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La conscience tragique de Juan Asensio

Publié le 31 mai 2010 par Popov

La conscience tragique de Juan Asensio


Quod facis fac citius ! Etrange silence de la presse. D'ordinaire si prompte...
Dans un livre tout à fait stupéfiant et à contre-courant des modes , l'écrivain Juan Asensio développe à travers le personnage de Judas, une méditation angoissée sur l'exigence de la Parole. Le livre , inclassable, inqualifiable (on le trouve plus sûrement au rayon religion de la Fnac que dans celui de littérature ) est à lire de toute urgence. Pour Juan Asensio, l'avenir de l'Eglise catholique et peut-être de l'humanité s'est joué à Haceldama sur la nuque brisée à angle droit du plus couplable des traîtres. Aussi sûrement en tout cas que sur la faute elle, rédimée, d'un Pierre sur lequel serait bâti , dit-on , une Eglise. Pourquoi ce retour à l'apôtre-félon.

Et d'abord qui était Judas? Un idéaliste? Un intellectuel ? Un impatient ? Quelqu'un qui a trop aimé Jésus au point de ne pas croire en sa part divine ? Un double négatif du Christ, son «jumeau sombre»?  Autant de questionnements sur le disciple mal aimé,charriés comme par un fleuve en crue par ce qui se présente comme une étude et s'écoute comme une musique.
Au fil des pages , le livre roule les hypothèses suscite des sensations plus que des interprétations. Souvent il brouille l'énonciation. Le «je» qui ratiocine ainsi, tempête, cite, est-il celui de l'auteur, de Judas lu, parlé par un autre, tantôt monologue intérieur tantôt déclaration d'amour,surimpressions.
Anecdotique sinon joueur, le conférencier s'étonne parfois des ses «fulgurances», moque le grand Victor Hugo (au style plus tannique que tonique) fraie le non-frayé grâce à des incursions étymologiques savantes et régulières dans les synoptiques, les apocryphes.Mais point d'érudition gratuite, point de «Songe de Poliphile» ; point de cuistrerie dans ces lignes. 
Au détour d'une page , l'auteur peut se convaincre de la justesse de sa pensée (non sans humour)par la difficulté qu'il éprouve à ajuster sa syntaxe.Preuve certaine de l'existence du mal! Tantôt il s'étonne contre Bloy du piètre talent financier de Judas (seulement 30 sicles pour vendre le Verbe)...
Parfois , il s'oppose au «protocole» , refusant de traduire un passage en latin, estimant que tout ne doit pas être mâché au lecteur. Pas de concession chez cet auteur qui «délaisse l'accessoire»et semble pris d'une fièvre salutaire quand il commente certains auteurs qui ont statué un peu vite sur la nécessité quasi-structurelle du personnage Judas dans le récit religieux.Comme pour les stoïciens le mal est nécessaire pour faire éclater la splendeur du Bien. Le Mal se perçoit en action pas en réaction.
Mieux encore, pour Asensio, sur l'angle droit de la nuque brisée , «la corneille de tous les pauvres reprimés a fait son nid». Mais le fruit de ces entrailles-là, qui se répandent sur le champ du sang est-il béni ? 
Une fois passés premiers moments de stupeur et vélléités de décryptage (comment définir ce texte?méditation,parole à voix haute, texte de prophète, conférence théologique , stances de poète mystique?)ne reste qu'à s'abandonner à cette chanson brûlante et écouter son message tragique. 


Car l'énonciation kaléidoscopique affiche au final une unité, une identité forte. Dans une époque où tout vacille (Juan Asensio va jusqu'à interpréter l'oscillation du cadavre du traître dans le champ à corneilles d'Haceldama) pas de confusion.
Pas de ces identités flottantes, morcelées, à -vau- l'eau comme trop de romans aux narines encore roses du frottis prolongé de la psychanalyse ou bourrées de nano- révélations après une lecture fastidieuse , de bottins de sciences humaines.
La prose doit rester ferme en sa volonté.
Pour répondre à la question«qui est Judas?» Asensio pratique avec un art consommé , autant de digressions lumineuses, pastiches nécessaires, improvisations diverses. Parmi les auteurs convoqués à sa réflexion , beaucoup ont tourné autour d'Iscariote, émis des hypothèses, fait un bout de chemin avec le suppôt de Satan .Dans la fièvre...
Au hasard, s'invitent à la table de l'érudit :Boutang, Hello, Thomas De Quincey Maître Eckhart,Claudel ou Bernanos.Un lecteur plus averti entendra résonner le sentiment tragique de la vie d'un Miguel de Unanmuno ou les pages superbes de Finitude et Culpabilité de Ricoeur , la pensée forte d'un Péguy ou d'un Pierre Boudot. Un soir d'insomnie j'ai cru entendre papoter Louis-René Desforêts entre les lignes. Incorrigible bavard...
De ces oeuvres magistrales, Juan Asensio a titillé de l'apex la moelle essentielle , a ressenti avec force les brûlures infligées .Et en recrache, revitalisée, assumée, avec la force d'un possédé,la pensée vive.. 
Car Asensio n'est pas seulement un bon élève qui chercherait à s'abriter derrière la citation, c'est un travailleur de la nuit . Quelles belles pages sur la nuit de l'écrivain...De cette nuit d'où émerge Judas Iscariote.De cette nuit où est plongé l'écrivain.Et son livre est un livre de ferveur. (Peut-être au fond a-t-il sa place au rayon religion ?).En se faisant homme , Dieu ne s'est-il pas parfois métamorphosé en la plus mauvaise de ses créatures? Et cette part divine dans Judas, l'est aussi dans son double écrivain. 
Utile Judas ? Sa nécessité structurelle n'implique pas cependant la rédemption de la plus grande des lâchetés :la question du renoncement 
Renoncer, tel est le comble du mal : s'oublier . Trahir l'image de ce que l'on croit qu'on est . Judas est le seul des apôtres à ne pas avoir connu la résurrection. Car au fond que trahit le plus grand traître avant son père , sa femme, ses amis ?

D'abord ,non pas lui-même dit Asensio mais «l'idée qu'il se fait de lui-même». 
La chanson d'amour de Judas Iscariote»tente de répondre au mal de notre époque: l'assoupissement généralisé face au mutisme de la «bouche close»Contre ce silence il faut réagir . Sortir de la torpeur de nos bibliothèques endormies...rassérénés ...croire en la nuit dirait Rilke. Croire à nouveau dans l'Etre , lutter contre le traître du dedans , celui qui attente à l'image non de ce qu'il est mais ce qu'il croit être, celui qui attente au Verbe. 
C'est le rôle de l'écrivain. Asensio met la barre de la littérature très haut.

La Chanson d'Amour de Judas Iscariote de Juan Asensio

(Editions du Cerf, mars 2010).


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