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Peut-il y avoir un « impôt juste » ? (3)

Publié le 04 juin 2010 par Lecriducontribuable

Ci-dessous, la traduction réalisée par François Guillaumat de « Can there be a just tax ? », de l’économiste américain Murray N. Rothbard (1926-1995), article extrait de son livre Power & Market (1970, désormais inclus dans Man, Economy and State).

L’article se décomposant en quatre parties (A, B, C, et D), nous publierons chaque jour une partie. Aujourd’hui, « La distribution de la charge fiscale » (C) :

C. La distribution de la charge fiscale

Jusqu’à présent,  nous avons discuté de l’impôt au moment où il est prélevé sur tout individu ou entreprisedonnés.

Nous devons maintenant passer à un autre aspect: la répartition de la charge fiscale entre les personnes dans l’économie.  La plupart de la recherche de « justice » en matière fiscale concerne  le problème de la « répartition équitable » de ce fardeau.

Plusieurs canons proposés de la justice seront abordés dans cette section,  suivis d’une analyse des effetséconomiques de la répartition de l’impôt.

(1) L’uniformité de traitement

a. L’égalité devant la loi : l’exemption fiscale

Presque tous les auteurs insistent sur l’uniformité de traitement comme un idéal. On suppose que cet idéal-là  serait implicite dans le concept d’ »égalité devant la loi »,  qui s’exprime le mieux dans la formule « traiter le même par le même. »

Pour la plupart des économistes  cet idéal semble aller de soi,  les seuls problèmes envisagés consistant à définir exactement quand une personne est « la même » qu’une autre  (problèmes qui,  comme nous le verrons plus loin,  sont en fait insurmontables).

Tous ces économistes adoptent l’objectif d’uniformité,  quel que soit le principe de l’ »identité » auquel ils se trouvent tenir.

Ainsi,  l’individu qui croit que tout le monde devrait être imposé conformément à sa « capacité de payer »,  estime aussi que quiconque a la même capacité devrait être imposé de même ; celui qui croit que chacun devrait être imposé proportionnellement à son revenu tient également que quiconque a le même revenu devrait payer le même impôt,  etc.

C’est ainsi que l’idéal d’uniformité règne sur les écrits en matière de fiscalité.

Or,  ce canon-là est fort loin d’être évident,  car il semble clair que le caractère juste d’une égalité de traitement dépend d’abord  du caractère juste  de ce traitement lui-même.

Supposons,  par exemple,  que Jones,  avec ses séides,  se propose d’asservir un groupe de personnes.  Allons-nous affirmer que « la justice » exige que chacun soit également réduit en esclavage ? Et supposons que quelqu’un ait le bonheur de s’échapper. Faudra-t-il que nous le condamnions pour s’être soustrait à l’égale justice infligée à ses semblables ? Il est évident que l’égalité de traitement n’est ici aucune espèce de canon de la justice. Si une mesure est injuste,  alors ce qui est juste c’est qu’elle ait un effet  aussi peu général que possible. Un traitement également injuste ne saurait jamais se défendre  comme idéal de justice.

Par conséquent,  celui qui tient qu’un impôt devrait être également imposé à tous doit d’abord établir la justice de l’impôt lui-même.  De nombreux auteurs dénoncent les exemptions  fiscales  et dirigent leur feu contre les bénéficiaires de ces exemptions,  en particulier ceux qui s’arrangent pour les obtenir pour eux-mêmes.

ce qu’on devrait réclamer à cor et à cri n’est pas

que l’on étende l’impôt à tout le monde,

mais au contraire  que ce soit l’exonération

que l’on étende à tout le monde

Ces auteurs incluent des partisans du libéralisme qui traitent l’ exonération fiscale comme un privilège particulier et l’attaquent comme l’équivalent d’une subvention et,  par conséquent,  comme incompatible avec le marché libre.

Or,  une exemption d’impôt ou de toute autre charge  n’est absolument pas équivalente à une subvention.  Il y a une différence essentielle. Dans le second cas un homme reçoit un privilège particulier arraché à ses semblables alors que dans le premier,  il ne fait qu’échapper à un fardeau imposé à d’autres.  Alors que l’un est attribué au détriment de ses semblables,  l’autre ne l’est pas. Car dans le premier cas,  le bénéficiaire participe à l’acquisition d’un butin,  dans le second,  il échappe au paiement d’un tribut aux pillards. Lui reprocher d’y échapper équivaut à condamner l’esclave pour avoir fui son maître.

Il est clair que si un certain fardeau est injuste,  la  condamnation doit porter,  non pas sur l’homme qui échappe à sa charge,  mais sur celui ou ceux qui prétendent l’imposer.

Si un impôt est en effet injuste,  et que certains soient exemptés de cette obligation, ce qu’on devrait réclamer à cor et à cri n’est pas que l’on étende l’impôt à tout le monde, mais au contraire  que ce soit l’exonération que l’on étende à tout le monde.

L’exemption elle-même ne peut pas être considéré comme injuste à moins que l’impôt ou toute autre charge ait d’abord été démontrée comme juste.

Ainsi,  l’uniformité de traitement en soi ne peut pas être établie comme canon de la justice.

Il faut d’abord prouver qu’un impôt serait juste ;  s’il est injuste,  alors l’uniformité n’est que l’imposition générale de l’injustice,  et l’exemption doit être applaudie.

En particulier,  vu que le fait même de la fiscalité  est une ingérence dans le marché libre,  il est  incongru  et mal placé de la part des partisans d’un marché libre de se faire les apôtres d’une imposition uniforme.

L’une des principales sources de confusion  pour les économistes et autres qui sont libéraux,  c’est que la société libre est souvent définie comme une situation d’ »égalité devant la loi »,  de « privilège particulier pour personne. »

En conséquence,  beaucoup ont cru pouvoir traduire ces concepts  par une attaque contre les exonérations fiscales,  comme autant de « privilèges particuliers »,  et comme une violation du principe de « l’égalité devant la loi. » Pour ce qui est de ce dernier concept,  encore une fois,  ce n’est guère un critère de justice,  car cela dépend du caractère juste de la loi ou du « traitement » lui-même. C’est cette justice supposée,  et non l’égalité de traitement,  qui est la caractéristique principale du marché libre.  En fait,  on décrit bien mieux  la société libre avec des expressions telles que « l’égalité des droits de défendre sa personne et ses biens » ou « l’égale liberté »,  plutôt qu’avec l’expression incertaine et trompeuse d’ »égalité devant la loi[2]. »

Dans les textes savants sur la fiscalité,  il y a beaucoup d’irritation à propos des « passe-droits »,  l’implication étant que tout revenu ou domaine exonéré  d’impôts devrait être rapidement livré  à son emprise.  Tout refus de « mettre fin aux passe-droits »  y passe pour immoral.

Cependant,  comme Mises le demandait de manière incisive : Qu’est-ce donc  qu’un passe-droit ?  Si la loi ne punit pas un acte ou ne taxe pas  une chose déterminée,  ce n’est pas un passe-droit. Ce n’est au contraire,  simplement,  que le Droit.

Nos exonérations d’impôt sur le revenu ne sont pas des passe-droits.

C’est grâce à ces passe-droits-là que ce pays est encore un pays libre[3].

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b. L’uniformité impossible

Au-delà de ces considérations,  l’idéal de l’uniformité est totalement impossible à réaliser.

Limitons notre discussion plus approfondie de l’uniformité à l’imposition du revenu, pour deux raisons :

1.  Parce que la grande majorité de notre imposition est une imposition du revenu;

2. Parce que,  comme nous l’avons vu,  la plupart des autres impôts se réduisent  de toutes façons à des impôts sur le revenu.

Une taxe à la consommation revient principalement à un impôt sur le revenu,  à un taux moins élevé.

Une taxe sur la consommation revient pour l’essentiel à un impôt sur le revenu,  à un taux inférieur.

Il y a deux raisons fondamentales pour lesquelles l’uniformité d’une imposition des revenus est un objectif impossible à atteindre.

La première découle de la nature même de l’Etat. Nous avons vu,  quand nous avons envisagé l’analyse de Calhoun,  que l’Etat doit nécessairement diviser la société en deux classes,  ou castes : la caste des payeurs d’impôt et la caste des consommateurs d’impôt.

le niveau d’impôt-subvention doit nécessairement

fausser la structure des dépenses du marché et

détourner les ressources productives

de la répartition souhaitée par les producteurs

vers celle que les privilégiés auront voulue.

Les consommateurs d’impôt incluent la bureaucratie à plein temps  et les hommes politiques au pouvoir,  ainsi que les groupes qui reçoivent des subventions nettes, c’est-à-dire,  qui reçoivent plus de l’état qu’ils ne lui donnent en paiement.  Ceux-ci incluent  les récipiendaires de contrats publics  et les fournisseurs contre dépenses publiques de biens et de services produits dans le secteur privé.

