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Notre meilleur Morlock par Pierre Pigot

Publié le 04 juin 2010 par Fric Frac Club
Notre meilleur Morlock par Pierre Pigot Notre meilleur Morlock par Pierre Pigot Récemment, je ne sais pas ce qui m'a pris, comme ça sur un coup de tête, j'ai décidé de relire H.G. Wells. Ces vieilles éditions de mes quinze ans, au papier jauni et aux couvertures très fatiguées, je les ai de nouveau parcourues, mais sans éprouver de pincement nostalgique puéril, et plutôt avec la curiosité grandissante (et très amusée) de voir comment mes souvenirs sablonneux allaient résister à un nouveau regard. Et je dois bien le dire, je suis tombé sur pas mal de surprises. Par exemple, je ne me souvenais pas – ou plutôt, je ne pouvais pas me souvenir que La Machine à explorer le temps possédait un sous-texte « socialisme & lutte des classes » si amer et acide à la fois. Je ne pouvais pas, non plus, voir dans les scènes de panique et de fuite des Londoniens devant les Martiens dans La Guerre des Mondes, une prédiction avec cinquante ans d'avance de l'exode franco-belge devant l'invasion allemande en 1940, avec tous ces détails atroces de cadavres piétinés, de personnalités impuissantes à se sauver en dépit de leur argent, et autres exemples de chacun-pour-soi, de fatalisme et de désespoir, en centaines de milliers de citadins jetés sur les routes. Et je ne pouvais pas, non plus, me rappeler dans L'île du docteur Moreau l'importance des questions d'éthique (coiffées d'une dénonciation sardonique des structures religieuses) soulevées par les actes atroces commis dans une île tropicale isolée qui n'était pas encore celle de Lost. Tous ces livres ont des héros pour lesquels tout se termine mal : l'Explorateur du Temps englouti dans les vortex de sa propre découverte, le narrateur de l'invasion martienne à jamais névrosé par l'attente interminable d'une nouvelle catastrophe, Prendick dégoûté par l'espèce humaine dans laquelle il ne peut plus percevoir que des animaux difformes… Il est bien vrai (Alberto Manguel a forcément dit la même chose quelque part) que nos livres vieillissent et changent au même rythme que nous ; et les usages hétérodoxes que nous nous devons d'en faire changent, eux aussi. Si au siècle dernier je voyais surtout dans les Morlocks de simples créatures fantastiques, à l'aspect difforme et aux mœurs abominables (et surtout, fichant vraiment la frousse), cette fois j'en ai quand même davantage saisi la terrible teneur allégorique, ainsi que le profond pessimisme civilisationnel que celle-ci exprime (et qui, pour peu qu'on en décale le miroir vers notre époque, renvoie alors un reflet d'une troublante actualité). C'est alors que je me suis brusquement demandé, en rigolant très fort, si ce n'était pas l'occasion rêvée de se lancer dans une de ces campagnes d'étiquettage dont les Français sont avides dès qu'il s'agit de littérature. Puisque Wells est considéré comme l'un des vénérables arrières-grands-papys de notre science-fiction florissante, qu'est-ce que cela donnerait si on classait les auteurs entre Eloïs (mignonnes petites créatures inoffensives batifolant dans les ruines) et Morlocks, les premiers servant de quatre-heures aux seconds ? Après un brainstorming succint, le fait est que la première catégorie, celle des optimistes et des béats, s'avère sans surprise être la moins intéressante (ou plus exactement, celle qui apparaît très vite comme la moins en prise avec notre temps). On y disposerait par exemple le Jules Verne de Paris au XXe siècle, avec son impayable confiance en un progrès technologique universel (accompagnée d'une déchéance de toute création artistique en général et de la poésie en particulier, tellement caricaturale que de comique elle en devient franchement gênante pour son auteur). Ou encore Isaac Asimov, qui en plus d'être l'un des plus mauvais écrivains que je connaisse (détenteur sans commune mesure du record de clichés au paragraphe carré), nous a offert avec son cycle de Fondation un modèle d'hégélianisme bon teint mâtiné de robotique qui vaut son pesant de lourdeurs grandioses. Chacun postés aux avant-postes de leur genre, il en incarnent la face souriante et confiante, dans laquelle les crises finissent toujours par se résorber dans le rétablissement