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Saint Suaire= 1355-2010.

Publié le 12 mai 2010 par Toulousejoyce

Sept siècles de vénération et de controverses.

Malgré des recherches scientifiques ininterrompues, le linceul de Turin continue d'intriguer par le caractère unique et inexplicable de son image, qui suscite la vénération de millions de chrétiens.

Ce dimanche 2 mai, pour la première fois de son pontificat, Benoît XVI s'est agenouillé devant le Saint Suaire de Turin, comme plus d'un million et demi de pèlerins le feront durant cette nouvelle ostension, depuis le 10 avril et jusqu'au 23 mai. Le pape a longuement médité sur cette « icône écrite avec le sang », dans laquelle « nous voyons, comme dans un miroir, nos souffrances dans celles du Christ ». (lire notre compte rendu de cette visite)

L'Église ne reconnaît pas formellement l'authenticité du linge de Turin, cependant elle vénère avec un infini respect, selon les mots de Jean-Paul II à sa visite de 1998, « ce Suaire qui, selon la tradition, aurait enveloppé le corps de notre Rédempteur lorsqu'il fut déposé de la croix ».

Dix ans après l'épreuve controversée du carbone 14 qui, sans assez de précaution, datait le tissu entre 1260 et 1390, le pape polonais confiait ce « défi à l'intelligence » à l'étude « sans préjugés » des scientifiques, pour répondre aux « interrogations liées à ce Suaire ».

Les interrogations sont nombreuses, en effet, autour de ce linge, qui, depuis sa réapparition en 1355, n'a cessé d'intriguer et de fasciner. Ce tissu en lin blanc, de 4,36 sur 1,10 mètre, présente une double image : d'une part des tâches de sueur et de sang ; d'autre part, formée ultérieurement, la silhouette indistincte, de dos et de face, d'un homme supplicié et nu. Depuis qu'on en connaît l'existence, les chrétiens n'ont cessé de le vénérer. Mais l'époque moderne a ravivé les interrogations sur son authenticité et sur la nature de cette seconde image, unique au monde, sur la formation de laquelle nul n'a jamais pu fournir d'explication satisfaisante.

Deux livres récents font le point sur l'état des connaissances : l'Énigme du Suaire, de Ian Wilson, enquêteur quelque peu égocentrique et qui ne fait pas assez clairement la part des faits et de l'hypothèse, voire du romanesque ; Suaire de Turin, témoignage d'une présence, d'Emanuela Marinelli, est plus concis et rigoureux.

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Ce sur quoi tout le monde s'accorde est l'histoire du Suaire depuis les alentours de 1355, quand le croisé Geoffroy de Charny organise la première ostension du linceul à Lirey, en Champagne. Geoffroy de Charny n'a jamais expliqué comment il avait « conquis » le linceul, mais la suite de l'histoire, l'opposition de l'évêque de Troyes aux ostensions suivantes, le soutien du pape Clément VII à ces présentations de « la figure ou représentation du suaire de Notre Seigneur Jésus-Christ », puis la vente du Suaire, en 1453, par la petite-fille de Charny à la maison de Savoie sont bien documentés. Dès lors, le Suaire réside principalement à Chambéry, où il échappe de peu à un incendie, en 1532, dont il porte encore les stigmates. En 1578, il est déplacé à Turin ; une chapelle y est construite à son intention, où il manquera de brûler en même temps qu'elle, en 1997. Entre-temps, en 1983, il était devenu la propriété du pape, Humbert II de Savoie ne se fiant pas à son erratique héritier pour assurer la garde d'un bien aussi précieux.

Mais que s'est-il passé durant les treize siècles qui séparent la mort du Christ et la réapparition du Suaire à Lirey ? Pour les sceptiques, cette éclipse appuie la thèse du faux médiéval. Les partisans de l'authenticité, en revanche, notent que l'histoire garde la trace, dès les premiers siècles, d'un tissu réputé porter l'empreinte physique de Jésus. Il apparaît à Édesse (l'actuel Urfa en Turquie), où la tradition précise qu'il aurait été apporté, dès le Ier siècle, par Thaddée, un disciple du Christ, dans ce royaume dont l'histoire atteste qu'il se convertit au christianisme au plus tard au IIe siècle. Cette Image d'Édesse, mentionnée par d'innombrables documents d'époque, est un tissu où se serait miraculeusement imprimé le visage du Christ ; elle est dite acheiropoïétique, c'est-à-dire non faite de main d'homme. Probablement à cause d'un retour du paganisme, il n'est plus question de l'Image durant quelques siècles ; elle réapparaît dans les chroniques, pour n'en plus sortir, au début du VIe siècle.