Il n’est pas toujours facile dans la pratique d’identifier les récipiendaires nets,  mais cette caste peut toujours se définir conceptuellement.

Ainsi,  lorsque les hommes de l’état  imposent une taxe sur les revenus privés,  l’argent est transféré  des personnes privées  aux hommes de l’état,  et l’argent de l’état,  qu’on le dépense  en consommation de biens et services  par les hommes de l’état,  en salaires des fonctionnaires,  ou en subventions à des groupes privilégiés,  revient pour être dépensé dans le système économique.

Il est patent que le niveau d’impôt-subvention doit nécessairement fausser la structure des dépenses du marché et détourner les ressources productives de la répartition souhaitée par les producteurs vers celle que les privilégiés auront voulue.

Et que ce détournement est à la mesure du montant de l’impôt.

Si,  par exemple,  les hommes de l’état confisquent des sommes  qui auraient été dépensés sur des automobiles  pour les dépenser eux-mêmes sur de l’armement,  alors  l’industrie militaire et,  à long terme,  les détenteurs des facteurs spécifiques à cette industrie de l’armement  deviendront des consommateurs nets d’impôt,  tandis  qu’un dommage particulier  est infligé à l’industrie automobile et,  en fin de compte,  aux détenteurs de facteurs spécifiques à cette industrie.

C’est à cause de ces relations complexes que,  comme nous l’avons mentionné,  l’identification pratique des récipiendaires nets peut être difficile.

Il y a une chose,  cependant,  que nous savons sans difficulté. Que les bureaucrates sont des consommateurs nets d’impôt. Comme nous l’avons souligné ci-dessus,  les fonctionnaires ne peuvent pas payer d’impôts. Ainsi,  il est intrinsèquement impossible à des fonctionnaires de payer les impôts de la même manière que tout le monde.

Et par conséquent l’idéal d’une imposition des revenus uniforme pour tout le monde est un objectif impossible à atteindre.

Répétons que le fonctionnaire qui reçoit 20 000 dollars par an de l’état et qui lui en rend 4 000 ne se livre qu’à un simple jeu d’écritures sans importance économique aucune (hormis  le gaspillage du papier et des dossiers en cause).  Car il ne paie pas d’impôts  et ne peut pas en payer :  il se borne à toucher ses 16 000 dollars par an de l’argent des impôts.

S’il est impossible de taxer uniformément  le revenu de par la nature du processus  fiscal lui-même,  la tentative pour ce faire se heurte à une autre difficulté insurmontable encore,  celle de tenter de parvenir à une définition cohérente du « revenu ».

« L’objectif d’une uniformité de l’imposition n’est pas seulement

difficile à réaliser dans la pratique ;

en fait,  il est conceptuellement  impossible car contradictoire. »

Le revenu imposable doit-il inclure  la valeur pécuniaire implicite de services reçus en nature,  tels que les produits qu’un agriculteur consomme à partir de sa propre exploitation?  Et le revenu locatif implicite de qui vit dans sa propre maison ?  Ou les services en nature  d’une épouse ?  Quel que soit la solution choisie dans chacun de ces cas,  on peut toujours faire valoir avec quelque raison que les revenus considérés comme imposables ne sont pas les bons.

Et si on décide d’imputer un prix aux produits reçus en nature,  ces estimations devront nécessairement être arbitraires,  puisque aucune vente effective contre de l’argent n’aura eu lieu.

Une difficulté semblable naît de la question de savoir si les revenus devraient être étalés  sur une moyenne de plusieurs années. Les entreprises qui subissent des pertes et engrangent des bénéfices sont pénalisées par rapport à ceux dont les revenus sont stables ÷ à moins,  bien sûr,  que les hommes de l’état ne subventionnent une partie de la perte.  Cela peut se corriger en permettant de faire une moyenne des revenus sur plusieurs années,  mais là encore,  le problème est insoluble,  car il n’y a que des manières arbitraires de décider de la période sur laquelle faire la moyenne.  Si les taux d’imposition du revenu sont « progressifs »,  à savoir,  si le taux monte avec l’accroissement des gains,  alors ne pas autoriser cet étalement pénalise celui dont le revenu est irrégulier.

Mais,  encore une fois,  permettre cet étalement va détruire l’idéal des taux d’imposition uniformes ;  en outre,  toute variation de la période de calcul de la moyenne altère les résultats.

Nous avons aussi vu que,  pour n’imposer que les revenus,  il faut corriger l’évolution du pouvoir d’achat de la monnaie  pour l’imposition des plus-values.

Mais encore une fois,  tout indice  ou facteur de correction  est purement arbitraire,  et l’uniformité ne peut être atteinte en raison de l’impossibilité d’obtenir un accord général sur une définition du revenu.

C’est pour toutes ces raisons  que l’objectif d’une fiscalité uniforme est impossible à atteindre. Il n’est pas seulement  difficile à réaliser dans la pratique ;  en fait,  il est conceptuellement  impossible car contradictoire.

A n’en pas douter,  tout objectif éthique  dont la réalisation est une impossibilité  théorique est un objectif absurde,  et par conséquent  tout mouvement dans le sens de cet objectif est également absurde[4].  Il est donc légitime,  voire nécessaire,  d’entreprendre une critique logique (c.-à-d. praxéologique) des objectifs et des systèmes normatifs là où ils peuvent concerner  la science économique.

Ayant analysé l’objectif  de l’uniformité de traitement,  nous passons maintenant aux divers principes  qui ont été énoncés  pour donner un contenu à l’idée d’uniformité,  pour répondre à la question :  uniforme par rapport à quoi ?

Les impôts devraient-ils être uniformes relativement à la « capacité de payer »,  au « sacrifice »,  ou aux « services rendus » ?

En d’autres termes,  alors que la plupart des auteurs  ont admis plutôt sans réfléchir  que les gens qui se trouvent dans la même tranche de revenu  devraient payer les mêmes impôts,  que est le principe qui devrait régir la répartition des impôts entre les tranches d’imposition?

Celui qui touche 100 000 dollars par an doit-il payer autant,  autant proportionnellement,  plus que proportionnellement,  ou moins,  que celui qui fait 50 000  ou 10 000 dollars par an ?

Bref,  les gens devraient payer de manière uniforme en fonction de leur « capacité depayer »,  ou du sacrifice consenti,  ou d’un autre principe?

(2) Le principe de la « capacité de payer »

a. L’ambiguïté de la notion

Ce principe énonce que les gens doivent payer des impôts en fonction de leur « capacité de payer. »  On admet  généralement que la notion de capacité de payer est très ambiguë et ne présente aucun guide fiable pour une mise en oeuvre pratique[5].

La plupart des économistes ont invoqué ce principe pour soutenir un programme d’imposition progressive ou proportionnelle des revenus,  mais cela ne saurait suffire.

Il paraît indiscutable,  par exemple,  que la richesse accumulée d’une personne affecte sa capacité de payer. Un homme qui a gagné 50 000 dollars au cours d’une certaine année a probablement une plus grande capacité de payer qu’un voisin qui gagne le même montant,  s’il a en même temps  500 000 dollars  à la banque  tandis que son voisin n’a rien. Or,  une taxe sur le capital accumulé causerait un appauvrissement général.

On ne peut trouver aucun critère net pour juger de la « capacité de payer. »

Il faudrait à la fois envisager  la  richesse et le revenu,  déduire les frais médicaux,  etc.,  mais il n’existe aucun critère précis que l’on puisse invoquer,  et la décision est nécessairement arbitraire.

Ainsi,  est-ce la totalité des dépenses médicales  ou seulement une certaine proportion qu’il faudrait déduire ?  Qu’en est-il des dépenses scolaires des enfants ? Ou de la nourriture,  des vêtements  et du logement nécessaires à l’ »entretien » du consommateur ?

Le professeur Due tente de trouver un critère de la capacité « au bien-être économique »,  mais il devrait être clair que ce concept,  étant encore plus subjectif,  est encore plus difficile à définir[6].

Adam Smith lui-même employait le concept de capacité pour soutenir une impositionproportionnelle des revenus  (l’imposition d’un pourcentage constant du revenu),  mais son argumentation est plutôt ambiguë et s’applique au principe du « service rendu » aussi bien qu’à la « capacité de payer »[7].

En fait,  il est difficile de voir exactement dans quel sens la capacité de payer s’accroîtraitproportionnellement au revenu.

Est-ce un homme qui gagne 50 000 dollars par an  est « tout aussi capable » de payer 10 000 dollars qu’un individu en gagnant 10 000  d’en payer 2 000 ?

Mis à part les qualifications élémentaires des différences en capital,  en dépenses médicales,  etc.,  en quel sens peut-on démontrer cette « capacité égale » ?

Tenter de définir ainsi  une « capacité égale »  est une procédure dénuée de sens.

