Magazine Culture

La légende du mensonge

Par Mafalda

Première partie

"Femme, l'argent nous manque et nous sommes sans pain.
Je veux, avant la nuit, abattre un beau sapin
Et le planter, - car c'est Noël - devant la porte.
Si comme en notre enfance, un ange nous apporte,
Messager de Jésus, quelque présent du ciel,
Miche blanche, bon vin, gâteau, rayon de miel,
Pour une heure du moins à nos maux laissant trêve,
L'âpre réalité fera la part du rêve ;
Notre enfant n'aura point à répandre de pleurs,
Et la joie un instant lui rendra des couleurs."
Le bûcheron se tut. Tout à coup sa chaumière
S'éclaira jusqu'au fond d'une vive lumière
Et les deux pauvres gens tombèrent à genoux
"Sainte Vierge Marie, ayez pitié de nous !"
Car la Vierge était là, belle, resplendissante :
Le bonté rayonnait, douce compatissante,
Sur ses traits souriants et l'azur de ses yeux
Reflétait la paix calme et sereine des cieux.
"Oui, dit-elle, la vie est pour vous bien amère.
Donnez-moi votre enfant, je veux être sa mère."
Mais la femme, en tremblant, le coeur serré d'émoi,
S'écria suppliante : "Oh ! non, laissez-la-moi !...
Elle est toute petite... onze mois... elle m'aime
Déjà... Regardez-là : c'est l'innocence même.
Je souffrirai plutôt la faim, le froid, la mort.
- Femme, dit alors l'homme, écoute : notre sort
Est sans espoir, nous ne pourrons nourrir ta fille,
Les misérables n'ont pas droit à la famille,
Vois, la Vierge Marie encore nous tend la main.
Si nous lui refusons, que ferons-nous demain ?"
Et Marie ajouta : "Je ne veux vous la prendre
Que pour sauver son âme et plus tard vous la rendre
Exempte de péché : sans moi l'Enfer l'attend,
Car, née avec le vice, elle est due à Satan.
- Le vice ?
          - Un vice affreux !
                             - Quel est-il ?
                                          - Le mensonge !

Deuxième partie

La mère enfin céda. La nuit elle eut un songe ;
Elle vit, au delà des espaces maudits,
Sa fille lentement monter au Paradis.
Les démons rugissants voulaient s'emparer d'elle,
Mais son ange gardien, d'un vigoureux coup d'aile,
Chassait la troupe immonde ; et, s'élevant encor,
La Vierge avec l'enfant, sur un nuage d'or,
Un lis blanc dans la main, d'un nimbe couronnée,
D'archanges et de chérubins environnée,
Entrait dans l'empyrée où trône l'Eternel,
Et l'enfant, rencontrant le regard fraternel
De Jésus lui sourit.
                              "Notre fille est heureuse,
Pensa la mère, et Dieu la fera généreuse :
Elle n'oubliera point ses parents indigents,
Il faut si peu de choses aux pauvres vieilles gens."
Elle la vit grandir au milieu des caresses,
Tous les jours sucre et miel, lait doux, pain blanc et frais,
Une sainte lui fit une robe de soie
En pur fil de la Vierge ; et c'était une joie
De la voir, grande et belle, avec les séraphins
Marcher, laissant flotter ses cheveux longs et fins.
Elle avait quatorze ans. Son gracieux visage
Respirait la vertu ; son coeur pieux et sage
S'emblait un vase d'or où la sincérité
S'unissait, fleur suave, avec la vérité.

Troisième partie

Alors la Vierge dit "Je descends sur la terre
Et veux te confier la garde d'un mystère.
Voici mes treize clefs. Chacune doit t'ouvrir
Une porte du ciel. Je veux te découvrir
Les splendeurs du séjour que Dieu lui-même habite.
Vois tout, admire tout, va, contemple et visite.
Tu peux entrer partout.
                                Une porte pourtant
Doit te rester fermée, et ton regard content
De ce qu'il a connu, ne peut, sans grave offense,
Même à l'insu de tous, braver cette défense.
Nul n'a jamais osé pénétrer dans ce lieu
Dont l'accès interdit n'est réservé pour Dieu.
La clef la plus petite est celle de l'enceinte
Où la Trinité veut, mystérieuse et sainte,
Seule avec elle-même, en ses desseins secrets,
Dicter à l'univers d'insondables décrets.
Suis cette loi, ma fille, et que ton âme pure
M'en fasse le serment."
                                L'enfant dit : "Je le jure !"
La mère s'écria : "Satan n'a plus ce coeur !"
Un voix répondit : "Satan sera vainqueur !"
Et la femme éplorée, en son rêve éperdur,
Vit une légion de démons répandue
Autour du Paradis, épiant son enfant,
A leur tête Satan, le regard triomphant.