Or, à peu près à cette époque, l'imagerie du Christ change radicalement : le jeune homme imberbe et bouclé laisse la place à un homme barbu, de type sémite, à la longue chevelure. On a relevé plus d'une quinzaine de traits qui reviennent constamment, sur les reproductions de l'image d'Édesse comme sur les Christ pantocrator qui prolifèrent en Orient : ils se retrouvent tous sur le linceul de Turin. Parmi les plus troublants : une mèche à deux branches sur le front, qui correspond à une tache de sang sur le linceul en forme de 3 inversé ; deux marques sur le front, l'une en forme de U, surmontant une plus petite en V,qui ne peuvent s'expliquer que par leur présence sur le Suaire ; le nez fort, les pommettes saillantes et les yeux globuleux ; la barbe bifide. Sans l'influence du Suaire, comment expliquer par exemple qu'une monnaie de l'empereur Justinien II, qui régna sur Byzance de 685 à 695, figure un Christ au visage tuméfié?

En 944, l'Image d'Édesse est conquise et transférée à Constantinople. Mais en 1204, lors du sac de la ville, elle disparaît sans laisser de traces. Durant ces trois siècles, l'image est de plus en plus souvent évoquée comme représentant le corps du Christ, et non plus seulement son visage. Si, auparavant, on n'a souvent mentionné que celui-ci, ce peut être parce que le tissu était plié de façon à ne laisser apparaître que le visage, de fait la partie la plus marquante, ce que suggère le mot tetradiplon (doublé en quatre) qui lui est parfois appliqué. Mais dès 769, le pape Étienne III en parle comme un linge où l'on peut voir « non seulement [le] visage [du Christ] mais aussi la stature de son corps ». Si l'Image d'Édesse et le suaire ne font qu'un, qu'est-il advenu du linge entre son vol en 1204 et sa réapparition à Lirey en 1355 ? Certains notent que Geoffroy de Charny a épousé une descendante d'Othon de La Roche, chef croisé qui a participé au sac de Constantinople. Les plus romanesques relèvent qu'il est l'homonyme d'un templier brûlé en 1314 en même temps que le grand maître Jacques de Molay, et que l'une des accusations qui leur étaient faites était d'adorer une tête d'homme barbu...

La première photo révèle que l'image est un négatif

Parallèlement à ces découvertes historiques eurent lieu de nombreuses recherches sur la nature même de l'image. Cette ère scientifique s'ouvre en 1898 lorsque Secondo Pia, photographiant le suaire pour la première fois, découvre avec stupeur que le négatif de ses photos donne une image beaucoup plus précise et doit se rendre à l'évidence : l'image présente sur le tissu a toutes les caractéristiques d'un négatif, et c'est donc sur les négatifs qu'elle apparaît en positif, la silhouette indistincte y prenant l'apparence d'un véritable portrait, d'un réalisme saisissant. Découverte que Paul Claudel n'hésite pas à qualifier de « seconde résurrection ». « Plus qu'une image, c'est une présence », écrit-il.

Un premier pan de recherches porte sur la conformité de l'image du Suaire au récit de la Passion. Il en résulte que l'image est celle d'un homme d'environ 1,78 mètre, âgé de 30 à 35 ans. Il a été frappé au visage et flagellé à la romaine, de plus de cent coups de fouet lesté de boules de plomb. Sa tête a été recouverte d'épines, un supplice inconnu en dehors des Évangiles. Il a porté un objet pesant sur ses épaules, et est tombé plusieurs fois à terre : le tissu garde des traces d'une poussière (comme aussi de pollens) typique du Proche-Orient. Il est mort de crucifixion, et les clous n'ont pas été plantés dans les paumes des mains comme on le représentait au Moyen Âge, mais dans les poignets, ce que des études modernes ont révélé comme la seule méthode praticable - comme elles ont prouvé que ses pouces rétractés étaient un effet de la crucifixion. Son sang comporte un excès de bilirubine, comme il est normal en cas de grande souffrance. Il a reçu un coup de lance au côté d'où ont jailli « du sang et de l'eau » (en réalité du sérum) comme l'Évangile de Jean en « rend témoignage [...] pour que vous aussi vous croyiez », phrase qui n'a pas de sens en dehors de l'existence du Suaire, car en quoi ce détail aurait-il le pouvoir de nous faire croire ? Le coup épouse l'exacte forme d'une lance romaine, et a été porté, non au coeur, mais à droite, là où les légionnaires romains étaient entraînés à frapper. Le corps n'a pas été lavé, comme celui de Jésus et, comme lui, a reposé moins de quarante heures dans le linceul. On ne sait comment il en a été retiré, tissu et sang ne présentant aucun signe d'arrachement.