McCulloch,  dans un passage célèbre,  attaquait la progressivité et défendait la proportionnalité de l’impôt :

Dès lors que vous abandonnez le principe cardinal de tirer de tous les individus la même proportion de leur revenu ou de leurs biens,  vous êtes à la mer sans gouvernail ni boussole,  et il n’y a aucun degré d’injustice ni de folie que vous ne puissiez commettre[8].

Apparemment plausible,  cette thèse n’est en rien évidente.

Dans quelle mesure l’imposition proportionnelle est-elle si peu que ce soit moins arbitraire que n’importe quel modèle donné de l’imposition progressive, c’est-à-dire où le taux d’imposition augmente avec le revenu ?

Il devrait y avoir quelque principe qui justifie la proportionnalité ;  si ce principe-là n’existe pas,  alors la proportionnalité n’est pas moins arbitraire que n’importe quel autre modèle d’imposition.

On a proposé divers principes,  qui seront examinées plus loin,  mais le fait est que la proportionnalité en soi n’est pas plus,  ni moins fondée que toute autre forme d’imposition.

Il y a une école de pensée qui tente de trouver une justification à l’imposition progressive par l’intermédiaire du principe de la «  »capacité de payer ». C’est l’approche par la « faculté » d’Era Seligman.

Cette doctrine tient que plus une personne a d’argent,  et plus il est relativement facile pour elle d’en acquérir davantage. Son pouvoir d’obtenir de l’argent est censé s’accroître à mesure qu’elle en a davantage.

« On peut dire d’un homme riche qu’il est soumis à une loi des rendements croissants[9]. »

Par conséquent,  dans la mesure où sa capacité croît à un rythme plus rapide que ses revenus,  un impôt progressif sur le revenu serait justifié.

Cette théorie est tout simplement fausse[10]. Ce n’est pas l’argent qui « fait de l’argent » ;  s’il le faisait,  alors un petit nombre de gens possèderaient aujourd’hui  toute la richesse du monde.  Pour qu’on puisse le gagner,  l’argent doit constamment se justifier comme étant maintenant au service des consommateurs.  Le revenu personnel,  les intérêts,  les bénéfices,  et les loyers ne s’obtiennent qu’en vertu de leurs services actuels,  et non de leurs services passés.  Peu importe la taille de la fortune accumulée,  et des fortunes peuvent être dissipées et le sont effectivement  lorsque leurs propriétaires ne parviennent pas à les réinvestir à bon escient au service des consommateurs.

Comme le signalent Blum et Kalven,  la thèse de Seligman est une absurdité totale lorsqu’on l’applique à des services personnels tels que l’énergie du travail. Elle ne pourrait avoir de sens qu’appliquée aux revenus de la propriété,  à savoir  des investissements  dans des terres ou des biens d’équipement  (ou dans des esclaves,  dans une économie esclavagiste).

Cependant,  la rentabilité sur le capital tend toujours vers l’uniformité,  et tout écart par rapport à cette uniformité  est dû à des investissements particulièrement avisés  et clairvoyants (conduisant à des profits) ou à des investissements particulièrement gaspilleurs (conduisant à des pertes). Alors que la thèse de Seligman impliquerait – faussement — que la rentabilité s’accroisse à proportion du montant investi.

Une autre théorie soutient que la capacité de payer serait proportionnelle au « surplus du producteur » d’un individu,  c’est à dire,  à sa « rente économique »,  ou le montant de ses revenus qui dépasse le montant nécessaire pour qu’il continue à produire.

Les conséquences de l’imposition de la rente foncière ont été signalées dans un chapitre précédent.

Or,  il est clair qu’on ne saurait établir  quel paiement serait   »nécessaire » pour pousser quelqu’un à travailler ;  si les hommes du fisc demandent à quelqu’un ce que c’est que « son » salaire minimum à lui,  qu’est-ce qui peut l’empêcher de dire  que tout montant inférieur à son salaire actuel l’amènerait à prendre sa retraite ou à chercher un autre travail ?  Et qui pourrait prouver autre chose ?

En outre,  même si on pouvait le déterminer,  ce « surplus »-là n’est guère un indicateur de la capacité de payer. Le surplus d’une star de cinéma  peut-être pratiquement nul,  dans la mesure  où certains autres studios  peuvent être disposés à lui offrir pour ses services presque autant qu’il gagne aujourd’hui,  tandis que le fossoyeur infirme pourrait avoir un « surplus » bien plus grand,  parce qu’il se pourrait que personne d’autre ne soit disposé à l’embaucher lui.

En général,  dans une économie avancée,  il y a peu de « surplus » de ce type,  dans la mesure  où la concurrence marchande  va pousser les autres emplois et affectations possibles vers la valeur actualisée de la production marginale du facteur dans son emploi actuel.

Par conséquent,  il serait impossible d’imposer un quelconque   »surplus » au-delà du paiement nécessaire pour la terre ou le capital,  étant donné qu’il n’y en existe aucun,  et pratiquement impossible d’imposer le « surplus » des revenus du travail,  étant donné  que l’existence d’un surplus appréciable est rare,  impossible à déterminer et,  en tout cas,  ne représente aucune espèce de critère de la capacité de payer[11].

b.  Le caractère juste de la norme

L’idée extrêmement populaire de la capacité de payer  a été consacrée par Adam Smith dans son canon le plus important de la fiscalité  et depuis,  on l’accepte aveuglément.

Tandis que son imprécision foncière a fait l’objet de nombreuses critiques,  presque personne n’a critiqué  le principe de base,  en dépit du fait que personne ne l’avait vraiment assis sur une argumentation solide.

Adam Smith lui-même  n’a fourni aucun raisonnement pour fonder ce prétendu principe,  et il y en a eu peu d’autres pour le faire depuis.

Due,  dans son texte d’économie publique,  ne l’accepte que parce que la plupart des gens y croient,  méconnaissant ainsi la possibilité d’aucune analyse logique des principes normatifs[12].

La seule tentative de quelque importance  pour donner un semblant de base rationnelle au principe de la « capacité de payer » repose sur une comparaison tirée par les cheveux du paiement des impôts avec les dons volontaires aux organisations caritatives.

Ainsi Groves écrit:

« Pour des centaines d’entreprises communes  (les caisses de bienfaisance,  la Croix-Rouge,  etc.)  les gens sont censés contribuer selon leurs moyens.  Les états sont un exemple  de ces entreprises communes  que l’on favorise pour servir les citoyens en tant que groupe[13]. »

Il est rare que l’on accumule  davantage de sophismes  en seulement deux phrases.

Pour commencer,  l’état n’est pas une entreprise commune comparable à une caisse de bienfaisance.

Personne ne peut y donner sa démission. Personne,  sous peine de prison,  ne peut conclure que cette « entreprise de charité » ne fait pas correctement son travail,  et mettre fin à sa « contribution » en conséquence ; personne  ne peut se borner  à lâcher tout intérêt dans l’affaire  et s’en aller.

Si,  comme on le verra plus loin,  on ne peut pas décrire l’État comme une entreprise,  adonnée à vendre des services sur le marché,  alors il est on ne peut plus ridicule  de l’assimiler à un organisme de charité.

L’état est la négation même de la charité :  la charité est un don unique et gratuit,  un acte qui émane librement,  sans contrainte,  de celui qui donne.

La raison pour laquelle qui que ce soit

contribue volontairement à un organisme de bienfaisance

consiste précisément dans l’avantage qu’il en tire.

Dans la formule de Groves,  c’est l’expression « sont censés » qui contient la tromperie.

Personne n’est forcé de donner à aucun organisme de bienfaisance qui ne l’intéresse pas,  ou dont il pense qu’il ne fait pas son travail comme il faut.

Le contraste est encore plus évident dans une citation de Hunter et Allen:

« On attend les contributions de soutien à une ‘église  ou à un organisme de bienfaisance,  non pas suivant les avantages  que ses membres individuels  tirent de l’organisation,  mais suivant leur capacité à y contribuer[14]. »

Mais d’un point de vue praxéologique,  ça ne tient pas debout.

La raison pour laquelle qui que ce soit  contribue volontairement  à un organisme de bienfaisance consiste précisément dans l’avantage qu’il en tire,  même si cet avantage ne peut s’envisager que dans un sens subjectif et si on ne peut jamais le mesurer. Le fait qu’on a tiré d’un acte un avantage,  ou profit perçu,  se déduit ipso facto du fait que cet acte a été accompli.

De toute personne qui fait un échange on déduit qu’il en a tiré profit (du moins ex ante). De même,  de tout don unilatéral  que fait une personne  on déduit qu’il a bénéficié (ex ante) du fait d’avoir fait ce don. S’il n’en avait pas bénéficié,  il ne l’aurait pas fait,  ce don.

C’est une autre indication du fait que la praxéologie ne suppose pas l’existence d’un « homo oeconomicus »,  car l’avantage net  d’une action peut provenir soit d’un bien ou service directement reçu en échange,  mais aussi tout simplement du fait de savoir qu’un autre va bénéficier d’un cadeau.

