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Remake / Remodel N°15

Publié le 03 juin 2010 par Novland
Remake / Remodel N°15
« Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu'il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l'air. Surtout ne pas s'abandonner, ne pas se laisser aller à la nostalgie de l'amour et des caresses, car alors on est foutu. Foutu, tu comprends, Jérôme? Elle aimait me parler cachée derrière les vieux rideaux en velours vert de la salle à manger. Sa voix ne me parvenait qu'assourdie, lointaine, comme celle d'une morte déjà, mais chaque mot se gravait dans ma mémoire. Oui, poursuivait-elle, mieux vaut respirer l'odeur infecte des canaux, eux au moins, avec leur eau croupie et toutes les saloperies qu'elle charrie, ne mentent pas. Que le printemps crève, qu'il ne revienne jamais. Monsieur Cloret s'est tourné vers moi et m'a demandé sur un ton faussement détaché si j'avais fini de me moquer de lui et de sourire stupidement aux anges. Comme je ne répondais pas, il m'a regardé longuement sans rien dire, au début avec une certaine indulgence, puis de plus en plus froidement, sans parvenir à masquer sa haine. Alors, toutes les fleurs noires, là-bas, dans les champs, sous les troènes, se sont mises à trembler de rage. Il tortillait nerveusement sa moustache, elle rebiquait légèrement vers le côté droit, et cela me donnait une folle envie de rire, vers le côté droit, ou gauche, je ne me souviens plus très bien, comme un crochet ou un doigt méchamment recourbé pour griffer, et si sa moustache avait rebiqué des deux côtés à la fois, on aurait dit un fer à cheval ou une petite barque qu'il aurait maintenue en équilibre sur sa lèvre supérieure, une petite barque d'un jaune délavé, vraiment ridicule, alors j'ai éclaté de rire car une odeur de gaufrettes chaudes entrait par la fenêtre. Vous êtes grotesque, m'a-t-il dit, tout à fait grotesque, une sorte d'épouvantail, seulement voilà, vous ne faites plus peur à personne, bien au contraire, tout le monde se fout de vous, vous êtes la risée de la ville. Il semblait absolument hors de lui, l'odeur des gaufrettes avait l'air de le rendre fou, il ne devait pas supporter la moindre odeur, sans doute aurait-il voulu vivre dans un monde tout à fait neutre, inodore, incolore, sans souffrances, sans sensations, sans le moindre sentiment, et dès que la vie se rappelait à lui, insolemment, ou au contraire, comme c'était le cas aujourd'hui, d'une manière relativement discrète, il devenait volontiers agressif. Grotesque, tout à fait, Jérôme Bauche. Vous devriez avoir honte. Honte, Jérôme, vous devriez avoir. Votre vie sur terre n'est absolument pas justifiée, alors vous devriez tout de même faire un petit effort pour que l'on vous oublie, ne croyez-vous pas, Jérôme, m'entendez-vous, Jérôme Bauche, je dis cela dans votre intérêt, et non pour vous blesser. J'ai eu brusquement peur que monsieur Cloret ne s'évapore par la fenêtre ouverte, comme une petite fumée malodorante, et que l'on m'accuse du crime. Alors, sans doute, on me ramènerait là où l'on m'avait déjà mis si souvent. J'ai pensé avec horreur aux sales fleurs noires, vicieuses, pleines de poison, là-bas, dans les champs, sous les troènes, les enfants les coupent en pleurant parce qu'ils s'écorchent les doigts, et s'ils reviennent les mains vides à la maison, ils passent un mauvais quart d'heure. Mais les aubépines n'étaient pas encore en fleurs. Pourtant elles auraient dû, à cette époque de l'année. Mais non, elles ne l'étaient pas, sans doute parce que les choses n'étaient plus comme elles auraient dû être, pour des raisons qui m'échappaient, roses ou blanches, c'était ainsi qu'on les apercevait autrefois dans la campagne, et odorantes, leur parfum était si fort qu'il faisait venir les larmes aux yeux, surtout le soir, quand je me sentais encore plus seul que d'habitude et que je continuais à traîner dans la campagne, bien après que les enfants sont rentrés de l'école. Honte vous devriez avoir. Honte, honte. Monsieur Cloret me désignait du doigt, comme un objet bizarre dans une vitrine. Il essayait avec obstination d'inscrire le mot honte sur mon front, de me marquer comme on le fait avec le bétail. Je le regardais sans rien dire, cela semblait le mettre encore plus mal à l'aise que si j'avais été insolent, de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et il me répétait avec de moins en moins de conviction que j'étais grotesque. Je lui ai demandé s'il voulait voir mamame, non, il ne voulait pas, et d'ailleurs, à quarante-deux ans passés, je devrais quand même cesser d'appeler ma mère mamame, c'était absolument ridicule, est-ce que j'en avais conscience? »


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