Un linge représenté sur une miniature du XIIe siècle

Comment s'est produite l'image du corps ? Issue de l'oxydation de la cellulose du lin, elle est d'une planéité parfaite, et l'empreinte du dos ne trahit pas le poids du corps. Tout se passe comme si celui-ci avait projeté son image par rayonnement sur le linge parfaitement tendu. L'image est par ailleurs tridimensionnelle, la densité du lin oxydé étant strictement proportionnelle à la distance entre les différentes parties du corps et le tissu tendu. C'est ce qui a permis à l'informatique de réaliser une image en relief de l'homme du suaire.

Tout cela rend impossible que le Suaire ait été un faux médiéval, comme on l'a déduit hâtivement des résultats du carbone 14. Il faut se souvenir que cette méthode de datation n'est pas infaillible, qu'un de ses principaux artisans a mis en garde contre la contamination possible par simple fumée de cigarette, alors que le Suaire a subi plusieurs incendies et que les échantillons ont été prélevés dans une zone souvent manipulée lors des ostensions. De fait, dater le tissu du XIVe siècle revient à contredire toutes les autres recherches, et notamment la découverte d'un manuscrit du XIIe siècle, le Codex Pray, qui représente très clairement le Suaire, et le corps supplicié du Christ, avec des détails qui ne peuvent être révélés que par l'examen du tissu. Quant au faussaire, il faudrait qu'il ait possédé une connaissance révolutionnaire de la médecine, mais aussi de la science, de façon à y incorporer tous les détails inconnus à l'époque mais indispensables à rendre son faux vraisemblable six siècles plus tard : il lui aurait fallu anticiper l'invention de la photographie, mais aussi imprimer une image par un procédé inconnu de tous, n'utilisant ni colorant ni pinceau... Hypothèse si délirante qu'il a fallu imaginer, pour la faire avaler, que le faussaire ne fût autre que Léonard de Vinci... né un siècle après la première ostension !

Puisque la formation de l'image reste inexplicable dans les deux cas, l'hypothèse que le linceul soit véritablement celui de Jésus apparaît, en comparaison, bien plus vraisemblable. Quoi d'extraordinaire à ce que les chrétiens, depuis toujours attachés aux reliques, aient conservé cet exceptionnel témoignage de la passion du Christ ? S'il s'agissait de n'importe quel autre personnage historique, nul ne douterait de son authenticité. Mais voilà, il s'agit du Christ, qui, depuis l'origine, est pour les hommes un « signe de contradiction ». Et d'une image dont le mariage d'insupportable souffrance et d'infinie sérénité, de fragilité et de majesté mérite bien qu'on ait pu la qualifier de « cinquième évangile ». Laurent Dandrieu

L'Énigme du Suaire, de Ian Wilson, Albin Michel, 418 pages, 22,50 €.

Suaire de Turin, témoignage d'une présence, d'Emanuela Marinelli, Pierre Téqui Éditeur, 142 pages, 14,90 €.

Lu sur Valeurs Actuelles

Les "curétons" se rebiffent

LA PASSION DU CHRIST
SELON LE SAINT SUAIRE DE TURIN

LES PLAIES DU CHRIST

« Pilate prit Jésus et Le fit flageller. » (Jn 19, 1)

Silhouette dorsale

La flagellation du Seigneur, personne ne l'avait imaginée dans toute son ignominie, telle que nous la voyons ici représentée. Peut-être le laconisme des Évangélistes s'explique-t-il par l'horreur que leur inspirait le souvenir de ce supplice infligé à Jésus (Mc 15, 15 ; Mt 27, 26 ; Jn 19, 1). Selon les témoignages littéraires, le condamné était entièrement dévêtu et attaché à une colonne. C'est pourquoi on parle traditionnellement de " la colonne de la flagellation ". Mais si Jésus avait eu ainsi les bras élevés, attachés au sommet d'un fût de colonne, il aurait eu au moins la poitrine à l'abri des coups. Ici nous voyons les coups pleuvoir sur les épaules, sur le dos, les reins, les cuisses, les mollets ; mais aussi par-devant : nous en comptons les traces sur la poitrine et sur la face antérieure des jambes.