C’est donc précisément leur intérêt  pour celui qui donne,  et non sa « capacité de payer »,  qui fait que l’on donne  à des institutions de bienfaisance. Cependant,  cet intérêt ne peut s’envisager que dans un sens subjectif.  Il ne peut jamais se mesurer.  Le fait de l’avantage subjectif,  ou profit,  d’un acte,  peut se déduire du fait qu’il a été accompli.

Si le principe de la « capacité à payer  » régnait sur  le marché,

il n’y aurait aucun intérêt à acquérir des richesses · »

En outre,  si c’est avec le marché que l’on compare l’impôt,  on ne trouve aucune bonne raison pour adopter le principe de la « capacité de payer ».

Bien au contraire,  le prix du marché  (généralement considéré comme le juste prix) est presque toujours uniforme  ou tend vers l’uniformité.

Les prix du marché,  en tendance,  se soumettent à la règle du prix unique dans l’ensemble du marché.  Pour un produit,  tout le monde paie un prix égal  quelle que soit la quantité d’argent qu’il possède,  ou sa « capacité de payer. »

Si l’imposition devait prendre modèle sur les prix du marché,

alors c’est uniformément (et non proportionnellement)

que l’on percevrait les impôts sur tout le monde.

En fait,  si le principe de la « capacité de payer » régnait sur le marché,  personne n’aurait aucun intérêt à acquérir des richesses,  puisque tout le monde devrait payer davantage pour un produit à la mesure de l’argent en sa possession.

Les revenus monétaires seraient approximativement égalisés  et,  en fait,  cela  ne servirait à rien du tout d’acquérir de l’argent,  puisque le pouvoir d’achat d’une unité de monnaie  ne serait jamais défini mais chuterait,  pour chacun,  à mesure de la quantité qu’il en gagne. Quant à celui qui aurait moins d’argent,  il se bornerait à constater que le pouvoir d’achat d’une unité de sa monnaie  s’en trouve accru en conséquence.

Par conséquent,  à moins que  ruse et marché noir ne puissent  se soustraire à cette réglementation,  imposer pour les prix le principe de la « capacité de payer » détruirait complètement le marché.

Cette destruction  du marché et de l’économie monétaire ferait dégringoler la société à un niveau  de vie primitif et,  bien sûr,  éliminerait une grande partie de la population mondiale actuelle,  à qui c’est l’existence d’un marché moderne  et développé qui permet de gagner sa subsistance  voire au-delà.

Il devrait en outre être évident  qu’imposer un revenu et un capital égaux pour tous (par exemple,  en imposant  tous ceux qui dépassent un certain niveau de revenu et de richesse,  et en subventionnant tous ceux qui se trouvent dessous de cette norme)  aurait le même effet,  car cela n’aurait plus de sens pour quiconque de travailler pour de l’argent.  Ceux qui aiment travailler ne le feraient plus que « par jeu »,  c’est-à-dire sans en obtenir de contrepartie pécuniaire.

L’égalité forcée du revenu et de la richesse,  par conséquent,  ferait revenir l’économie à la barbarie.

Si l’imposition devait prendre modèle sur les prix du marché,  alors c’est uniformément (et non proportionnellement)  que l’on percevrait les impôts sur tout le monde.

Comme on le verra ci-dessous,  une fiscalité égale  diffère sur des points essentiels de la tarification du marché,  mais elle en est une approximation bien plus proche que ne l’est l’impôt suivant « la capacité à payer ».

le principe de la « capacité de payer » ressemble davantage

au principe du bandit de grand chemin :

prendre l’argent là où il est

Enfin,  le principe de la « capacité de payer » signifie précisément que ce sont les plus capables qui sont pénalisés,  c’est à dire les plus aptes à servir les besoins de leurs concitoyens. Pénaliser la capacité à produire et à servir les autres  diminue la fourniture du service ÷ et cela,  proportionnellement à l’étendue de cette capacité. Le résultat sera un appauvrissement,  non seulement des plus capables,  mais du reste de la société,  qui bénéficie de leurs services.

Pour résumer,  on ne peut pas se borner  à présumer le principe de la « capacité de payer » :  si on s’en sert,  il faudrait le justifier par une argumentation logique et celle-là,  les économistes ne l’ont pas encore présentée.

Bien loin que d’être une règle évidente de justice,  le principe de la « capacité de payer » ressemble davantage au principe du bandit de grand chemin : prendre l’argent là où il est[15].

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(3) La théorie du sacrifice

Un autre critère hypothétique de l’impôt juste a fait l’objet d’une littérature florissante pendant de nombreuses décennies,  mais aujourd’hui il est carrément en train de passer de mode.

Les multiples variantes de l’approche par le « sacrifice »,  s’apparentent à une version subjective du principe de la « capacité de payer ».

Toutes reposent sur trois principes généraux:

1. Que l’utilité d’une unité de l’argent à une personne physique diminue à mesure que son stock de monnaie augmente;

2. que ces utilités pourraient être comparées entre les personnes et pourraient donc s’additionner,  soustraire,  etc.,  et

3. que tout le monde aurait la même fonction d’utilité pour l’argent.

Le premier postulat est valide (mais seulement dans un sens ordinal),  mais le deuxième et le troisième sont dépourvus de sens.

L’utilité marginale de la monnaie diminue bel et bien,  mais il est impossible de comparer l’utilité  d’une personne avec celle d’une autre,  et encore davantage  de croire que les jugements de valeur de tout le monde seraient identiques.

L’utilité n’est pas une quantité,  mais un ordre de préférence perçue. Par conséquent,  tout principe de répartition de la charge fiscale reposant sur de tels postulats doit être tenu pour fallacieux.  Heureusement,  cette vérité-là est aujourd’hui généralement reconnue dans les textes économiques[16].

On s’est généralement servi des théories de l’utilité et du « sacrifice » pour justifier l’impôt progressif,  bien qu’on l’ait parfois aussi fait pour défendre l’impôt proportionnel.

Bref,  on présume qu’un dollar « compterait moins »,  qu’il aurait une utilité moindre pour un « riche » pour un « pauvre »  ( »riches » et « pauvre » en termes de revenu ou de fortune ?),  et par conséquent le paiement d’une dollar par un riche lui impose un moindre sacrifice perçu  qu’à un pauvre.  Par conséquent,  il faudrait que le riche soit imposé  à un taux plus élevé.

Nombre de théories de la « capacité de payer des » sont en réalité le décalque opposé  de théories du sacrifice,  dans la mesure où on les formule  sous forme d’une capacité à faire des sacrifices.

Etant donné que désormais l’essentiel de la théorie du sacrifice ÷ les comparaisons interpersonnelles d’utilité — est généralement mis au rebut,  nous n’allons pas passer beaucoup de temps à discuter en détail de cette doctrine du sacrifice[17].

Toutefois,  il y a plusieurs aspects de cette théorie  qui présentent un intérêt.

La théorie du sacrifice se divise en deux branches principales :

(1) Le principe de l’égalité du sacrifice et

(2) le principe du sacrifice minimum.

Le premier énonce  que chaque homme devrait se sacrifier également quand il paie des impôts ;  le second,  que la société dans son ensemble devrait faire le plus petit sacrifice possible.

Ces deux versions abandonnent complètement l’idée de l’ »état » comme prestataire de services et traitent simplement l’état et sa fiscalité comme un fardeau,  comme un sacrifice à subir de la meilleure manière  que nous puissions connaître.

Alors nous avons vraiment ici un  curieux principe de justice  – qui se fonde sur la modulation du mal.  Cela nous confronte une fois de plus à ce pons asinorum qui met en échec toutes les tentatives pour établir de justes règles d’imposition ÷ le problème de la justice de l’impôt en lui-même.

Celui qui prône la théorie du sacrifice,  ayant avec réalisme abandonné
les postulats non prouvés sur les avantages de l’imposition,  doit affronter cette question et trébucher dessus : si l’impôt n’est qu’un mal,  pourquoi le tolérer ?

Ce que voudrait la théorie du sacrifice égal,  c’est qu’un même mal soit imposé à tous.  Comme critère de la justice,  c’est aussi indéfendable que de demander que tout le monde soit également esclave.

Un aspect intéressant de la théorie du sacrifice égal,  toutefois,  est qu’elle n’implique pas nécessairement l’imposition progressive du revenu!

Car si cela implique que le riche devrait être imposé davantage que le pauvre,  cela ne veut pas nécessairement dire que le premier devrait être taxé plus que proportionnellement. En fait,  cela n’établit même pas que tous devraient être imposés proportionnellement ! Par exemple,  le principe de l’égalité de sacrifice peut exiger que l’individu qui gagne 50 000 dollars soit imposé davantage

que celui qui en gagne 8 000,  mais pas nécessairement qu’on l’impose à un pourcentage plus élevé  ni même proportionnellement.

