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Tokyo ou tard, on y revient

Publié le 10 mai 2010 par Bertrand Gillet

Chronique de retour du Japon
& tentative d’en dresser un portrait musical

Tokyo est là et nous attend. Vous le croirez ou non mais j’ai toujours rêvé d’écrire cette phrase. Enfin, derrière cette envie d’écrire se cache surtout une curiosité latente pour une ville qui incarne l’idée même de modernité, de futur réel, à notre portée. Forêt hérissée de gratte-ciel, Tokyo est un havre naturel au cœur du pacifique. Une plaie béante, son sang un flot continu de vie et de lumières. Bref, la cité nipponne bouillonne littéralement et ce, que le soleil siège au plus haut ou que la nuit recouvre d’un voile diaphane le vaste espace du ciel. Par où commencer ? Difficile à dire, Tokyo se définissant comme un amalgame d’échoppes d’où s’échappent le parfum boisé des mets les plus raffinés, de pavillons scintillants encadrés par les toris, ces portes menant aux sanctuaires shintos et bouddhistes, de galeries serpentant d’une tour à l’autre où les mains avides s’emparent des objets les plus étranges. Le consumérisme me direz-vous. Certes, mais tout cela capte notre fascination. Le Japon compose avec ces deux variantes, spiritualité et consommation. Et l’assume. C’est sans doute cela qui nous dépasse. Et la musique dans tout cela ? Que dire du rock nippon ou plus globalement du phénomène pop ? Celui-ci ne se cantonne pas à la musique : art, bande dessinée, clips, mode… Il infuse tous les grands domaines de la création. Mais je crois qu’il convient de le dire, de briser la glace, presque un tabou, la pop music ici ne présente qu’un intérêt relatif, tout juste est-elle capable d’illustrer les kilomètres de manga que les maîtres nippons filment dans une sorte de mouvement perpétuel. Et pourtant, j’ai croisé au détour d’une expo à la Mori Tower un exercice de pop contemporaine des plus passionnants. Roppongi Hills. Mori Tower, long phallus de verre à la gloire du Japon libéral. Symbole de fierté plus que de fertilité. C’est là que le compte rendu bascule, révèle la fascinante découverte d’une culture alternative. Mori Art Museum, trois mots qui s’étirent au moment où l’ascenseur ouvre ses portes. Une hôtesse nous guide dans un excès de politesse mesurée. Ma compagne qui est bien sûr du voyage, en observatrice attentive de ma quête, m’invite à un voyage au cœur de la scène artistique japonaise. Nous passons une première porte, sur un mur, un texte d’intention détaille le thème de l’expo « Roppongi Crossing 2010 : Can The Be Art ? ». L’art contemporain est parfois hermétique, bien loin des mes propres considérations personnelles sur la musique, le rock au sens universel du terme. Je ne savais pas qu’un artiste allait attirer mon attention par son sens quasi pataphysique de la création picturale. Non pas que l’œuvre fut audacieuse, radicale, s’extrayant avec aisance du magma inepte des autres créations, bien que certaines me touchèrent d’ailleurs au plus profond de mon âme comme les photographies étranges de Shiga Rieko ou la performance troublante d'Amemiya Yosuke. Non. Aikawa Masaru était parti d’une idée simple : réinventer les œuvres pop. Pour cela, l’artiste se met en quête de repeindre les pochettes dans une sorte de mimétisme troublant, crédible. Puis, il s’attaque au matériau musical. Et là, le décalage se fait. Un exemple bête. Je m’arrête devant l’une des bornes proposant trois options d’œuvres revisitées. Tiens, marrant, je choisis Rubber Soul des Beatles. Drive My Car déboule dans mes oreilles d’un timbre monocorde, la voix coulant dans le micro un yaourt improbable, impassible. GENIAL. Et en même quelque peu absurde. C’est tout bonnement la meilleure seconde version