possibilité d'observer et de comprendre des phénomènes qui
nous affectent aujourd'hui, mais à leur début, in statu nascendi. Nous n'avons plus ce loisir: je pense par
exemple à ce que Mallarmé dit du journal, dans son opposition au livre- on
aimerait avoir l'audace de penser à ce qu'il aurait écrit de nos modernes
scintillements d'écran - ou à ce que Valéry perçoit des transformations de la
vie en masse, des villes, de l'effondrement pour l'esprit que constitue la
première guerre mondiale. Ce sont des pensées vivantes: se contenter de les
étudier comme des pièces de musée ou les ignorer, ce serait aussi, par voie de
conséquence, condamner toute œuvre d'aujourd'hui à une rapide obsolescence.
Est-il vain d'entendre ce que Chateaubriand dit d'une ère qui s'ouvre avec
l'avènement simultané de la démocratie et du culte du progrès, lorsque
"l'avenir ne sera plus qu'un éternel présent"? Je ne sais pas si cela
procède d'un besoin de s'appuyer sur des voix fortes, mais pourquoi pas, la
fameuse autorité des "auteurs", oui, si l'on veut, à contre-courant
d'une ivresse de l'intempestif contemporain qui a trop vite conclu à la fin de l'art,
et qui se voue aux seuls moyens de la provocation, ou de
"l'expérimental". Cingria le répète souvent, il est de son temps
parce qu'il est classique.
Mais une revue est une polyphonie et permet aussi de faire lire des auteurs
inconnus, des voix plus jeunes ou qui se cherchent, c'est même une de ses
vocations, et c'est le cas, régulièrement, dans fario.
Poezibao : Vous
venez de fonder les éditions Fario, avec deux premières parutions, un livre de
Gustave Roud et un livre de Pierre Bergounioux. Comment est née l’idée de cette
maison d’édition, comment concevez-vous votre travail d’éditeur. Est-il en
liaison avec la revue, ou bien est-il indépendant ? Combien de livres
pensez-vous publier chaque année ? Enfin, que pouvez-vous dire du choix de
ces deux premiers titres ?
Vincent Pélissier : L'idée
d'une maison d'édition était même là, en latence, avant l'existence de la
revue. Les deux démarches se confondent presque pour moi, ou du moins elles se
conjuguent. La revue publie parfois des textes longs qui ont vocation à exister
ensuite en volume à part. Ou bien une suite de textes parus au fil des numéros
peuvent venir former un ensemble cohérent. Il y a aussi des projets qui
naissent à part, en dehors des textes publiés en revue. Je sais qu'il est d'usage
d'annoncer un plan, un nombre annuel de titres, mais j'avance prudemment, un
pas après l'autre. J'imagine tout de même trois à quatre livres par an dans un
premier temps. Gustave Roud: je voulais symboliquement, commencer avec lui, il
est là, dans la revue, depuis le début. Quand on réunit une poignée
d'enthousiastes, de fêlés, pour fonder une revue, il y a assez rapidement par
tamis successifs la mise en évidence de quelques fondamentaux, de repères
communs: son œuvre en fait partie. C'est l'homme de la fidélité à un lieu en
marge, et c'est aussi un errant, un marcheur nocturne. Il est traversé, au plus
intime, par le sentiment de la perte, par l'effacement d'un paysage humain qui
semblait avoir partie liée avec l'éternité. Et il traverse cette saison du
monde avec un tact inouï. Pierre Bergounioux, je le lis et je l'aime depuis
longtemps, dois-je rappeler avec quelle richesse, quelle ampleur de pensée et
de vision il écrit? Lui aussi parle à partir d'un lieu, d'un point infime du
globe, et de cette limite, puis de son dépassement, il a fait l'instrument
d'une intelligence profonde, fine, de notre débat avec le monde et ses
représentations. Il est là également depuis le début, il est même l'un des tout
premiers à qui je me suis ouvert du projet de revue et, tout de suite, il a
répondu présent.
