On va dire que ça peut faire drôle de parler de ça en plein milieu des affaires 2.0 ou 3.0. Ceux qui n'y voient pas de lien ont du souci à se faire. Et à écrire, ça n'a rien de binaire.
On va dire que ça se passe dans un réseau de bibliothèques en France. Dans cette collectivité, il y a une réforme importante des aménagements des temps de travail, comme le passage de 35 à 37 heures, compensées d'ailleurs par des journées RTT. C'est l'harmonisation, est-il expliqué, tout le monde doit travailer 20 jours sur un cycle de 4 semaine. Tout le monde, ce sont tous les agents de la collectivité. Les bibliothèques, c'est ouverture tous les samedis et tous les dimanches. Alors, les cycles prennent en compte des semaines de 6 jours puis de 4 jours. Bref, depuis longtemps, ça fonctionne comme ça, avec un système de comptage des heures, des plages variables, des plages fixes, bref rien de bien différent d'autres réseaux.
Et l'annonce du changement, sa rapide mise en oeuvre créent, naturellement, de l'émoi, des questionnements, voire de l'angoisse. On passe sur les autres mesures comme le paiement des dimanches ou le calcul de congés : cette partie-là est un peu technique, elle est élaborée par des spécialistes, on ne discute pas de ça.
Mais alors de parle-t'on ? D'un nouveau rythme de travail - harmonisé donc - qui concerne la vie de chacun, là et maintenant, sur son lieu de travail. C'est un lieu singulier, la bibliothèque, espace social, espace culturel où chacun se frotte tous les jours aux fréquenteurs, usagers, abonnés, habitués. Lesquels aussi doivent connaître des changements brusques, on le sent bien, les temps sont durs. Il y a certainement plus difficile comme situation que celle des bibliothécaires, sans doute. Mais cette situation-là, les bibliothécaires la portent devant eux, les usagers, tous les jours et ils angoissent.
Pas seulement parce qu'il va falloir changer, et peut-être ravaler des rêves d'harmonie (pas harmonisation) pour faire au mieux son travail d'accueil, d'écoute, de conseil, de référence, d'animation. Les conditions changent, c'est décidé ainsi, et elles entraînent du coup d'autres changements.
C'est dans l'air, comme on dit, il y a cette vibration, un bruissement un peu réprobateur. Le sentiment qu'il se perd quelque chose (mais quoi ?) en rapport avec le travail. Pas seulement des libertés ou des facilités acquises (ce qu'on pourrait appeler des conditions estimées assez confortables), non, autre chose, comme le sentiment qu'il y a un lien (même si ténu) entre le travail, ses "conditions de" et le fait qu'il s'agit de recevoir des habitants, dans cette ville, celle-là dont les élus souhaitent harmoniser plus. Plus, mieux, assez vite, de manière égalitaire peut-être, changer les règles, pour harmoniser.
La grève, elle, se base sur des demandes, des revendications : les postes vacants, un moratoire sur la mise en oeuvre, ce sont des points précis, argumentés. Dans les négociations, on discute de ça, des revendications.
Mais dans l'air, cette chose ténue, elle raconte une autre histoire. Celle de professionnels qui assurent - comme bien d'autres - leurs missions, en y pensant souvent, parce que, là, il n'y a pas d'harmonisation possible : il faut même y penser tout le temps, pour aménager, créer, améliorer le service public. Les contenus, c'est tout ce qui fait accès au savoir, à la connaissance, à l'information aussi. Et au loisir, pour soi, sa famille. Cette responsabilité-là, à qui est-elle ? A qui devrait-elle revenir ? Les "harmonisateurs" sont bien sûr très occupés, cette partie-là n'est pas dite, en tout cas pas avec la même urgence, en tout cas pas ressentie comme telle.
Et à un moment donné, il y a une étincelle . Les revendications + sentir que va échapper la responsabilité = une question de dignité. On dira : "ces cultureux, quand même". C'est pour ça qu'ils sont cultureux, ils pensent en même temps qu'ils font - attention ils ne sont pas les seuls à le faire - mais eux, ils le font devant le public, en permanence, pas derrière des bureaux ou une fois devant les habitants, pour une réunion (attention encore, il y en a beaucoup qui font ça très bien aussi).
Mais l'exposition permanente, non, ils ne connaissent pas tous, ils ne savent pas, dans leur chair, dans la tête ; ça se cache ça derrière les plaisanteries sur les "habitués", ou bien on est fiers de nouveaux services, de nouvelles attitudes. On doute, on expérimente, c'est toujours en direct.
Et quelque part, la, ça ne fonctionne plus. Alors, c'est le blocage, dans les têtes.
Et c'est la grève, pas d'ouverture le dimanche ; le dimanche c'est beaucoup de monde. La décision c'est de débrayer tous les dimanches. Un jour pas comme les autres, pour faire la grève. Un jour où on peut souffler, reprendre ses esprits, comme on dit, se reposer, se calmer, tisser et retisser ses liens familiaux, amicaux, amoureux, ne rien faire. Mais ces dimanches-là, il faudra penser au débrayage, à la grève. A ce qui fait que l'harmonisation ne produit pas pour l"instant de la joie, du plaisir de travail, de la fierté de service public.
En fait cette autre revendication, non écrite, tacite, c'est que le service public ça se fait à trois : des usagers, des élus (qui ne sont pas encore venus) et des agents. Et que chacun doit y participer. Le tacite c'était que chaque partie avait son mot à dire, que ces mots à dire faisaient la qualité du service public.
Et je crois que pour ne pas perdre ça, voire le rappeler aux deux autres parties, les bibliothécaires font grève.