Le flagrum, un manche avec deux ou trois lanières lestées de petites haltères en plomb, était manié par un bourreau qui tournait autour de sa victime, ou bien par deux bourreaux, dont l'un frappait à revers. Jésus a perdu beaucoup de Sang, pour une raison que saint Luc est le seul à mentionner, « avec une précision de clinicien tout à fait indépassable », écrit le docteur Barbet ; peut-être parce qu'il avait interrogé saint Jean, le disciple bien-aimé qui ne dormait pas au mont des Oliviers :

« Entré en agonie, il priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » (Lc 22, 44)

Barbet reconnaissait les symptômes de l'hématidrose, phénomène clinique rare, mais bien connu des médecins, causé par un profond ébranlement moral, précisément celui dans lequel nous voyons Notre-Seigneur plongé au cours de l'agonie de Gethsémani, lorsqu'Il prévoit d'avance, dans le détail, les souffrances qui L'attendent ; et surtout lorsqu'Il se remémore la masse effroyable de NOS péchés, et qu'Il s'en revêt en présence de son Père, les prenant sur Lui pour les expier. Une agonie morale, un combat mortel entraîne ce symptôme physiologique d'une hémorragie sous-cutanée : le sang se mêle à la sueur et forme avec elle des petites boules sortant par les pores de la peau et roulant littéralement sur l'ensemble du corps, « roulant jusque par terre », écrit saint Luc.

Ainsi préparée par ces millions de petites hémorragies intradermiques, la peau devient beaucoup plus fragile et sensible aux coups qui vont venir ensuite. Infiltrée de sang, attendrie, elle se fend sous les coups des balles de plomb et commence à se détacher et à pendre en lambeaux. Tandis que les lanières proprement dites laissent de longues traces livides, bleus d'ecchymoses sous-cutanées que l'on observe avec émotion aux ultraviolets. Impossibles à dénombrer, elles marquent l'ensemble du corps.

La flagellation a entraîné la plus grave hémorragie subie par Jésus, elle-même cause de toutes les autres ; lorsque les soldats Lui retirent cette chlamyde de dérision qu'ils ont jetée sur ses épaules après la flagellation, pour Lui remettre ses vêtements, et lorsqu'ils le dépouillent de nouveau au pied de la Croix : chaque fois, le sang ruisselle !

« Voici votre roi. » (Jn 19, 14)

Il est manifeste que Jésus a été coiffé par une sorte de bonnet d'épines. Ce traitement, unique dans tous les témoignages que nous pouvons avoir sur la crucifixion dans l'Antiquité, est l'écho direct du dialogue de Pilate avec Jésus revendiquant hautement sa Royauté messianique. Les soldats chargés de Le flageller l'avaient entendu répondre : « Tu le dis : je suis roi. » (Jn 18, 37) Ils en témoignent de cette cruelle façon.

Ils n'ont pas eu de peine à se procurer « un fagot de bourrée, de ces arbrisseaux qui foisonnent dans les buissons de la banlieue » de Jérusalem, écrit Barbet ; « c'est souple et ça porte de longues épines, beaucoup plus longues, plus aiguës et plus dures que l'acacia ». Ils en ont tressé « une espèce de fond de panier », qu'ils Lui appliquent sur le chef en rabattant les bords et en serrant le tout avec un bandeau de joncs tordus. Voilà toute la tête prisonnière, enserrée de la nuque au front dans ce casque, et les épines pénètrent dans le cuir chevelu qui saigne abondamment. De longs ruisseaux de sang ont coulé sur le front, et les traces qu'ils ont laissées sur le Suaire montrent qu'ils ont rencontré l'obstacle du bandeau de joncs. [...]

Le " bandeau de jonc " est actuellement conservé à Notre-Dame de Paris sous le nom de " Couronne d'épines ". Il reçoit de cette étude une preuve d'authenticité très certaine. En effet, il est remarquable que cette relique ne porte pas d'épines ; si c'était un faux fabriqué au Moyen Âge, le faussaire lui aurait certainement mis des épines.

« Portant sa Croix. » (Jn 19, 17)

Par-dessus les blessures de la flagellation, on observe les traces de l'abrasion d'un fardeau qui a pesé sur les omoplates : vestige du portement de Croix que personne n'avait imaginé de cette façon. Jésus n'a pas porté la Croix tout entière, comme le représentent généralement les artistes. Les lieux d'exécution étaient plantés par avance du poteau vertical, appelé stipes crucis, et la poutre horizontale, appelée patibulum, était chargée sur les épaules du condamné. Écrasant fardeau. Jésus trouve dans l'amour qu'Il nous porte et sa volonté de nous sauver l'énergie de le charger sur ses épaules déjà meurtries par une flagellation qui aurait dû le tuer.

Depuis la forteresse Antonia jusqu'au sommet du mont Calvaire, le chemin à parcourir était de six cents mètres environ. Jésus les a parcourus pieds nus. Le sol est raboteux, semé de cailloux, très accidenté, même à l'intérieur des remparts. En 1978, des scientifiques américains ont brusquement rencontré le douloureux cortège, sur ce chemin du Calvaire, lorsqu'ils ont retrouvé de la boue incrustée entre les fibres au niveau des genoux et à l'extrémité du nez, comme on pouvait s'y attendre. Jésus mettant péniblement un pied devant l'autre s'est effondré plusieurs fois, tombant sur ses genoux qui ne sont plus qu'une plaie. Enfin, Jésus s'est encore étalé de tout son long, absolument épuisé, et sans pouvoir Se protéger le Visage du contact brutal avec le sol. [...]