des forces initiales. Leur problème est que l'histoire de l'humanité, cette histoire qu'ils voulaient s'essayer à prédire, donne l'impression, à mesure que le temps passe, de leur devenir de plus en plus étrangère. Si Aby Warburg voyait dans l'histoire de l'art une discipline pouvant devenir un instrument de prophétie, en faisant entrer en collision le passé et le présent, la littérature, elle aussi, a tout ce qu'il faut pour se métamorphoser quand elle le souhaite, à son tour, en pythie delphique rendue illuminée par les vapeurs de son époque. Nos « temps de détresse » sont des temps de Morlocks, de créatures qui se savent maudites par l'inéluctable conclusion des processus destructeurs enclenchés, et qui ne peuvent plus trouver que dans l'expression de l'infamie, et dans la sombre cristallisation de cette image, la dernière ressource pour, chaque fois pouvant potentiellement devenir une ultime fois, émettre au dernier moment une dernière prophétie, donner à l'humanité la dernière chance de pousser la roue du destin mondial dans l'autre sens. La catégorie des Morlocks, cette « catégorie pour rire » qui ne donne pas tant envie de rire que ça, est vouée à devenir toujours plus surpeuplée. On y trouverait J.G. Ballard, bien entendu, avec ses forêts pétrifiées et ses « mondes d'après ». Sans doute le Cormac McCarthy de La Route post-nucléaire semée d'auberges cannibales (même si ce livre ressemble davantage à un bûcher funéraire personnel qu'à une véritable prophétie). Peut-être le Maurice G. Dantec de Babylon Babies, lardé de jargon technologique prenant le risque de l'obscolescence et tentant toujours d'expliciter avec force lourdeurs les significations historiques fabriquées tout exprès pour ce livre. Et des dizaines d'autres noms qui m'échappent. Mais, en fin de compte, s'il fallait désigner notre meilleur Morlock actuel, celui qui (du moins en langue française) a su allier la plus grande force visionnaire avec le travail de langage le plus frappant et le plus beau (d'une beauté étrange et terrifiante), ne serait-ce pas Antoine Volodine ? Celui, un parmi d'autres, de Des anges mineurs, où la hantise de la catastrophe a été dépassée dans l'accommodation de celle-ci, où le dénuement, le chaos, la dissolution de tout repère (les noms, les temps, les lieux) et leur confusion, laissent dans leurs interstices passer de brèves lumières, celles d'un conteur qui ne pourrait se résoudre à la fin des contes, celles d'un amant qui ne pourrait accepter que ses sauts dans le fleuve du temps l'écartent de l'image tremblante et fragile de la femme aimée, celles des attentes qui se prolongent au-delà de toute semblance et des gestes simples, d'une banalité apparente, et pourtant riches de puissances, qui survivent dans les horreurs quotidiennes de l'effondrement général. Notre époque donne naissance aux Morlocks qu'elle mérite. Dès 1935, Walter Benjamin écrivait : « L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. » Tout dans notre actualité, depuis le meilleur (Volodine) jusqu'au pire du pire (les films-catastrophes de Roland Emmerich), témoigne de la justesse de cette prédiction benjaminienne. En vérité, depuis le 11 septembre 2001, il n'est même plus de bâtiment flamblant neuf, ivre de splendeur (les tours babéliques de Dubaï ou de Taïwan) pour lequel nous ne puissions d'avance imaginer la ruine ou la disparition. Chongqing, avec ses 30 millions d'habitants s'entassant dans des accumulations de tours de bétons démentielles, rappelle Albert Speer et sa volonté, par la construction de monuments gigantesques, de préparer les belles ruines allemandes du futur. Et bouclant la boucle, nous voici ramenés à La Machine à explorer le temps, à ses palais perdus dans la végétation infinie, et à sa conclusion, où l'Explorateur découvre les temps ultimes de la Terre, ses astres déplacés, sa mer verte et sa terre siliceuse et désséchée peuplée de crabes géants monstrueux, définitivement débarassée de toute présence humaine, vide de pensée, revenue à la seule jointure des quatre éléments, terre, air, eau, feu. Claude Levi-Strauss, avec une cruauté impavide, avait rappelé cette vérité : « L'histoire du monde a commencé sans l'homme, et elle se terminera sans lui » - parole de Morlock.

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