Quatrième partie

Bientôt, loin de Marie, alerte, insoucieuse,
La jeune fille alla, rapide, curieuse.
Elle ouvrit chaque porte et ses yeux éblouis
Restaient extasiés, stupéfaits, réjouis.
Sublime vision ! Magnifique spectacle !
Dans chaque sanctuaire, au pied d'un tabernacle,
Plein de béatitude, un apôtre priait,
Et voyant cette enfant, doucement souriait.
L'or et le diamant, l'argent en larges lames,
Le rubis, le saphir jetaient partout des flammes.
Devant chacun des saints, elle s'agenouillait,
Puis d'une simple fleur elle les dépouillait.
Sur sa tête, tenant de mystiques couronnes,
Planait d'un vol égal le choeur ailé des Trônes.
Longtemps à chaque porte elle avait séjourné,
Douze clefs dans ses doigts ayant déjà tourné,
Lorsque sa main toucha la treizième, jolie,
Petite, ciselée en or fin, et polie. -
Un chérubin tout rose à ce moment la vit,
Et, curieux aussi, de très près la suivit.
"Petite soeur, dit-il, viens par ici, prends garde,
Car là-bas, au dehors, le démon te regarde."
Mais elle répondit : "Je reviens, attend là.
Je voudrais tant ouvrir la porte que voilà.
- Tu ne le peux, dit l'ange, et la Vierge Marie
Te l'a bien défendu. N'y va point, je t'en prie.
- Laisse-moi, je n'irai pas. J'en fais le serment.
- Femme, cria Satan, femme ! Ta fille ment !"
Et sa joie exhalait sa haine concentrée
Car dans le Saint des Saints l'enfant était entrée.

Cinquième partie

Elle tremblait. Son coeur battait. C'était le soir.
Sur un immense autel brillait un ostensoir
Voilant à tous les yeux et dans sa triple essence,
La Majesté divine et sa Toute-Puissance.
Elle rendit à Dieu l'hommage qu'on lui doit ;
Puis, un peu plus hardie, avec le petit doigt
Elle effleura le bord du grand soleil de gloire.
Elle entendit alors Satan crier : "Victoire !"
Et, dans son épouvante, elle s'enfuit, fermant
La porte derrière elle. Un affreux serrement
L'étreignit en son âme et quelqu'un dit : "Parjure !"
Elle n'osa tourner la tête, à cette injure,
Mais, regardant ses doigts, elle y vit un peu d'or.
"Je l'enlèverai bien !" pensa-t-elle d'abord.
Stérile effort : la tache était ineffaçable.
"Tu cacheras ton doigt," lui suggéra le diable,

Sixième partie

La Vierge, au retour, vit l'enfant les yeux baissés.
"Qu'as-tu fait des trésors que je t'avais laissés :
Ta naïve candeur et ton âme si belle,
Que je sus délivrer du tentateur rebelle ?
Je veux croire en ton coeur, en ta fidélité,
Et le récompenser comme il l'a mérité.
S'il reste pur et vrai, si jamais tu ne changes,
Dieu t'admettra bientôt au nombre de ses anges.
Je t'ai quittée un jour, j'ai voulu t'éprouver,
Confiante en ta foi, sûre de retrouver
Ma fille si chérie. Oh ! viens enfant, approche ;
Parle sans hésiter, ne crains aucun reproche :
M'as-tu désobéi ? Réponds sincèrement."
Et l'enfant lui dit : "Non, je t'en fais le serment !
- Ma fille, tu rougis. Oh ! parle, parle ! avoue !
Tu sais combien est grand l'amour que je te voue,
Je t'appelai Candeur : conserve encor ce nom.
As-tu tenté d'entrer dans le Saint des Saints ?
                                                              - Non.
- Pourquoi cacher ton doigt taché d'or ? Je t'accorde
Mon pardon et Jésus te fait miséricorde.
As-tu franchi le seuil à tes pas interdit ?"
L'enfant répondit : "Non."
                                        Alors Dieu la maudit.
"Qu'on retranche ce cep corrompu de la vigne !
Qu'on la chasse du ciel dont elle n'est plus digne !
Va, créature vile, et fange du limon,
Confesse ton mensonge ou retourne au démon !"