« Ils le crucifièrent. » (Jn 19, 18)

Arrivé au sommet du mont Calvaire, Jésus est mis en croix. Comment imaginer une telle scène ? Par l'étude attentive des " Cinq Plaies " « creusées », comme dit le Psaume 22, selon la version grecque des Septante, aux mains et aux pieds de Jésus, ainsi qu'à son Cœur. Sur son Linceul, nous n'en voyons que quatre, parce que celle du poignet droit est cachée sous le poignet gauche.

Ce sont les plaies d'un crucifié cloué aux mains et aux pieds comme d'innombrables condamnés de l'Antiquité, du moins jusqu'à Constantin exclusivement. La vérité oblige à dire que nous ne savons rien sur ce supplice aboli depuis le IVe siècle, rien d'autre que ce que les travaux de Barbet ont découvert sur le Saint Suaire. [...]

En effet, l'empereur Constantin abolit, en l'honneur de Notre-Seigneur, ce supplice affreux, réservé aux droits communs, aux esclaves, aux prisonniers politiques, tel ce Yehohanan ben Hagqôl, dont les archéologues israéliens ont retrouvé en 1968, aux environs de Jérusalem, le talon transpercé d'un clou. L'homme avait été crucifié en l'an 70 ap. J.-C., pendant la Guerre juive, donc quarante ans après Jésus, sans doute parmi les centaines de ces malheureux juifs « soumis, avant de mourir, à toutes sortes de tortures, puis crucifiés face au rempart », qui apitoyaient Titus lui-même au dire de Flavius Josèphe (Guerre juive 5, 449-451).

Jésus, lui, ne nous a pas laissé son squelette, mais son Linceul taché de son Précieux Sang. Cette magnifique pièce de lin atteste qu'après avoir été exécuté comme un brigand, il a été enseveli comme un prince ! [...]

« Ils ont percé mes mains et mes pieds. » (Ps 22, 17)

Jésus a d'abord été dépouillé de ses vêtements. Supplice atroce : « Avez-vous jamais enlevé un premier pansement mis sur une large plaie contuse et desséché sur elle ? Ou avez-vous subi vous-même cette épreuve qui nécessite parfois l'anesthésie générale ? Si oui, vous pouvez savoir un peu de quoi il s'agit. Chaque fil de laine est collé à la surface dénudée, et, quand on le soulève, il arrache une des innombrables terminaisons nerveuses mises à nu dans la plaie. Ces milliers de chocs douloureux s'additionnent et se multiplient, chacun augmentant pour la suite la sensibilité du système nerveux. Or, il ne s'agit pas ici d'une lésion locale, mais de toute la surface du corps, et surtout de ce dos lamentable ! Les bourreaux pressés y vont rudement. Peut-être cela vaut-il mieux, mais comment cette douleur aiguë, atroce, n'entraîne-t-elle pas la syncope ? Comme il est évident que, d'un bout à l'autre, Il domine, Il dirige Sa Passion ! »

Couvert de sang et de blessures, Jésus est étendu à terre, les épaules couchées sur le patibulum. Les plaies de son dos, des cuisses, des mollets s'incrustent de poussière et de menus graviers.

« Porte ton doigt ici et vois mes mains. » (Jn 20, 27)

« Les bourreaux prennent les mesures. Un coup de tarière, pour amorcer les trous des clous dans la poutre. Les mains, ils le savent, seront faciles à percer, mais les clous entrent moins facilement dans le bois. » Puis « l'horrible chose commence. Un aide allonge l'un des bras, le bourreau prend son clou », un long clou pointu et carré, un " clou de la Passion ", de huit millimètres de côté près de sa grosse tête : « Il le pique sur le poignet, dans ce pli antérieur, qu'il connaît d'expérience. » [...]