Selon la forme des différentes « courbes d’utilité »,  le principe du sacrifice égal pourrait même bien en appeler à une imposition régressive dans lesquelles le riche homme paierait un montant plus élevé,  mais moins que proportionnellement (par exemple,  celui qui gagne 50 000 dollars en paierait 1 000,  et celui qui en gagne 8 000 en paierait 500).

Plus rapidement l’utilité de la monnaie diminue,  plus la courbe  d’ »égal sacrifice » devrait donner de progressivité.  En revanche,  une courbe d’utilité marginale faiblement décroissante de la richesse appellerait à une imposition régressive.

Aucune discussion sur la rapidité  avec laquelle baissent les différentes courbes d’utilité marginale de la richesse ne saurait déboucher  parce que,  comme nous l’avons vu,  c’est toute cette théorie qui n’est pas tenable. Mais le fait est que,  même pour ce qu’elle vaut,  la théorie de l’égalité du sacrifice ne peut en soi justifier  ni l’imposition progressive  ni l’imposition proportionnelle[18].

Pour sa part,  la théorie du sacrifice minimum a souvent été confondue avec celle de l’égalité de sacrifice. L’une et l’autre reposent sur le même ensemble d’hypothèses fausses,  mais la théorie du sacrifice minimum recommande un impôt très drastiquement progressif.

Supposons,  par exemple,  qu’il y ait deux individus dans une communauté,  Jones gagnant 120 000 dollars,  et Smith en faisant 90 000.  Le principe du sacrifice social minimum,  qui repose sur les trois hypothèses décrites ci-dessus,  déclare : 1 dollar pris à Jones impose un moindre sacrifice que ce même dollar pris  à Smith,  de sorte que si les hommes de l’état ont besoin d’un dollar,  c’est à Jones qu’ils le prennent.

Supposons cependant que ce soit de 2 dollars que les hommes de l’état ont besoin : le second dollar  imposera toujours  un moindre sacrifice à Jones  qu’un premier dollar pris à Smith,  puisque Jones a toujours plus d’argent que Smith et par conséquent se sacrifie moins. Et cela continue aussi longtemps que Jones continue d’avoir plus d’argent que Smith. Si les hommes de l’état ont besoin de 20 000 dollars en impôts,  le principe du sacrifice minimum recommande de prendre à Jones l’ensemble des 20 000,  et zéro à Smith.

En d’autres termes,  ce qu’il préconise c’est qu’on s’empare de tous les revenus les plus élevés,  jusqu’à ce que les besoins de l’état soient couverts[19].

Le principe du sacrifice minimum dépend lourdement,  comme la théorie du sacrifice égal,  du postulat indéfendable comme quoi la fonction d’utilité de la richesse serait à peu près la même pour tout le monde.

L’une et l’autre dépendent aussi d’un sophisme supplémentaire,  qu’il faut réfuter maintenant : à savoir que le « sacrifice » ne serait que l’inverse de l’utilité de la richesse.

En effet,  il se peut que le sacrifice subjectif en matière de fiscalité ne corresponde pas seulement à l’utilité de l’argent manquant,  il peut également être augmenté par l’indignation morale face à l’acte d’imposition. Ainsi,  Jones peut devenir tellement indigné par la procédure qui précède que son sacrifice subjectif à la marge  devienne rapidement très important,  beaucoup plus « important » que celui de Smith,  si nous concédions pour un instant que les deux pourraient se comparer.

Et une fois que nous avons vu que le sacrifice subjectif n’est pas nécessairement dépendant de l’utilité de la richesse,  on peut étendre le principe encore plus loin.

Considérons,  par exemple,  un anarchiste philosophique qui s’oppose avec ferveur à toute forme d’imposition. Supposons que son sacrifice subjectif à lui en payant toute taxe est si élevé qu’il en est presque infini. Dans ce cas,  le principe du sacrifice minimum devrait exonérer l’anarchiste de toute fiscalité,  tandis que le principe de l’égalité de sacrifice conduirait à ne le taxer que d’une quantité infinitésimale.

Dans la pratique,  par conséquent,  le principe du sacrifice devrait conduire à exonérer l’anarchiste de tout impôt.

En outre,  comment les hommes de l’état peuvent-ils  déterminer le sacrifice subjectif de l’individu? En lui posant la question ?

Dans ce cas,  combien de personnes n’iraient pas proclamer l’énormité de leur sacrifice pour échapper ainsi à tout paiement?

De même,  si deux personnes appréciaient différemment leur revenu monétaire identique,  le principe du sacrifice minimum exigerait que l’on impose moins celui de deux qui est plus heureux,  parce que celui-ci,  s’il payait un impôt égal,  ferait un plus grand  sacrifice de bien-être. Qui proposera un impôt plus lourd sur le malheureux ou sur l’ascète ?  Et qui se retiendrait alors de proclamer haut et fort  la jouissance énorme qu’il tire,  lui,  de son revenu?

C’est une curiosité que le principe du sacrifice minimum recommande le contraire de la théorie de la capacité de payer  laquelle,  en particulier dans sa variante de l’ »état de bien-être »,  préconise un impôtspécial sur le bonheurmalheureux.. Si c’était ce dernier principe qui est dominant,  alors les gens se précipiteraient pour proclamer leur malheur et leur indéracinable ascétisme.  et une exemption d’impôt pour ceux  qui sont

Il est évident que les partisans des théories de la capacité à payer et du sacrifice ont complètement échoué à établir celles-ci  comme critères d’une juste imposition.

Ces théories commettent encore une erreur supplémentaire grave.

En effet,  c’est en termes de sacrifice, et de charge,  que la théorie du sacrifice (explicitement),  et celle de la capacité à payer (implicitement),  avancent leurs supposés critères d’action[20].

L’état y est censé être un fardeau pour la société,  et la question devient celle d’une juste répartition  de cette charge.

Cependant,  l’homme cherche constamment à sacrifier le moins possible  en échange des avantages qu’il tire de ses actions.  Or,  ce que nous avons ici  est une théorie qui ne parle qu’en termes de sacrifice et de charge,  et appelle à une certaine distribution sans démontrer aux contribuables qu’ils obtiendraient plus d’avantages qu’ils ne font de sacrifices.

Etant donné que cela,  les théoriciens ne le démontrent pas,  ils ne peuvent poser leurs exhortations qu’en termes de sacrifice ÷ démarche qui,  praxéologiquement,  n’a pas de sens.  Etant donné que les hommes cherchent toujours à trouver des avantages nets aux actes  qu’ils entreprennent,  il s’ensuit qu’une discussion en termes de sacrifice ou de charge  ne peut établir aucun critère rationnel pour l’action humaine. Pour être praxéologiquement valide,  un critère doit prouver l’existence d’un avantage net pour quelqu’un.

Il est vrai,  bien entendu,  que les partisans de la théorie du sacrifice sont beaucoup plus réalistes que les tenants de la théorie des avantages  (dont nous allons parler dans ce qui suit),  quand ils tiennent l’Etat pour une charge et non un avantage net  pour la société,  mais ce n’est pas cela  qui démontrerait le caractère  juste du principe du sacrifice  en matière fiscale. Bien au contraire.

(4) Le principe des avantages

Le principe des avantages est radicalement différent des deux critères d’imposition qui précèdent.  En effet,  les principes du sacrifice et de la capacité à payer s’éloignent complètement les principes de l’action ainsi que des critères acceptés de la justice sur le marché.

Sur le marché,  les gens agissent librement de différentes manières dont ils pensent qu’elles leur apporteront  des avantages nets.

Le résultat de ces actions est le système d’échanges en monnaie,  avec sa tendance inexorable à la fixation uniforme des prix  et à l’allocation  des facteurs de production d’une manière  qui satisfasse les demandes les plus urgentes de tous les consommateurs.

Or,  les critères dont on se sert pour juger de l’impôt  sont complètement différents de ceux que l’on applique à toutes les autres actions sur le marché.

Tout à coup,  voilà que l’on oublie  la liberté du choix  et l’uniformité des prix,  et que toute la discussion est en termes de sacrifice,  de charge,  etc.  Si la fiscalité n’est qu’un fardeau,  il n’est pas étonnant qu’il faille exercer la contrainte pour imposer celui-ci.

Le principe des avantages,  bien au contraire,  est une tentative pour fonder l’impôt sur une base comparable à celle d’un prix de marché ;  c’est-à-dire que l’impôt devrait être perçu conformément aux avantages que l’individu en reçoit.

C’est une tentative pour atteindre l’objectif d’un impôt neutre,  qui laisserait le système économique à peu près comme il l’est sur le marché libre. C’est une tentative pour obtenir une rationalité praxéologique, en établissant un critère de paiement à partir de l’intérêt et non du sacrifice.

L’abîme entre le principe des avantages  et les autres principes  a été méconnu au départ,  à cause de la confusion faite par Adam Smith entre les avantages et la capacité de payer.

