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L’ONG IBase scrute la politique de Lula et le capitalisme brésilien
Publié le 04 juin 2010 par Tulipe2009Dans le cadre de l’AJIS (association des journalistes de l’information sociale), j’ai participé avec 11 autres journalistes, dont un photographe, à un voyage d’étude au Brésil, pour tenter de décrypter la situation économique et sociale de ce pays émergeant. Le deuxième mandat de Luiz Inácio Lula da Silva arrive en effet à son terme et il n’a pas droit de se représenter dans l’immédiat.
Nous avons rencontré un représentant de l’ONG IBase (Institut Brésilien d'Analyses Sociales et Economiques) à Rio, Carlos Tautz, le 19 mai. Ce dernier est journaliste et chercheur. Ses domaines d’intervention sont les suivants : participation démocratique, néoliberalisme et forces en présence sur la scène politique et économique. Ibase emploie 55 salariés, spécialisés dans divers domaines, dont la sécurité alimentaire. Nous publions ici la première partie de son témoignage.
Historique
IBase a été créée en 1981. Cette association de plaidoyer a été fondée par trois exilés brésiliens, revenus au pays à la fin de la dictature après des années de résistance. Notamment Herbert de Souza (dont le portrait en mosaïques figure ci-contre), un sociologue, qui a créé une fondation du type de celles qu’il a vues au Canada ou au Chili. Leur idée était de surveiller les politiques publiques, d’aider la transition vers la démocratie. Il y a trente ans, Ibase a lancé des campagnes qui étaient très innovantes pour l’époque : comme la campagne pour le rétablissement de la démocratie, pour la réforme agraire, la lutte contre la faim et la démocratisation de l’information de masse. A ce titre, en matière de liberté d’expression, l’ONG est fière d’avoir été l’ un des pionniers d’Internet au Brésil, lorsqu’elle a créé son site.
En 1992, Herbert de Souza, qui est plus connu sous le nom de « Betinho », a pris part au mouvement pour l'éthique en politique, qui a abouti à la destitution du président Fernando Collor de Mello en septembre de la même année. Ce dernier était président de la République fédérative depuis 1990, à l’issue des premières élections démocratiques organisées dans le pays depuis 29 ans. Cette destitution est citée par de nombreux Brésiliens que j’ai rencontrés comme une étape importante, et même une preuve de la démocratisation de leur pays.
Modes opératoires
Les arguments d’utilisés par l’association sont d’ordre techniques et économiques. IBase ne finance pas d’autres ONG, mais fournit des analyses socio-économiques. Ces dernières fournissent des données et des observations, qui peuvent ensuite servir de point de départ à des actions collectives, menées avec d’autres mouvements. IBase agit ainsi en coordination avec des syndicats comme la CUT, le mouvement des sans terre (MST) ou le mouvement de ceux qui ont été atteints par les barrages, les organisations indigènes, etc. Des « ONG du Nord », comme les Amis de la Terre au Brésil, font partie de ce réseau d’organisations.
IBase est à l’origine en 2001 du Forum social mondial (FSM). Les autres membres du Comité organisateur sont Attac, le Mouvement des sans-terre, ABONG (Association brésilienne d'organisations non gouvernementales), CIVES (Association brésilienne des hommes d'affaires pour la citoyenneté), CBJP (Commission brésilienne Justice et Paix), CUT (Centrale unique des travailleurs) ainsi que CJG (Centre de justice mondiale, justiça global).
Au fil du temps, IBase s’est voulue multithématique en s’efforçant à mettre sur la scène publique des sujets qui ne sont pas considérés comme importants, comme la défense des droits de l’homme, la défense de l’environnement ou encore la promotion de l’égalité entre les sexes.
De nombreux partenariats
La présence de certains bailleurs de fonds de référence permet à l’association de mener à bien ses travaux. Elle est ainsi soutenue par la Ford Foundation, Oxford, la Rosa Luxemburg Foundation (Brazil/Germany), mais aussi par le secteur économique et solidaire, des organismes publics. Son rapport social 2005 indique également des coopérations avec le CCFD (France). Le géant pétrolier Petrobras finance également certaines recherches. Des partenariats ont aussi été noués avec Finep, TerrAzul Institute, Bank of Brazil Foundation et Furnas Centrais Elétricas.
Le dernier budget disponible sur le site Internet remonte à 2005. Il indique des recettes à hauteur de 11,4 millions de réais (5,4 millions d’euros au cours actuels) et un déficit de 2,1 millions de réais. Le principal poste de dépenses est consacré aux frais de recherche, bien avant les salaires. Cette année là, près de 3 millions d’euros de donations provenaient de la NOVIB, qui est la branche néerlandaise d’Oxfam. The International Development Research Centre, un organisme crée en 1970 par le gouvernement canadien, constituait alors le second donateur en termes d’importance.
Surveillance de la Banque nationale de développement
Aujourd’hui, Ibase pilote plusieurs projets de surveillance des politiques publiques, comme celui dans lequel Carlos Tautz est impliqué, le suivi de l’action de la banque nationale du développement économique et social (en portugais, Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social) en abrégé BNDES. IBase s’efforce de comprendre le fonctionnement de cette institution, créée en 1952 et qui agirait dans les faits comme une pure banque commerciale. L’ONG tente de discerner s’il existe des intérêts cachés, pour le faire savoir aux médias et aux mouvements sociaux. Sur ce projet, qui requiert des qualifications spécifiques, l’ONG n’emploie pas de bénévoles.
Cet établissement étatique, qui a géré en 2009 un budget de 80 milliards de dollars, a pour mission notamment de financer les infrastructures, le financement des entreprises publiques et privées qui interviennent dans des pays voisins.