« Un seul coup de son gros marteau : le clou est déjà fiché dans le bois, où quelques coups énergiques le fixent solidement. Jésus n'a pas crié. » Mais son Visage s'est contracté et son pouce, d'un mouvement violent, impérieux, s'est fermé dans la paume, comme Barbet l'a vu sur les bras fraîchement amputés, et donc encore vivants, de la salle de dissection de l'hôpital Saint-Joseph. De fait, chacune des deux mains, si belles et fines, paraît ne compter que quatre doigts, d'ailleurs admirablement reportés sur le Linge. Les pouces sont en opposition, cachés dans les paumes. Barbet l'a compris en disséquant : « Son nerf médian a été touché. Mais, alors, je ressens ce qu'Il a éprouvé : une douleur indicible, fulgurante, qui s'est éparpillée dans Ses doigts, a jailli, comme un trait de feu, jusqu'à Son épaule et éclaté dans Son cerveau. C'est la douleur la plus insupportable qu'un homme puisse éprouver, celle que donne la blessure des gros troncs nerveux. Presque toujours, elle entraîne la syncope et c'est heureux. Jésus n'a pas voulu perdre connaissance. Encore, si le nerf était entièrement coupé. Mais non, j'en ai l'expérience, il n'est que partiellement détruit ; la plaie du tronc nerveux reste en contact avec ce clou ; et sur lui, tout à l'heure, quand le corps sera suspendu, il sera fortement tendu comme une corde à violon sur son chevalet. Et il vibrera à chaque secousse, à chaque mouvement, réveillant la douleur horrible. »

« L'autre bras est tiré par l'aide ; les mêmes gestes se répètent, et les mêmes douleurs. Mais cette fois, songez-y bien, Il sait ce qui L'attend. Il est maintenant fixé sur le patibulum, qu'Il suit étroitement des deux épaules et des deux bras.

« " Allons, debout ! " Le bourreau et son aide empoignent les bouts de la poutre et redressent le condamné, assis d'abord, puis debout. Et puis, Le reculant, L'adossent au poteau », le pieu vertical, stipes crucis (gibet de la croix), d'avance planté sur les lieux d'exécution. « Mais c'est, hélas, en tiraillant sur Ses deux mains clouées et en exacerbant la douleur des médians. D'un grand effort, à bout de bras, mais le stipes n'est pas très haut, rapidement, car c'est bien lourd, ils accrochent d'un geste adroit le patibulum en haut du stipes. À son sommet, quelques clous fixent le titulus écrit en trois langues.

« Le corps, pendant, n'est soutenu que par les clous plantés dans les deux carpes. Il pourrait tenir sans rien d'autre. Le corps ne se déplace pas en avant. Mais la règle est de fixer les pieds. » [...]

« En utilisant un clou de vingt centimètres, à section carrée de huit millimètres de côté, écrit le docteur Pierre Mérat, nous avons cherché ce passage à la main, dans la partie saillante du dos du pied, sans marteau afin de ne briser aucun os, conformément à l'Écriture (Jn 19, 36). En vain.

« C'est alors que songeant à la position de contrainte probablement infligée par les bourreaux à ces pieds qu'ils voulaient appliquer solidement sur le bois, nous avons fléchi le pied de notre sujet de dissection, et nous avons alors senti le clou s'enfoncer assez facilement, au point que deux coups de marteau ont suffi pour le faire apparaître à la plante. Nous avons reporté la pointe du pied sur la même région de l'autre pied, qui fut traversé de la même façon. La dissection a montré le passage du clou entre le deuxième et le troisième os cunéiforme du tarse, en avant du scaphoïde, à l'emplacement visible sur un calque radio. Les os n'étaient pas brisés, tout au plus légèrement marqués par le passage du clou sur le cartilage ». [...]

Avec la permission de notre ami, nous avons aussitôt dénommé « espace de Mérat » l'espace anatomique découvert par lui à l'école du Saint Suaire. La conclusion de Barbet reçoit de cette nouvelle preuve expérimentale une éclatante confirmation, sans réplique possible :

« Toutes les images sanguines coïncident, sans exception, et d'une façon étonnamment précise, avec la réalité anatomique. C'est cet ensemble serré, disons même cette unanimité de véracité, qui constitue une présomption de vérité équivalant à une certitude. S'il y avait une seule exception, je pourrais hésiter et ne pas accorder au Linceul une confiance, qui est allée en augmentant au fur et à mesure de mes expériences. Et cette confiance s'affermit encore, lorsque je vois le caillot du poignet, au lieu d'évoquer une seule coulée verticale, en démontrer nettement deux, séparées qu'elles sont par une distance angulaire. Ceci coïncide manifestement avec ce que nous savons expérimentalement, hélas ! de la mort par asphyxie et des efforts de redressement faits par le Crucifié. Il faudrait se crever les yeux, pour ne pas voir dans toutes ces images sanguines le pur effet de la réalité. »

« J'ai soif ! » (Jn 19, 28)

Hissé sur son gibet, Jésus s'est affaissé, tirant sur ses bras qui s'allongent, les omoplates raclant douloureusement sur le bois, la nuque heurtant le patibulum. Dans ce mouvement, les pointes acérées de sa couronne d'épines ont déchiré un peu plus le cuir chevelu. Ce " chapeau " l'empêche de reposer sa pauvre Tête sur le bois ; elle penche donc en avant, et chaque fois qu'Il la redresse, Il réveille les cruelles déchirures.

