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Crépuscule du chasseur

Publié le 19 mai 2010 par Jlhuss

flaine-couche-soleil-copie.1274021584.jpg Le soleil filtrait encore faiblement par les rideaux. On ignorait si l’astre aurait assez de force pour renaître demain, s’il y aurait un demain du jour, si la terre n’allait pas voguer à jamais obscure, mât cassé, voiles en loques, tanguant et roulant à l’aveugle comme un navire piraté.

Le chasseur avait posé sur la table ses prises : un écureuil, un merle, un tatou enfui du zoo après le désastre de la ville. Il vivrait plusieurs jours de cette chère, qu’il faudrait défendre. Les Errants hantaient le pays en quête de la moindre pâture, en cet âge où le tien et le mien flottaient comme les fûts abandonnés dans l’eau des lacs.
Le chasseur avait pris soin de garder deux cartouches, plus précieuses dans le tiroir du buffet que naguère les boucles d’oreilles de sa femme en son écrin d’élégante. Deux cartouches, c’était plus qu’un bijou : l’une à tirer sur le premier qui forcerait sa porte, l’autre à bout portant, canon retourné  contre la bête qui s’obstinait à battre dans sa poitrine malgré l’hiver du monde.

Les Errants avaient déferlé de partout, emportant les gouvernements, les lois, les assistances. Loin de se guérir dans l’eldorado, leur misère s’y était répandue avec leur rage, détruisant jusqu’au plaisir anodin de dîner en famille sous la tonnelle. Ils s’invitaient brusquement à votre table avec leurs yeux d’avidité, leur rire de malfaisance ; et l’effroi des enfants n’était pas leur moindre régal.
De sa femme, ses filles, le chasseur ne gardait que les portraits sur la commode et le souvenir d’un temps doux, d’un printemps de la vie à jamais perdu. Ou plutôt, c’était maintenant qu’il lui fallait vivre, vivre vraiment c’est-à-dire souffrir, arracher au souffle le permis d’être encore ; et cette occupation emplissait ses jours.

Plusieurs fois déjà il avait repoussé l’assaut des Errants. Mais jusqu’à quand sa voix de caverne, sa stature de chêne, son regard de lame aiguisée, son fusil jamais loin imposeraient-ils la crainte à ces chiens de partout chassés, affamés, l’âme en feu, plus nombreux et conscients de leur flot ? Que pèseraient ces murs et ces verrous si la fatigue terrassait sa prudence ? si les vigiles aux avant-postes désertaient, le trahissaient sous la menace ou la promesse ? La horde approcherait sans être entendue, à pas étouffés dans la neige ; on cernerait la maison dans son sommeil, et le fracas surviendrait trop tard : le chasseur serait empoigné, égorgé, torturé d’abord pour qu’il donne son argent, liasses pourtant  inutiles en un pays où nulle monnaie n’avait plus cours.
Voilà à quoi pensait l’homme au crépuscule en regardant ses prises sur la table. Le dernier merle fournirait deux repas, mais son chant manquerait à l’aube ; le dernier écureuil offrirait le vivre de deux jours, dépouillée sa fourrure de feu dont les pins déjà portaient le deuil ; combien de viande donnerait le tatou sous sa carapace ? Que de morts pour une survie ! Ses jours avaient-ils tant de prix qu’il fallût saigner la terre pour l’entretenir ? Bientôt les Errants le saigneraient à son tour, mangeraient sa chair dans la grande désolation des temps furieux ; puis d’autres peuples accourraient se repaître des Errants eux-mêmes :  ainsi jusqu’au bout de l’abandon.

Un avion fit entendre son roulement dans le ciel. Le chasseur voulut encore une fois sortir sur le seuil, agiter les bras, appeler au sauvetage. Pourquoi le monde avait-il oublié cette contrée ? Pourquoi les navires évitaient-ils ces côtes, les explorations ces frontières ?
Il restait immobile devant la table, le regard fixé sur les proies. Un grand découragement l’envahissait. Les portraits de femmes sur la commode lui parurent étrangers, et ce crucifix sur le linteau, et tous ces murs qui l’avaient vu naître et grandir au temps déjà vertigineux de l’harmonie.
Alors il souleva la latte du parquet, sortit les liasses, les disposa sur la table avec le gibier. Il ouvrit le tiroir du buffet, ne prit qu’une des deux cartouches, arma le fusil, déverrouilla la porte, s’assit sur le seuil. Le soleil finissait de fondre derrière la crête. Combien de temps faudrait-il à la nuit pour tomber ? au froid pour s’éterniser ?  à la horde des Errants pour profiler sur la toute dernière lueur ses silhouettes hésitantes ?

Arion


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