Dans la citation citée ci-dessus,  Smith déduisait que tout le monde profite de l’État à proportion de son revenu,  et que ce revenu détermine sa capacité de payer. Dans ces conditions,  un impôt sur sa capacité de payer ne serait qu’un donnant-donnant en échange des avantages conférés par l’État.

Certains auteurs ont soutenu  que les gens profitent de l’état  à raison de leurs revenus ; d’autres,  qu’ils en profitent  plus qu’à proportion de leurs revenus,  ce qui justifierait un impôt progressif sur le revenu.

Or,  toute cette mise en oeuvre de la théorie des avantages est dépourvue de sens.

la société n’est pas du tout l’État,

de sorte que les éventuelles prétentions de celui-ci  doivent faire l’objet

d’une validation indépendante.

Comment les riches tirent-ils de l’état un avantage proportionnellement plus grand,  ou même plus que proportionnellement,  que les pauvres ?

Ils pourraient le faire que si les hommes de l’état étaient responsables de ces richesses par l’attribution d’un privilège spécial,  comme une subvention,  l’attribution d’un monopole,  etc. Sinon,  de quoi les riches peuvent-ils profiter ?

Des dépenses   »sociales » et autres redistributions,  qui prennent aux riches pour donner aux bureaucrates et aux pauvres?  Certainement pas.

De la protection de la police?  Mais ce sont précisément les riches qui peuvent le mieux se payer leur propre protection,  et qui par conséquent,  en tirent moins d’avantages que les pauvres.  La théorie des avantages estime que les riches bénéficient davantage de la protection parce que leurs biens ont plus de valeur ;  mais il se peut que le coût de la protection n’ait guère de rapport avec la valeur de la propriété. Comme il coûte moins cher de protéger un coffre de banque contenant 100 millions de dollars que de protéger 40 hectares de terres à 25 dollars l’hectare,  le propriétaire pauvre reçoit un bien plus grand avantage de la protection de l’État que le riche propriétaire de biens mobiliers.

Il ne serait pas davantage pertinent de dire que si A gagne plus d’argent que B, c’est parce que A reçoit un plus grand avantage de la « société » et devrait donc payer plus d’impôts.

Tout d’abord,  tout le monde en est membre,  de la société. Le fait que A gagne davantage que B signifie précisément que les services de A ont individuellement plus de valeur pour ses semblables.  Par conséquent,  étant donné que A et B bénéficient également de l’existence de la société,  c’est l’argument inverse qui serait bien plus exact :  à savoir que c’est à la productivité supérieure de A en tant qu’individu,  et pas du tout à « la société »,  que l’on doit la différence entre les deux.

Deuxièmement,  la société n’est pas du tout l’État,  de sorte que les éventuelles prétentions de celui-ci  doivent faire l’objet d’une validation indépendante. Par conséquent,  on ne peut maintenir ni l’imposition proportionnelle ni l’imposition progressive du revenu à partir du principes des avantages.

En fait,  c’est l’inverse qui est vrai. Si tout le monde devait payer conformément à l’avantage reçu,  il est clair que

(a) les bénéficiaires de les prestations « sociales » supporteraient la totalité du coût de ces avantages : les pauvres devraient payer leurs propres allocations  (y compris,  bien sûr,  le coût supplémentaire pour payer la bureaucratie qui fait les transferts);

(b) les acheteurs de tout service étatique seraient les seuls à les payer,  de sorte que les services de l’état pourraient être financés à partir  d’un fonds fiscal général,  et

(c) pour la protection de la police,  un riche paierait moins qu’un pauvre,  et moins en valeur absolue.

Par-dessus le marché,  les propriétaires fonciers paieraient davantage que les propriétaires de biens incorporels,  et les faibles et les infirmes,  qui profitent manifestement davantage que les forts de la protection de la police,  auraient à payer davantage d’impôts que ceux-ci.

On comprend immédiatement pourquoi le principe des avantages  a été pratiquement abandonné ces dernières années. Car il est évident que si (a) les récipiendaires de l’aide sociale et (b) les titulaires d’autres privilèges particuliers,  tels que les privilèges de monopole,  devaient payer à mesure de l’avantage reçu,  il n’y aurait guère de raison d’être ni à l’une ni à l’autre forme de dépenses publiques.

Et si chacun devait payer un montant égal à l’avantage qu’il a reçu et non proportionnellement (et il faudrait bien qu’il le fasse car l’État n’aurait autre recours pour se procurer des fonds),  alors le récipiendaire de la subvention non seulement ne gagnerait rien,  mais devrait payer la bureaucratie pour les frais de traitement et de transfert.

L’institution du principe des avantages se traduirait donc par un système de laissez-faire,  avec un état qui se limiterait strictement à fournir un service de défense.  Et l’impôt pour ce service défensif serait prélevé davantage sur les pauvres et les infirmes que sur les forts et les riches.

A première vue,  celui qui adhère au marché libre,  Qui cherche l’impôt neutre,  serait tenté de se réjouir. Il semblerait que le principe des avantages représente la réponse à sa quête. Et en effet, ce principe-là est plus proche des principes du marché que les prétendus canons qui précèdent.

Cependant,  si nous menons une analyse plus serrée,  il deviendra évident que le principe des avantages est encore loin de la neutralité du marché.

le marché prouve ses avantages.

Tandis que là où ce sont des impôts que l’on perçoit,  payer est obligatoire,

et par conséquent les avantages  ne peuvent jamais  être prouvés.

Sur le marché,  les gens ne paient pas à la mesure de l’avantage individuel reçu :  c’est un prix uniforme qu’ils paient,  celui qui induit l’acheteur marginal à participer aux échanges. Les plus intéressés ne paient pas un prix plus élevé  que ceux qui le sont moins : le maniaque des échecs  et le joueur indifférent payeront le même prix pour le même jeu,  et le passionné d’opéra comme le béotien payeront le même billet le même prix.

Pour ce qui est de la protection,  ce sont les pauvres et les faibles qu’elle intéresserait les plus mais,  contrairement au principe des avantages,  sur un marché ils ne paieraient pas un prix plus élevé que les autres.

Il y a des failles encore plus graves dans le principe des avantages.

En effet,  sur le marché les échanges (a) démontrent l’existence des avantages et (b) ne font qu’établir la réalité de ces avantages,  sans les mesurer. La seule raison pour laquelle nous savons que A et B tirent profit d’un échange,  c’est qu’ils y procèdent volontairement.

C’est ainsi que le marché prouve ses avantages.

Tandis que,  là où ce sont des impôts que l’on perçoit,  payer est obligatoire,  et par conséquent les avantages  ne peuvent jamais être prouvés.

En fait,  l’existence de la  contrainte donne lieu à la présomption inverse et donne à penser que l’impôt ne correspond pas à un avantage,  mais à un fardeau.

S’il fournissait vraiment un avantage,  l’emploi de la force ne serait pas nécessaire.

Deuxièmement,  l’avantage de l’échange ne peut jamais se mesurer ni se comparer entre les personnes.  Le « surplus des consommateurs » qui naît de l’échange est uniquement perçu,  il n’est pas mesurable,  ni comparable de manière scientifique.

C’est pourquoi nous ne savons jamais ce que sont ces avantages,  et par conséquent il ne peut y avoir aucun moyen de répartir les impôts et taxes en se fondant dessus.

Troisièmement,  sur le marché tout le monde reçoit de l’échange un avantage net. L’avantage d’une personne n’est pas égal à son coût,  il lui est forcément supérieur.

Par conséquent,  confisquer par l’impôt son avantage supposé violerait complètement les principes du marché.

Enfin,  si chaque personne devait être imposée en fonction de l’avantage qu’elle reçoit des hommes de l’état,  il est évident que,  étant donné que la bureaucratie reçoit tous ses revenus de cette source,  elle devrait,  comme les autres bénéficiaires de subventions et de privilèges,  être forcée de rendre à l’état la totalité de ses salaires. Il faudrait que la bureaucratie travaille sans qu’on la paie.

Nous avons vu que le principe des avantages mettrait fin à toutes les dépenses de subvention de toute nature. Il faudrait que les « services publics »  soient directement vendus à leurs acheteurs ; mais dans ce cas,  il n’y aurait aucune place pour une propriété d’état,  car c’est la caractéristique d’une entreprise étatique que d’être lancée avec l’argent des impôts.

Les partisans du principe des avantages disent souvent des services policiers et judiciaires qu’ils seraient intrinsèquement généraux  et non spécialisés,  de sorte qu’ils devraient être achetés à partir du pot commun des impôts  et non par des utilisateurs individuels.

Cependant,  comme nous l’avons vu,  cette supposition-là est  inexacte : ces services peuvent se vendre comme les autres sur le marché.

Ainsi,  même si le principe des avantages  ne présentait pas toutes ses autres tares,  il ne fournirait encore aucune justification pour un impôt quelconque,  car tous les services pourraient être directement vendus à leurs bénéficiaires sur le marché.

Il est évident que si le principe des avantages tente de satisfaire au critère marchand de limiter le paiement aux seuls bénéficiaires,  on doit le tenir pour un échec ; il ne peut pas servir de critère pour un impôt neutre ni pour aucun autre type d’imposition.

(5) L’impôt uniforme et le principe du coût

Un impôt uniforme a beaucoup plus en sa faveur qu’aucun des principes énumérés plus haut,  et dont aucun ne peut servir comme norme de la fiscalité.

« L’impôt uniforme » ne veut rien dire d’autre : un impôt égal sur chacun des membres de la société. C’est ce qu’on appelle une taxe par tête  ou impôt de capitation (le terme « poll tax »  utilisé en anglais pour le désigner s’applique plus précisément pour décrire une taxe uniforme sur le vote,  ce que l’impôt de capitation était devenu dans divers États américains.)

Toute personne paierait chaque année une taxe identique aux hommes de l’état.

Une voix,  une taxe.

Un impôt égal serait particulièrement approprié dans une démocratie,  avec son insistance sur l’égalité devant la loi,  l’égalité des droits,  et l’absence de discrimination et de privilèges particuliers. Il mettrait concrètement en oeuvre le principe: « une voix,  une taxe. »

Il s’appliquerait  à juste titre aux seuls services de protection des hommes de l’état,  car les hommes de l’état seraient déterminés à défendre également tout le monde.

Par conséquent,  il peut sembler juste qu’en échange toute personne soit imposée de manière identique.

Tout comme le principe des avantages,  le principe d’égalité proscrirait toutes les activités des hommes de l’état autres que la défense,  car toutes les autres dépenses institueraient un privilège ou subvention quelconque.

Enfin,  un impôt uniforme  serait beaucoup plus proche de la neutralité qu’aucun des autres impôts envisagés,  car il tenterait de fixer un même »prix » pour les mêmes services rendus.

Il y a une école de pensée qui conteste cette thèse,  et qui affirme que c’est un impôt proportionnel qui serait plus proche de la neutralité que l’impôt égal.  Les partisans de cette théorie signalent que l’impôt égal altère la distribution du revenu établie par le marché.

Par exemple,  si A gagne 30 kg d’or par an,  B en gagne 6,  et C en gagne 2,  et que chacun paie 300 grammes d’impôt,  alors la proportion relative du revenu net après impôts est modifiée,  et modifiée dans le sens d’une plus grande l’inégalité.

Une taxe proportionnelle d’un pourcentage fixe sur les trois laisserait la répartition des revenus constants et serait donc neutre par rapport au marché.

Cette thèse se méprend du tout au tout sur le problème de la neutralité fiscale. L’objet de cette recherche n’est pas de laisser la distribution du revenu identique à ce qu’elle serait  si on n’avait pas  imposé de taxe.  Le critère est   que la « distribution » du revenu et tous les autres aspects de l’économie  ne soient pas affectés autrement  que si l’impôt  avait vraiment été  un prix de marché libre. Et cela,  c’est un critère très différent.

En effet,  il n’y a aucun prix de marché qui laisse inchangée la « distribution » relative du revenu.  Si le marché devait vraiment se conduire de cette façon,  il n’y aurait aucun avantage à gagner de l’argent,  car il faudrait alors que les gens paient pour les produits des prix proportionnellement plus élevés selon le niveau de leurs revenus.

Le marché tend vers l’uniformité des prix et,  partant,  vers un prix égal pour un service égal.

Un impôt égal,  par conséquent,  serait beaucoup plus proche de la neutralité et constituerait une approche plus exacte d’un système de marché.

Le critère de l’impôt uniforme  n’en présente pas moins  de nombreux défauts graves,  y compris en tant qu’approche vers un impôt neutre.

Tout d’abord,  le critère marchand du prix égal pour un service égal se heurte au problème suivant : qu’est-ce donc  qu’un « service égal » ?  Le service de la protection policière est bien plus important dans une zone de délinquance urbaine  que dans quelque trou reculé.  Ce service vaut bien davantage dans le quartier du crime,  et par conséquent le prix payé aura tendance à être plus élevé dans une zone de délinquance que dans un voisinage paisible.

Il est très probable que,  sur un pur marché libre,  les services policiers et judiciaires seraient vendues comme de l’assurance,  chaque membre payant des primes régulières en échange d’appels aux services de protection en cas de besoin. Il est évident qu’une personne qui court davantage de risques (comme qui vivrait dans un quartier mal famé) devrait payer une prime plus élevée que les résidents d’un autre quartier.

Pour être neutre,  alors,  un impôt devrait varier en fonction des coûts et ne pas être uniforme[21]. L’impôt égal fausserait l’allocation sociale des ressources en matière de défense. Cet impôt serait inférieur au prix du marché dans les quartiers sensibles  et supérieur à ce prix de marché dans les zones paisibles,  et il y aurait de ce fait un défaut de protection policière dans les zones dangereuses et une protection excessive dans les autres.

Une autre grave lacune du principe de l’impôt égal est le même que celui que nous avons relevé dans le principe plus général de l’uniformité : aucun fonctionnaire ne peut payer d’impôts. Un impôt « égal » sur un fonctionnaire ou un homme politique est une impossibilité,  parce qu’il fait partie des consommateurs d’impôt et non des payeurs d’impôt.  Même lorsqu’on élimine toutes les autres subventions,  l’employé de l’état demeure un obstacle permanent sur le chemin de l’uniformité fiscale.

Comme nous l’avons vu,  le « paiement des impôts » par un fonctionnaire n’est qu’un jeu d’écritures sans conséquences.

Ces défauts de l’impôt uniforme nous amènent à nous tourner  vers le dernier  canon d’imposition qui subsiste :  le principe du coût.

Le principe du coût s’appliquerait comme nous venons de le voir :  les hommes de l’état fixeraient la taxe en fonction des coûts,  comme les primes pratiquées par une compagnie d’assurance[22].

Le principe du coût représenterait l’approche la plus proche possible de la neutralité de l’impôt.

Pourtant,  même le principe du coût présente des défauts rédhibitoires qui doivent finalement conduire à ne pas le retenir non plus.

Tout d’abord,  même si les coûts des facteurs non spécifiques pouvaient être tirés des informations du marché,  les hommes de l’état ne pourraient pas estimer ceux des facteurs spécifiques.  L’impossibilité de calculer ces coûts spécifiques découle du fait que les produits des entreprises entretenues par l’impôt  n’ont pas de vrai prix de marché,  de sorte que les coûts spécifiques sont inconnus.  Avec pour conséquence  que ce principe du coût,  on ne peut pas le mettre exactement en œuvre.

Le principe de coût est en outre entaché  par le fait qu’un monopole imposé – comme l’est la protection de l’État – aura toujours des coûts plus élevés,  et vendra de moins bons services,  que les entreprises de défense rivalisant librement sur le marché. Par conséquent,  ses coûts seront beaucoup plus élevés que sur le marché et que,  encore une fois,  le principe du coût  n’offre aucun critère de l’impôt neutre.

Si le marché exige l’uniformité des prix,

ou la couverture exacte des coûts,

c’est uniquement  parce que le client achète volontairement le produit ,

dans l’attente d’en bénéficier.

Un défaut ultime est commun aussi bien à la théorie fiscale de l’égalité  qu’à celle du coût. Ni dans l’un ni dans l’autre cas on ne peut démontrer les avantages qui en résulteraient  pour le contribuable.

Bien que ledit contribuable soit allègrement censé profiter de ce service tout comme il le ferait sur un marché,  nous avons vu que cette hypothèse-là,  on ne peut pas la faire — que l’emploi de la contrainte implique exactement  le contraire pour de nombreux contribuables. Si le marché exige l’uniformité des prix,  ou la couverture exacte des coûts,  c’est uniquement  parce que c’est volontairement que le client achète le produit,  dans l’attente d’en bénéficier.

L’état,  en revanche,  forcerait les gens à payer l’impôt,  même s’ils n’étaient pas volontairement disposés à payer le coût  de tel ou tel système de défense.

Par conséquent,  le principe du coût ne peut jamais fournir de voie vers l’impôt neutre.

(6) L’impôt « uniquement pour les recettes « 

Un slogan populaire parmi de nombreux économistes « de droite » est que la fiscalité ne devrait viser « que les recettes »,  et non de vastes objectifs sociaux.

A première vue,  ce slogan est simplement et manifestement dépourvu de sens,  puisque c’est pour des recettes  que tous les impôts sont pris.  Qu’est-ce d’autre qu’on peut appeler un impôt,  si ce n’est  l’appropriation par l’état,  pour ses fins propres,  de sommes appartenant à des particuliers ?

Certains auteurs modifient donc le slogan pour lui faire dire que l’impôt devrait s’en tenir aux recettes essentielles pour les services d’intérêt général.

Mais qu’est-ce que c’est qu’un service d’intérêt général ?