Après tant de tortures, pour ce Corps épuisé, l'immobilité semble presque un repos. Ses traits sont tirés, sa figure hâve est sillonnée de sang qui se coagule partout. Il a soif ! Il le dira tout à l'heure, non pas pour se plaindre mais « pour accomplir l'Écriture », note saint Jean (Jn 19, 28). « Mon palais est sec comme un tesson, et ma langue, collée à la mâchoire. » (Ps 22, 16)

Sa bouche est entrouverte et sa lèvre inférieure déjà commence à pendre ! Un peu de salive coule dans sa barbe, mêlée au sang qui coule de son nez. Sa gorge est sèche et embrasée ; Il ne peut même plus déglutir le peu de salive qui Lui reste ! Il n'a rien mangé ni bu depuis... combien de temps ? Et perdu tant de Sang...

Soudain, le voici saisi de crampes ! De proche en proche, une tétanie généralisée contracte tous les muscles de son Corps, diagnostiquée par le regard exercé du médecin : la tête est penchée en avant, comme nous la voyons sur la silhouette faciale, parce que les muscles inspirateurs sont contractés par cette tétanie dans laquelle Jésus est mort finalement. Les filets de sang, le long des bras, dessinent, en les contournant, les contractures des muscles des bras et des avant-bras. Les cuisses elles-mêmes sont déformées par les mêmes saillies monstrueuses, rigides. Les muscles du ventre se raidissent en vagues figées ; puis les intercostaux, puis les muscles du cou et les muscles respiratoires.

Les deux grands pectoraux, qui sont les plus puissants muscles respiratoires, sont en contraction forcée, élargis et remontés vers les clavicules et vers les bras. Toute la cage thoracique est elle-même remontée et fortement distendue en inspiration forcée, le creux de l'estomac est enfoncé, déprimé par cette élévation et par cette distension du thorax en avant et en dehors. Toute la masse abdominale est refoulée vers le bas par le diaphragme : voyez, au-dessus de ses mains croisées, saillir le bas-ventre.

Tels sont les symptômes indubitables de la tétanisation et de l'asphyxie : « L'air entre en sifflant mais ne sort presque plus. Il respire tout en haut, inspire un peu, ne peut plus expirer. Il a soif d'air. C'est comme un emphysémateux en pleine crise d'asthme. Sa figure pâle a peu à peu rougi ; elle passe au violet pourpre et puis au bleu. Il asphyxie. Ses poumons gorgés d'air ne peuvent plus se vider. Son front se couvre de sueur, ses yeux exorbités chavirent. Quelle atroce douleur doit marteler son crâne ! Il va mourir. »

Eh bien ! non, ni la soif, ni l'hémorragie, ni l'asphyxie, ni la douleur n'auront raison de ce corps athlétique d'un Dieu Sauveur ! Et s'Il meurt avec ces symptômes, Il ne mourra vraiment que parce qu'Il Le veut bien, ayant ce pouvoir, comme Il L'avait annoncé, de « déposer sa vie et de la reprendre ». C'est précisément cette mort volontaire qui fera proclamer tout à l'heure par le centurion qui observe un peu à part avec une attention déjà respectueuse : « Cet Homme est vraiment le Fils de Dieu. » (Mt 27, 54)

En effet, à quoi ont-ils assisté, lui et son escouade, avec Marie, la Mère de Jésus qui se tient là debout, et saint Jean et les saintes femmes ? Nous voyons la scène comme si nous y étions : lentement, d'un effort surhumain, Il a pris appui sur le clou de ses pieds ; les cous-de-pied et les genoux s'étendent peu à peu, et le corps par à-coups remonte, soulageant la traction des bras, mais au prix de douleurs effroyables car les nerfs médians frottent sur le clou. Du coup la tétanie régresse, les muscles se détendent, tout au moins ceux de la poitrine, les poumons se dégorgent de l'air vicié qui les remplissait et bientôt la pauvre figure tuméfiée, toute sanglante et déformée a retrouvé sa pâleur ordinaire. Surtout, Il a retrouvé son souffle ! Pour quoi faire ? Pour parler. Pour articuler quelques paroles d'une voix mourante : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ! » (Lc 23, 34)