Poezibao : Que
ce soit pour la revue ou pour les deux livres parus, il est évident que vous
attachez une très grande importance à la qualité matérielle des livres. Vous
donnez d’ailleurs, ce qui est peu courant, tous les détails concernant les
ouvrages, papiers, caractères typographiques, etc. Qu’en est-il de ce
soin-là ? Le sentez-vous comme composante essentielle d’une certaine
approche de la littérature et de ce qui serait le besoin du livre et de la littérature
comme antidote aux méfaits du monde contemporain, à son « train follement
lancé dans la nuit » et à la « rumeur martelée des
attractions » ?
Vincent Pélissier : Il m'arrive
de penser qu'une revue est l'occasion de mettre un peu à mal la division du
travail. J'essaie, avec le concours de gens qui ont un savoir-faire dont je ne
dispose pas, de mettre mon grain de sel dans toutes les opérations, depuis la
conception jusqu'à la diffusion. Oui, il faut du soin, de l'attention, j'aime
le papier, les imprimeries, le petit bloc assemblé dignement. Il va de soi que
le texte prime, mais quel amour est exempt d'une pointe de fétichisme? Même si
la véritable édition originale est celle dans laquelle on a lu quelque chose
une première fois - c'est Proust qui dit ça, les mauvais traitements dans la
façon, si nombreux aujourd'hui, sont un indice de désinvolture quant au contenu
et à la lisibilité. Quand on édite n'importe comment, on peut aussi éditer
n'importe quoi. La forme d'un livre engage. Il m'est arrivé de refuser des
propositions de maquette, pour la revue, qui étaient très réussies, brillantes
même, mais qui transposaient au livre des procédés ou des recettes issues du "marketing",
et qui pour talentueuses qu'elles fussent, faisaient d'une mise en page frappante
un moyen de séduction banale, en trompe l'œil. Le livre, dans son
ensemble, n'échappe pas à la tyrannie du monde marchand. Mais si on a
l'occasion et le privilège de le considérer autrement que comme un produit, de
ne pas lui appliquer les usages de l'emballage ordinaire, on doit le faire.
C'est heureusement le souci de beaucoup d'éditeurs indépendants.
Poezibao : Vous
parlez aussi du « moyen carcéral des connexions » mais vous avez
récemment refondu votre site, dont on ne peut que remarquer et célébrer la
qualité visuelle, la sobriété, l’ergonomie. Doit-on y voir de votre part un
certain pragmatisme ?
Vincent Pélissier : Oui, comme,
aimant tant les chevaux, je monte dans des trains à des drôles de vitesses et
dans toutes sortes d'engins motorisés. Les connexions commencent bien avant
internet, elles commencent avec le téléphone puis la radiophonie. La présence
du monde extérieur, imposée au coeur de la sphère privée, est un trait des plus
saillants de notre condition nouvelle. Condition que nous ne discernons même
plus tant nous sommes plongés dedans, et oublieux. J'insiste: je dis nous, car
il serait illusoire de croire en être indemne, de prétendre qu'on regarde de Sirius.
Le sentiment de soi, de la solitude, du silence, en sont profondément bouleversés.
En ce qui concerne le site, souvenons-nous tout de même qu'il y a quelques
décennies, il n'était pas extraordinaire qu'une revue ou un éditeur dispose au
coeur de Paris d'une librairie, d'une échoppe, d'un lieu où causer. La ville
d'aujourd'hui ne le permet plus, elle tend à reléguer la vie dans ses tunnels
souterrains, dans ses blocs climatisés et sur l'écran des automates. Le site de
la revue est un semblant de vitrine, la seule accessible désormais.
Poezibao : Vous
avez perdu récemment votre père, qui était un grand géographe. Pensez-vous que
la revue a quelque chose à voir avec votre contexte familial, en termes de
transmission, d’attention au monde, à son devenir, à son état ?
Vincent Pélissier : Si la
géographie consiste à faire résonner entre eux des niveaux, des
strates, des temporalités, des règnes divers (minéraux, végétaux, humains)
alors oui. Lecteur, je suis particulièrement sensible à la question de
l'espace, plus exactement à la mise en jeu d'un travail, d'une circulation entre
espace du dehors et espace du dedans. De plus, pour le peu que j'en connais, il
me semble que la géographie, qui se dote pourtant d'outils propres à sa
discipline, reste assez rétive aux généralités abstraites, aux dispositifs
théoriques totalisants, elle renvoie toujours au terrain, au cas par cas. Je ne
sais pas si je m'y tiens toujours mais je ne doute pas d'avoir été invité à
cette disposition. Et puis, comme il était question de l'importance de Gustave
Roud: dans Le repos du cavalier, je
trouve cette phrase: "Regarder vivre, une fois de plus. Une fois de plus
sentir qu'un pays ne se livre pas sans une présence humaine, ni l'homme sans le
pays autour de lui qui l'informa." Je crois que ça pourrait-être une
phrase de géographe.
Poezibao : Quels
sont les principaux problèmes rencontrés par la revue et quel est son principe
de fonctionnement ?
Vincent Pélissier : Pour ce qui
est du principe de fonctionnement, il y a une petite équipe, cinq, six
personnes qui se réunissent, apportent des lectures et des questions, qui
discutent et disputent, échafaudent des plans, parfois fort tard dans
la nuit, donc ce qu'il est convenu d'appeler un comité de rédaction. Je profite
de votre question pour dénoncer les membres du complot, par ordre alphabétique:
François Bordes, Richard Brunner, Jacques Damade, Allan Diet, Marlène Soreda. Après,
je me comporte en véritable autocrate. Imprégné et soucieux tout de même de ces
échanges, des différences ou des désaccords. J'accuse le trait, bien sûr, mais
si ces échanges entre nous sont extrêmement importants, il est aussi
indispensable de pouvoir trancher, de savoir dire oui, ou non, de déterminer
une direction. Il y a également dans la vie d'une revue beaucoup de liens avec
les écrivains, les éditeurs, les libraires, les lecteurs, et bien sûr les
autres revues, j'aimerais citer quelques unes qui me sont chères, et qui m'ont
encouragé, Théodore Balmoral, La
treizième, Nunc, Conférence, La barque. J'en oublie.
Pour ce qui est des problèmes: un premier est très général et se résume à une
question: lit on encore des revues? Admettons que oui. Plus précisément en ce
qui concerne fario, elle reste,
malgré son prix modique au regard des quatre cents pages sur papier vergé,
difficilement accessible pour certains lecteurs, je pense en particulier aux
étudiants. J'aimerais beaucoup la voir dans un grand nombre de bibliothèques,
ça se fait peu à peu, mais trop lentement. Je ne sais peut-être pas m'y prendre
mais il me semble que c'est souvent difficile de contacter un responsable ad
hoc, que les procédures d'achats ou d'abonnements sont complexes.
Poezibao : Quels
sont aujourd’hui vos projets et vos espoirs pour la revue et pour la Maison
d’édition ?
Vincent Pélissier : Le prochain
numéro est prévu pour l'automne, il ne comportera pas cette fois de cahier
thématique. J'y prévois, entre autres, un texte inédit de Sebald. Parmi les
prochains livres, un recueil de proses de Serge Airoldi, en juin, et en octobre
la sortie d'un gros volume, le deuxième tome de L’Obsolescence de l'homme de Gunther Anders. Anders est encore mal
connu en France, ou plutôt il est surtout connu pour ses textes autour
d'Hiroshima et du nucléaire. Mais l'essentiel de sa pensée se tient dans ces
essais d'anthropologie philosophique qu'il a intitulés "L'obsolescence de
l'homme" et qui traitent de notre condition dans les remous profonds de la
civilisation industrielle. Le premier tome a été publié par Ivréa et
l'Encyclopédie des nuisances en 2002. Le second attendait de l'être, des
extraits en sont parus ces dernières années dans Conférence et dans fario.
L'ensemble sera disponible dans quelques mois.