de ce tube incroyable qu’il me fut donné d’entendre. Pire que du John Lennon sous influence Yoko Ono. Et tous les classiques y passent, des Stooges à Iron Maiden en passant par Janis Joplin, Iggy Pop, AC/DC, Bowie, Pink Floyd… Un copiste contemporain, à la fois peintre et musicien, une pop art star. Nan, je déconne, tout cela est anecdotique, à la vérité je n’ai rien vu qui m’ait musicalement bousculé, transcendé. Malgré l’architecture, les hommes et les femmes sublimes, ma source d'étonnement et de joie indicible fut ailleurs. Détail légèrement idiot qui a cependant son importance mais pour m’accompagner dans mes périples, en plus de ma femme aimante et dévouée, j’aime aussi (à un moindre niveau) m’entourer d’éléments matériels importants : un iPod bourré de musique et une palanquée de bouquins. Cette fois-ci, j’avais choisi de me plonger dans les mémoires de Geoff Emerick, l’ingé son des Beatles. Genre, l’ouvrage écrit par un nègre mais au combien passionnant. Je recommande ce pavé de révélations étonnantes sur le mythe beatlesien confiné dans un studio et couchant sur pistes, de Revolver à Abbey Road, l’une des pages les plus exaltantes de l’histoire du rock. Cette prose concise, sobre fourmille de petites histoires autours des morceaux, des amitiés ou des amours qui ont pu contrarier l’aboutissement de certains projets, et l’on ne se lasse pas d’en apprendre sur nos chefs-d’œuvre favoris. Ainsi, en dehors de la légende qui prête à Lennon le design de la pochette du double blanc, celui-ci ayant proposé au reste du groupe le deal en ces termes « Yoko et moi nus ou une pochette blanche », Macca s’empressant de valider la pochette blanche, on préfèrera l’explication plus conceptuelle du White Album, aussi blanc que violent, brut dans sa production, voulu ainsi comme un anti Sgt Peppers. C’est bien simple, ce livre roboratif enrichit à sa manière mon odyssée nippone. Et de quelle manière ! On lisait sur mon visage cet air vaguement exalté et puéril qu’ont les enfants gâtés plongés dans leurs joujoux merveilleux. J’étais heureux d’apprendre que Paul assurait le solo de guitare sur Taxman de Harrison, ouvrant dignement Revolver en 66. Que le réveil qui sonnait en plein milieu de A Day In The Life était complètement fortuit, un des roadies ayant totalement oublié de l’arrêter. Que le montage avec le court morceau central composé par McCartney commençant par ces vers « Woke up, fell out of bed, Dragged a comb across my head… » tenait du pur hasard. Que Paul avait judicieusement choisi de mixer sa voix plus rapidement sur When I’m Sixty-Four afin qu’elle paraisse plus jeune encore. Entre trouvailles réelles et petits accidents d’enregistrement, on se sent comme un privilégier entrant dans la genèse de cette Pop music que les Fab Fours remodelaient à chaque session tel un puzzle perpétuel. Pour autant, ces pages ouvertes que me yeux parcouraient avec gourmandise ne se fermaient pas sur le reste : mon paysage tokyoïte. Il est difficile de restituer une image, je parlerais plus d’un ensemble d’impressions complexes, nimbées, des souvenirs en néon, des parfums nouveaux quand la force âcre de la ville se mêle aux senteurs suaves des bouis-bouis. Peu de bruits en réalité, car malgré son enchevêtrement d’autoroutes circulaires et de lignes ferroviaires créant cet aspect futuriste que des films comme Blade Runner traduisent à merveille, la mégalopole vit dans un silence presque mélodique. Point de klaxons agressifs ou de folie sonore, la nature semble couver cet endroit extraordinaire, quasi lunaire. Chaque image pourrait être associée à une chanson : à Tokyo, le Château de Robuchon en plein cœur d’Ebusi ressemble a A Day In The Life des Beatles, classique et moderne à la fois, et Shibuya