Et puis, à peine cela dit dans un effort surhumain, son corps commence à redescendre, et la tétanie reprend. À sept reprises, Il se dresse et il parle, entre deux asphyxies, au prix de douleurs indicibles, car chaque mouvement retentit dans ses mains, irritant les nerfs médians. Ces mouvements successifs d'affaissement et de surrection ont laissé une trace visible sur le Linceul : ce sont ces deux filets de sang qui font un angle aigu de quelques degrés sur le poignet gauche. Un côté correspond à l'écoulement du sang en position d'affaissement, le bras faisant alors un angle de 65 degrés avec la verticale ; l'autre correspond à l'écoulement du sang en position de surrection, le bras faisant alors un angle de 70 degrés avec la verticale. Ces redressements et abandons successifs, « c'est l'asphyxie périodique du malheureux qu'on étrangle et qu'on laisse reprendre vie, pour l'étouffer plusieurs fois. »

Il faut ajouter à la soif, aux crampes, à l'asphyxie, aux vibrations insupportables des deux nerfs médians, l'infection des plaies, et ces mouches affreuses, de grosses mouches vertes et bleues qui tourbillonnent autour de son Corps et brusquement s'abattent sur l'une ou l'autre plaie, pour en pomper le suc et y pondre leurs oeufs. Elles s'acharnent au Visage ; impossible de les chasser !

Et pas une plainte, sinon à son Père doucement : « Eli, Eli, lamma sabactani. Mon Père, Mon Père, pourquoi m'avez-Vous abandonné ? » (Mc 15, 34)

Et soudain, sachant que « tout est consommé » (Jn 19, 30), il poussa de nouveau un grand cri : « Mon Père, Je remets mon âme entre vos mains ! » (Lc 23, 46) Enfin, « inclinant la tête, Il a rendu l'Esprit. » (Jn 19, 30) [...]

Sa tête s'est penchée, droit devant Lui, le menton sur le sternum, comme nous le voyons sur la silhouette faciale : la tête nettement fixée en inclinaison antérieure, « visage détendu, rasséréné, que malgré tant d'affreux stigmates illumine la majesté très douce de Dieu qui est toujours là ».

Jésus est mort quand Il l'a voulu. Il est mort dans un miracle, et c'est bien ce qui arrache au centurion sa profession de foi : « Oui, vraiment cet Homme était Fils de Dieu ! » (Mt 27, 54)

« Du sang et de l'eau. » (Jn 19, 34)

Dernière révélation d'une souffrance que nous ne soupçonnions pas, qu'il faut donc ajouter rétrospectivement à toutes les autres. Les soldats brisent avec une masse de fer les cuisses des larrons. Ils pendent maintenant lamentablement et, comme ils ne peuvent plus se soulever sur leurs pieds, la tétanie et l'asphyxie les auront bientôt achevés. « Mais venant à Jésus, écrit saint Jean, seul témoin oculaire de la scène, comme ils virent qu'Il était déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes, mais l'un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l'eau. » (Jn 19, 33-34)

Barbet voit en praticien le « geste tragique et précis » : « Il a levé la hampe de la lance et d'un seul coup oblique au côté droit, il l'enfonce profondément. » Lui-même a répété l'expérience sur plusieurs corps d'autopsie, puis il a disséqué : « Jean l'a bien vu et moi aussi, et nous ne saurions mentir : un large flot de sang liquide et noir, qui a jailli sur le soldat et peu à peu coule en bavant sur la poitrine, en se coagulant par couches successives. Mais en même temps, surtout visible sur les bords, a coulé un liquide clair et limpide comme de l'eau. Voyons, la plaie est au-dessous et en dehors du mamelon (5e espace), le coup oblique. C'est donc le sang de l'oreillette droite et l'eau sort de son péricarde. Mais alors, mon pauvre Jésus, votre Cœur était comprimé par ce liquide et Vous aviez, en plus de tout, cette douleur angoissante et cruelle du cœur serré dans un étau. »

En bouquet spirituel, une parole sublime de sainte Thérèse de la Sainte-Face inspirera notre prière : « Ô Jésus, laisse-moi Te dire que Tu as fait des folies pour ta petite épouse. » Songeant que toutes ces souffrances, ces douleurs effroyables, Jésus les a, toute sa vie durant, prévues, préméditées, voulues par amour pour elle, pour la sauver, l'âme prédestinée est envahie de cette charité qui embrasa le cœur de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus à l'âge de treize ans, pour la consumer entièrement en quelques années.

« Un dimanche, en regardant une photographie (sic !) de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le Sang qui tombait d'une de ses mains divines, j'éprouvais une grande peine en pensant que ce Sang tombait à terre sans que personne ne s'empresse de Le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de la Croix pour recevoir la divine rosée qui en découlait, comprenant qu'il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : " J'ai soif. " Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive. Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé, et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes. » [...]

Frère Bruno de Jésus
Extrait de la CRC n° 332, Pâques 1997


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