Septième partie

La malheureuse mère eut un cri de détresse :
Sa fille, son orgueil, sa fille, son ivresse
D'espérance et de joie, était là dans un bois,
Effarée, en haillons, presque nue, aux abois.
Hâve, ses longs cheveux pendants souillés de boue,
Et des sillons de pleurs lui creusant chaque joue ;
Ses membres délicats, naguère encor si beaux,
Maintenant tout en sang, déchirés en lambeaux ;
N'ayant aucun asile, aucune nourriture,
Et bientôt destinée à servir de pâture
Aux tigres, aux lions, sans aide où recourir.
"Sauvez-là, Sainte Vierge, et faites-moi mourir !"

Ainsi dans la souffrance et d'année en année,
Aux larmes, aux douleurs, à la faim condamnée,
Sans entrevoir jamais un rayon de pitié,
Sans un regard d'espoir, sans un mot d'amitié,
Meurtrissant totu son corps aux ronces, aux épines,
Et vivant, comme un pauvre animal, de racines,
Sans oser disputer sa vie à la fureur
Des bêtes, et fuyant en proie à la terreur,
La mère la voyait, punie et misérable,
Subir son châtiment terrible, inexorable,
Car Dieu voulait laisser son bras s'appesantir,
Et pour lui faire grâce attendre un repentir.

Huitième partie

Cinq ans après, dans la forêt entrant en chasse,
Seul, loin de ses veneurs, le roi, suivant la trace
D'une biche aux pieds blancs, descendit de son cheval
Pour fouiller le taillis et traquer l'animal.
Abattant sur ses pas broussailles et ramées,
Et cherchant le ressui sur le vu des fumées,
Tout à coup il s'arrête, et son regard surpris
Découvre un être humain qu'un moment il a pris,
Séduit par la beauté, la grâce de l'allure,
Pour quelque esprit errant. Sa longue chevelure
Est son seul vêtement. Il approche : elle fuit.
Dans sa course affolée en vain il la poursuit.
Furtive, au creux d'un arbre au loin elle se cache.
Pour la voir, lui parler, il n'a point de relâche.
Il l'appelle : sa voix est sans écho. Soudain
Elle quitte l'abri, plus rapide qu'un daim,
Et vers une caverne elle se réfugie.
Le roi se dit : "Je veux savoir, rêve ou magie,
Quelle est cette exilée au sein de ces forêts."
Il la rejoint enfin. Il admire ses traits,
Sa jeunesse, et demande avec inquiétude
Pourquoi, triste, elle vit dans cette solitude.
Elle ne répond point. Hélas ! il reconnaît
Qu'elle est muette. Alors dans son coeur ému naît
Pour cette infortunée une pitié suprême.
Son malheur le contriste, il la plaint et il l'aime.
"Car elle est belle et doit être bonne," dit-il
Elle exerce sur lui comme un charme subtil.
"Viens, accompagne-moi : je veux te faire reine,
De tout notre bonheur te rendre souveraine,
Partager avec toi mon royaume et mon bien,
Et, pour t'aimer, former d'inséparables liens."

Neuvième partie

Regardez ! Regardez ! Le palais est en fête.
Un drapeau rouge et bleu flotte gaiement au faîte
De la plus haute tour. La reine donne au roi
Un fils, un ange blond que tout le monde croit
Venu du ciel. Le roi le présente avec joie
A son peuple et très haut pour que chacun le voie.
Puis, d'instant en instant, expirte tout le bruit ;
Aux acclamations a succédé la nuit.
Mais la reine a voulu qu'on fît brûler un cierge
Dans sa chambre. Elle dort et rêve de la Vierge.
Et voici que Marie à sa vue apparaît
Et dit : "Ta langue est déliée. As-tu du regret
De ta faute et veux-tu confesser ton mensonge ?"
Et la reine dit : "Non."
                                      Son rêve se prolonge :
Elle voit son enfant par la Vierge enlevé ;
Puis se réveille. Horreur ! Tout ce qu'elle a rêvé
Etait la vérité. Plus de fils ! car Marie
Ne le lui rendra point. Angoissée, elle crie.
On accourt, on questionne... et la reine se tait...
On s'exalte : déjà sur le prince on comptait.
Des menaces de mort circulent dans la foule :
"La reine est une ogresse, une larve, une goule ?
Qu'on la voue au supplice en la chargeant de fers,
Et qu'on jette au bûcher la fille des Enfers !"
De grands nuages noirs courent dans le ciel sombre,
Et la mère aperçoit Satan debout dans l'ombre.