Pour certains,  ce sont toutes les espèces imaginables de dépense publique qui semblent être « d’intérêt général ».  Si l’Etat prend de A pour donner à B,  C peut applaudir à « l’intérêt général » de l’acte parce qu’il y a quelque chose qui lui déplaît chez le premier et quelque chose qui lui plaît chez le second.

Si,  en revanche,  l’ »intérêt général » est limité par la « règle de l’unanimité » aux seules activités qui rendent service à certains sans faire payer les autres,  alors la formule de l’impôt « seulement pour les recettes » n’est tout simplement qu’un terme ambigu pour le principe des avantages ou pour celui des coûts.

(7) L’impôt neutre : résumé

Nous venons donc d’analyser l’ensemble des prétendus canons de la justice fiscale.

Nos conclusions sont de deux ordres :

1. que la théorie économique ne peut prendre à son compte aucun principe d’imposition justifiée,  et que personne n’a réussi à établir de tels principes,  et

2. que l’impôt neutre,  qui semble à beaucoup être un idéal valable,  se révèle être conceptuellement impossible à réaliser.

Par conséquent,  les  économistes doivent abandonner leur quête futile d’un impôt qui serait « juste » ou « neutre ».

Il reste deux options logiques aux défenseurs de la neutralité fiscale :

soit abandonner l’objectif de la neutralité,

soit abandonner l’impôt lui-même.

Certains peuvent se demander : pourquoi cherche-t-on seulement l’impôt neutre? Pourquoi considérer la neutralité comme un idéal?

La réponse est que tous les services,  toutes les activités,  ne peuvent être fournis que de deux manières : par la liberté ou par la contrainte.  La première est la voie du marché,  la dernière,  celle de l’État. Si tous les services étaient organisés sur le marché,  le résultat serait un système de pur marché libre ;  s’ils étaient tous organisés par les hommes de l’état,  le résultat serait le communisme (voir plus loin,  le ch. 17).

Par conséquent,  tous ceux qui ne sont pas communistes à 100 %  doivent concéder au marché un certain domaine d’activité et,  une fois qu’ils le font,  il leur faut justifier les écarts  par rapport à cette liberté au nom d’un principe ou d’un autre.

Dans une société où la plupart des activités sont organisées sur le marché,  ce sont les défenseurs de l’activité étatique qui doivent justifier les écarts par rapport à ce qu’ils concèdent eux-mêmes à la sphère du marché.

Il s’ensuit que la neutralité est un point de départ pour répondre à la question : pourquoi,  dans tel cas,  voulez-vous que l’état intervienne  et altère les conditions du marché ?

Et si les prix du marché sont uniformes,  pourquoi faudrait-il  que les impôts versés ne le soient pas ?

Cependant,  si l’impôt neutre est,  au fond,  impossible,  il reste deux options logiques pour les défenseurs de la neutralité fiscale : soit abandonner l’objectif de la neutralité,  soit abandonner l’impôt lui-même.

[2] Ce débat s’applique à l’adoption par le professeur Hayek de la « règle de droit » comme le critère politique de base.  F. A. Hayek,  The Constitution of Liberty (Chicago: University of Chicago Press,  1960).

[3] Mises in Aaron Director,  ed.,  Defense,  Controls and Inflation (Chicago: University of Chicago Press,  1952),  pp. 115-16.

[4] Dire d’un objectif éthique qu’est conceptuellement impossible est complètement différent de dire que sa réalisation serait « irréaliste » parce qu’il y a trop peu de gens pour le défendre. Cela,  ce n’est pas un argument à l’encontre d’un principe éthique. Impossibilité conceptuelle veut dire que l’objectif ne pourrait pas être atteintmême si tout le monde visait de le réaliser.

Sur le problème du « réalisme » dans les objectifs éthiques,  voir le brillant article de Clarence E. Philbrook,  « ‘Realism’ in Policy Espousal, » American Economic Review, December 1953,  pp. 846-59.

[5] Voir Walter J. Blum & Harry Kalven,  Jr.,  The Uneasy Case for Progressive Taxation (Chicago: University of Chicago Press,  1963),  pp. 64–68.

[6] Due,  Government Finance,  pp. 121ff.

[7] Adam Smith disait :

Les sujets de chaque état doivent contribuer à l’entretien du gouvernement,  autant que possible,  en proportion de leurs facultés respectives,  c’est-à-dire,  à proportion du revenu respectif dont ils jouissent sous la protection de l’état.

Les dépenses du gouvernement,  pour les individus d’une grande nation,  sont comparables aux frais de gestion pour les copropriétaires d’un grand domaine,  qui sont tous tenus de contribuer conformément aux intérêts respectifs qu’ils y ont (Wealth of Nations, p.  777).

[8] J. R. McCulloch,  A Treatise on the Principle and Practical Influence of Taxation and the Funding System(London,  1845),  p. 142.

[9] E. R. A. Seligman,  Progressive Taxation in Theory and Practice (2nd ed.; (New York: Macmillan & Co.,  1908),  pp. 291–92.

[10] Pour une excellente critique de la théorie de Seligman,  voir Blum and Kalven,  Uneasy Case for Progressive Taxation, pp. 64–66.

[11] Ibid., pp. 67–68.

[12] Due,  Government Finance,  p. 122.

[13] Groves,  Financing Government,  p. 36.

[14] Hunter and Allen,  Principles of Public Finance,  pp. 190–91.

[15] Voir Chodorov,  Out of Step [également en PDF],  p. 237. Voir aussi Chodorov,  From Solomon’s Yoke to the Income Tax (Hinsdale,  Ill.: Henry Regnery,  1947),  p. 237.

[16] L’acceptation de cette critique date des écrits de Lionel Robbins du milieu des années 1930.

Voir Lionel Robbins, « Interpersonal Comparisons of Utility, » Economic Journal,  December 1938,  pp. 635–41 ;  et Robbins,  An Essay on the Nature and Significance of Economic Science (2e éd., Londres:  Macmillan & Co.,  1935),  pp. 138–41. Robbins était,  à ce moment-là,  un économiste carrément « misésien ».

[17] Pour une critique de la théorie du « sacrifice »,  voir Blum & Kalven,  Uneasy Case for Progressive Taxation,  pp. 39–63.

[18] Pour une tentative pour fonder une imposition proportionnelle sur la base de l’égalité de sacrifice,  voir Bradford B. Smith,  Liberty and Taxes (Irvington-on-Hudson,  NY : Foundation for Economic Education,  non daté),  pp. 10-12.

[19] Poussé à sa conclusion logique où l’Etat est invité à établir « une satisfaction sociale maximum » – le contraire du sacrifice social minimum — le principe recommande d’imposer un égalitarisme absolu,  où quiconque dépasserait un certain niveau serait imposé pour subventionner tous les autres afin qu’ils parviennent à cette norme.

La conséquence,  comme nous l’avons vu,  serait un retour aux conditions de la barbarie.

[20] Le principe de la capacité à payer n’est pas clair sur ce point.

Certains partisans fondent implicitement leur argumentation sur le sacrifice ; d’autres,  sur la nécessité de payer les avantages « impossibles à individualiser ».

[21] Cela n’implique pas d’admettre que les « coûts » détermineraient »les prix ».

L’ensemble des prix finaux détermine le tableau général des prix de revient,  mais c’est alors que la viabilité des entreprises dépendra de la question de savoir  si les prix que les gens vont payer pour leurs produits seront assez élevés pour couvrir leurs coûts,  lesquels sont déterminés sur l’ensemble du marché.  A l’équilibre,  les coûts et les prix seraient tous égaux.

Etant donné qu’une taxe est prélevée  sur les fonds généraux  et par conséquent ne peut pas être équivalent à un prix de marché,  le seul moyen de se rapprocher d’un prix de marché est de fixer la taxe en fonction des coûts,  puisque les coûts au moins reflètent  le prix de marché des facteurs non spécifiques.

[22] Blum et Kalven mentionnent le principe du coût,  mais le rejettent comme si de rien n’était comme étant pratiquement identique au principe des avantages:

Parfois,  on énonce la théorie en termes du coût des services étatiques fournis pour chaque citoyen et non en termes des avantages reçus de ces services.

Ce raffinement peut éviter la nécessité de mesurer ces avantages subjectif,  mais il ne fait pas grand-chose d’autre pour la théorie (Uneasy Case for Progressive Taxation, p. 36 n).

Pourtant,  leur principale critique du principe des avantages,  c’est justement qu’il l’exige, cette impossiblemesure des avantages subjectifs.  Le principe du coût,  de même que le principe de l’avantage,  élimine toutes les dépenses étatiques sauf celles du laissez-faire, étant donné que chaque bénéficiaire serait tenu de payer la totalité du coût du service.

Par rapport aux services de  protection laissez-fairistes,  cependant,  le principe du coût est manifestement bien supérieur au principe de l’avantage.


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