fourmille comme un titre de MGMT, Kyoto et ses temples nichés dans un trou de verdure, eux ont la douceur d’un bon vieux Nick Drake, River Man pour ne citer que lui. Ce pays est un flot continu, rivière dorée passant sur la terre comme une caresse. Même quand le paysage se pique de grandes flèches étincelantes, symboles d’un avenir constamment touché du doigt, le Japon ne quitte jamais vraiment ses habits végétaux. Comme un paradis perdu sans les solitudes éteintes d’une province balzacienne. L’archipel irradie, claque sur le ciel de passage. Il nous ferait presque oublier les charmes sculptés par le baron Hausmann. Futurisme élégant, élancé, fulgurant. Et puis cette aurore, à nulle autre pareille. Il en existe qui se teintent de rose et d’or, d’autres qui se perdent dans un brouillard de pluie fine, comme une aquarelle diluée à l’extrême, jusqu’au vide, au néant ! Au japon, l’aube brûle, chaude et argentée, comme un horizon calciné quand le désert africain renvoie à l’esprit troublé des images qui n’existent pas, ces mirages vaporeux. Le matin est à peine né que l’on ressent cette sensation d’un midi triomphant. C’est un air solide, comme dans la chanson de John Martyn. Je me rappelle ce petit matin flamboyant pour une raison très simple : c’était notre dernier jour à Tokyo. Le Narita Express ce matin n’était pas si express que cela. Il s’étirait paresseusement, freinant des quatre fers comme s’il s'empêchait de réveiller la banlieue tokyoïte. Météo claire pour accompagner mes rêveries pop, Sourya devient à ce moment précis mon guide précieux. C’est fou comme le son du groupe correspond à l’esprit de la ville, ses couleurs, ses raideurs statiques défilant sous mes yeux comme un décor de théâtre en papier. Un mouvement de doigt sur l’écran tactile de mon iPod Touch (ouais, je sais encore du placement de produit) et je me branche sur cette merveilleuse ballade de Lennon qu’est You’ve Got To Hide Your Love Away dont le tambourin magique et les chorus de flûte durent forcément influencer deux ans plus tard les musiciens du Jefferson Airplane pour écrire des perles californiennes comme Comin’ Back To Me. Je m’oubliais ainsi dans mes pensées sur fond de mégalopole interminable et de refrains béats. L’aventure touchait à son terme. J’avais trouvé ce que je n’étais pas venu chercher : un amour immodéré pour un pays, petit par la taille mais grand par le cœur. Ma quête pop n’avait été que partiellement satisfaite. Il faut dire que le barrage de la langue a certainement contribué à ce demi-échec. Au pire, à mon arrivée, je me repasserai cette tuerie (dans tous les sens du terme) qu’est Kill Bill, histoire de retrouver l'ambiance si particulière de ces rues flashantes. J’y entendrai une nouvelle fois le garage rock rigolo des 5.6.7.8’s avant qu’un katana/couperet ne déclenche un déluge d’hémoglobine glapissante. Pour les plus téméraires, je pourrais éventuellement conseiller quelques noms que j’ai vu circuler sur les lèvres nippones comme les Head Phones President, spécialistes d’un nu métal quelque peu bruitiste. A défaut de produire une musique géniale (voire audible), des groupes comme Gito Gito Hustler, Coaltar Of The Deepers, Fujifabric ou les Base Ball Bear ont au moins le mérite d’arborer des patronymes jubilatoires. Jubilatoire, le sentiment que suscita ce soir l’écriture de ce compte-rendu mêlé au désir rampant de retourner au pays du soleil levant.
Aikawa Masaru explique son travail :
http://www.youtube.com/watch?v=2WC_0E6wSiU
Geoff Emerick raconte les Beatles :
http://www.youtube.com/watch?v=mbLhYR7Feh4



11-05-2010 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 2202 fois | Public voirAjoutez votre commentaire


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