Dixième partie

Le peuple a pardonné par amour pour son roi.
Mais l'an d'après ramène avec l'espoir, l'effroi.
Un nouveau prince naît. Sublime en sa constance,
La Vierge vient et dit : "Reine, ton existence
Est au pouvoir de Dieu. J'ai pour toi supplié :
Son courroux fléchira si ton orgueil plié
S'abaisse et se repent. Dieu t'a scellé la bouche.
Tu parleras. Je veux que la grâce te touche.
Réponds : As-tu franchi le seuil du Saint des Saints ?"
Et la reine dit : "Non.
                        - Perverse en tes desseins,
Femme due à l'enfer, le fils qui vient de naître
Ne t'appartiendra point, car Dieu seul est son maître."
La Vierge n'est plus là : l'enfant à disparu.
Un frisson jusqu'au coeur de la reine a couru.
Le roi vole à son aide : il voit le berceau vide,
Des deux mains prend son glaive, et, de vengeance avide,
Va frapper. Mais son bras demeure suspendu ;
Il frémit, car il a dans la ville entendu
Gronder en frémissant l'orage populaire.
Le salut de son trône apaise sa colère.
Il ne croit pas au crime et, de la reine épris,
Il fait taire son peuple et calme les esprits.

Onzième partie

Un an s'écoule encor. Sur l'oreiller repose
Près du lit de sa mère un enfant blond et rose ;
C'est la fille du roi. La reine avec amour
La veille, car elle est belle comme le jour,
Elle rit, tend les bras, gentille, caressante.
Et son regard déjà dit sa bonté naissante.
Comme la Sainte Vierge elle a des yeux d'azur
Dont le rayonnement est doux, naïf et pur ;
Un céleste reflet s'y joue et les irise.
Ils sont clos maintenant, car le sommeil l'a prise,
Sa petite main blanche est fermée à demi :
On croirait par instant voir un ange endormi.
La reine est anxieuse, elle pleure et tressaille.
Soudain elle pâlit : la Vierge à son chevet
Pour la troisième fois, pendant qu'elle rêvait
Est apparue, et dit :
                          "Oh ! ne sois pas livrée
A la damnation ! De bonheur enivrée,
Garde ton bel enfant. Crie à Dieu : "J'ai menti !
"Fais grâce, et ta clémence, à mon coeur repenti.'
Je t'aime encor, ma fille, et souffre de tes larmes.
Jésus veut apaiser mes cruelles alarmes.
Rends le calme à mon coeur, la joie au ciel est en deuil.
Réponds : du Saint des Saints as-tu franchi le seuil ?"
Et la reine dit :"Non." Et puis elle sanglote.
La Vierge a pris l'enfant.

Douzième partie

                         Sur la haute tour flotte
Un drapeau noir, sinistre. On voit à l'horizon
Partout des gens armés. La reine est en prison.
Interrogée, elle a conservé le silence,
Les juges ont dicté l'implacable sentence.
Le roi lui-même a dit : "Qu'on la mène au bûcher
Et qu'au poteau fatal on la fasse attacher !
Ni pardon, ni merci ; Satan est son complice."
L'arrêt est sans appel. C'est le jour du supplice
Le glas sonne. La foule assiste en se signant
Au cortège que suit le roi se résignant.
Car le roi de sa main veut allumer la flamme.
Ses yeux sombres, hagards, cherchent encore sa femme,
Puis il baisse la tête avec crainte et chagrin.
Le bois craque, crépite et vers le ciel serein
La colonne de feu s'élève, vengeresse,
Menaçant lentement, la reine pécheresse.
La misérable voit, en ce suprême instant,
A sa droite Marie, à sa gauche Satan,
Puis elle entend la voix du Très-Haut qui la damne.
La Vierge est tout en pleurs et le démon ricane.
La flamme étreint son corps et déjà l'a léché.
Alors, désespérée, elle sent son péché
Et, dans son agonie, elle avoue en pensée.
Son âme vers Jésus et Marie élancée.
Supplie, implore, adjure.
                                     "Oui, Seigneur, je l'ai fait !
Oui, j'ai désobéi, j'ai menti !"
                                        Stupéfait,
Tombant à deux genoux, le roi crie au miracle ;
La reine avait parlé.
                             Mais un autre spectacle
Captive ses regards : la Vierge a sous ses pleurs,
Changés en pluie, éteint les feux, de mille fleurs
Enveloppant la reine.
                              Et là-haut, dans la nue,
La mère entends ces mots : "Ta prière est venue
A mon coeur. Les démons ne sont pas triomphants
Jésus a pardonné, car voici tes enfants !"

Charles SIMOND - 1893


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Mafalda 130 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines