LIRE
Un couple d’étudiants des Beaux-Arts s’est fait prendre en flagrant délit en train de lire, lui un roman de Zola, elle (ce qui ne va pas manquer d’aggraver sérieusement son cas) un samizdat de V., dans le Lyon-Orléans de dix-huit heures quatre, hier. Trois jeunes recrues frais versées dans la toute nouvelle Police Armée du Peuple ont sans doute voulu faire d’entrée du zèle et afficher ainsi leur ardeur a bien servir le régime en opérant de leur propre initiative ce contrôle-surprise juste avant le départ du train. Les deux fieffés provocateurs se sont fait copieusement passer à tabac sans que quiconque n’ose réagir dans le compartiment, avant que d’être embarqués manu militari au commissariat central pour y répondre de leur conduite. Martin qui me rapporte l’affaire ajoute qu’à l’heure qu’il est on ne donne pas cher de leur avenir dans l’art de l’autoportrait.
Il est vrai que depuis l’entrée en vigueur de cet imbécile décret interdisant de lire dans les lieux public tout écrit autre que la presse d’État ou les petits ouvrages à couverture bleu nuit du ministère de la Formation Civique, on assiste à une véritable chasse aux récalcitrants, à une traque sans trêve et sans merci des fraudeurs de tout acabit. Certes le nombre de nos concitoyens encore entichés de littérature a fondu à vue d’œil depuis la réforme drastique de l’édition, la sarabande enragée des ciseaux de la censure et les mesures contraignantes concernant le commerce de librairie, mais il reste important quand même et composé d’individus assez déterminés pour poser problème. Quant aux dissimulateurs de toutes sortes, ils ont recours à des subterfuges d’une telle ingéniosité pour assouvir leur passion qu’on peut les croire tirant substantifique moelle du Manuel à l’usage de l’Homme Nouveau (sous couverture bleu nuit) alors qu’ils sont tout simplement plongés dans quelque croustillant chapitre de Proust.
Déjà c’était à se tordre lorsqu’Ils ont imposé sur tous les ouvrages de fiction ces grotesques bandeaux rouges et blancs marqués d’inscriptions aussi absurdes que « Lire peut entraîner des lésions cérébrales graves », « Lire peut provoquer des troubles oculaires irrémédiables » ou « Lire peut nuire aux spermatozoïdes et réduit la fertilité » et autres âneries ignobles tout droit sorties de leur esprit tordu, mais quand la sous-secrétaire d’État en charge des Activités Culturelles et de Loisirs a déclaré dans un discours fameux par sa bêtise vouloir « aller buter les déviants jusque dans les chiottes » (sic), alors je ne vous dis pas le sentiment de malaise mêlé d’angoisse qui s’est emparé de tous ceux pour qui lire autre chose que les romans à l’eau de rose des éditeurs sous contrat représente l’ultime espoir d’évasion, le dernier espace de liberté. Nombreux ceux qui (comme moi, avouons-le ici en douce) ont entrepris de stocker en lieu sûr différents titres de leurs auteurs de prédilection dans la crainte de voir bientôt considérée comme suspecte, si ce n’est tantôt interdite, la possession d’une bibliothèque à domicile. Faudra-t-il demain se coudre les paupières pour avoir l’air d’un honnête citoyen?
Quand même voltigent toujours de-ci de-là des mots réchappés du carcan de la médiocrité imposée et de la littérature marchande, la plupart publiés sous le manteau par des enragés à la témérité sans faille, vendus le plus souvent à la sauvette ou dans les arrière-boutiques de libraires rebelles et qui font le bonheur de quelques irréductibles, d’amateurs de belles choses ou d’impénitents vieillards comme moi. Mais tout cela, pour combien de temps encore ?
P.A.G
Lire l'article de Martine Laval