Selon l’ONG, la BNDES n’a pas pleinement intégré dans ses critères ni l’environnement ni la question des indigènes. A ce titre, la Banque mondiale, qui est aussi souvent critiquée, serait plus réactive sur ce type de problématiques. Pourtant, la BNDES dispose d’une enveloppe financière 4 fois supérieure à la Banque Mondiale, ce qui rend son action encore plus décisive. Elle devrait donc selon elle jouer un rôle moteur au plan social, d’autant plus que ses ressources proviennent de prélèvements sur les salaires des Brésiliens. La BNDES n’appliquerait pas de critères spécifiques à l’hydroélectricité. Pour Carlos Tautz, elle analyse un projet de barrage de la même manière qu’elle étudierait la construction d’une fabrique de bière... Pourtant, cet établissement, dont le Président est nommé par le Ministre du Développement, rend en fait directement des comptes au Président de la République.
Avec l’arrivée de Lula, des espoirs ont surgi d’une étape d’un nouveau dialogue entre l’Etat et la société brésilienne. Plusieurs réunions ont bien eu lieu avec des dirigeants de la banque et des techniciens. L’ONG brésilienne a émis plusieurs propositions d’amélioration de la banque, mais sans impact. Mais, si la BNDES a refusé de changer ses orientations, une petite victoire a néanmoins été arrachée : pour la première fois, la liste des entreprises privées ayant emprunté à la BNDES a été publiée. Cette disposition est prévue par la Constitution, mais n’avait jamais eu appliquée. En effet, la BNDES symbolise pour l’ONG altermondialiste les liens consanguins entre l’Etat et les grands groupes brésiliens. Ibase s’est rendu compte au fil de ses investigations qu’elle était en train de s’attaquer au cœur du système capitaliste brésilien, mais sans pouvoir obtenir de vrais résultats.
Le Brésil à l’international
Ibase estime que les enjeux économiques jouent aussi un rôle déterminant dans la politique diplomatique. La recherche de la croissance économique donne des billes au Brésil sur la scène internationale, alors que le pays ne dispose pas d’une force de frappe militaire. La puissance économique et commerciale serait une arme pour faire face aux velléités américaine dans la région, alors que l’US Navy a réactivé sa IVème flotte, mis en sommeil il y a 40 ans. Basée à Miami, cette flotte écume le long des cotes atlantiques de l’Amérique du Sud.
Pour l’ONG, la BNDES contribue à exporter le capitalisme brésilien, surtout vers l’Amérique du sud et vers l’Afrique. Les profits réalisés à l’étranger seraient selon Carlos Tautz ensuite rapatriés au Brésil dans un modèle quasi colonial.
Le meilleur symbole en est la Vale, qui est le premier producteur de fer dans le monde. Elle a réussi à tisser des « liens de promiscuité » avec la BNDES, qui est sont financeur quasi exclusif. De nombreux directeurs de la BNDES abandonnent leurs postes pour rejoindre la Vale.
Comme instrument de l’Etat, la VALE, qui est présente dans 50 pays et 19 des 29 Etats brésiliens, vise une hégémonie en Amérique du Sud. Une région où le Brésil tente d’étendre son influence, en rivalité directe avec les Etats-Unis. Le Brésil a profité du renforcement des effectifs de l’armée américaine en Colombie, près de la frontière brésilienne, considérée comme un mouvement inamical, pour obtenir des compensations de ce pays. D’autant plus que la réactivation de la IVème flotte est déjà un grand mouvement militaire.
Lula en a fait une gestion personnelle, en intervenant auprès du Président Colombien. Des marchés ont ainsi été accordés au Brésil par la Colombie: le gain de marché clés par la VALE en Colombie avec des projets hydro-électriques, la concession de l’exploitation de plusieurs minéraux et la vente à la Vale d’une grande entreprise de logistique et de fabrication de ciment. Autant de secteurs stratégiques. « Telle a été la riposte tenue du Brésil face à l’avancée des pions américains dans la région. Je vous ai cité cet exemple pour vous illustrer la place qu’occupe la VALE dans les structures internes du pouvoir au Brésil ».
Carlos Tautz en voit une autre illustration en Afrique. La VALE agit également au Mozambique, où elle est arrivée en 2004, financée par la BNDES, en même temps que l’avancée diplomatique du Brésil dans la région. D’autres entreprises brésiliennes se sont implantées dans ce pays à la même époque. La Vale contrôle ainsi aujourd’hui une bonne partie du territoire du Mozambique, aux suscitant des réactions de la population locale (expulsions d’habitants locaux, non respect du droit du travail) contre les Brésiliens encore plus grave qu’à l’époque de l’impérialisme portugais à l’époque coloniale.
La Vale est une entreprise partiellement privatisée, dans laquelle l’Etat dispose d’un droit de véto à travers la BNDES. Néanmoins, une partie de son capital est historiquement entre des mains japonaises (Mitsui), ce qui explique sans doute selon le chercheur de l’Ibase, pourquoi le champion brésilien se contente d’exporter des minerais bruts, au lieu de les transformer sur place. Peu de personnes comprennent comment ce minerais arrive à être compétitif, alors qu’il est exporté à l’autre bout de la planète.
Un bilan contrasté
Le problème de la terre au Brésil reste toujours aussi complexe. Ce n’est pas seulement une question de la réforme agraire. Selon les travaux du MST, il faut resituer le problème dans le contexte global de la situation brésilienne. Il n’est pas absurde pour cette organisation d’aller chercher du soutien hors des milieux ruraux. A ce titre, Ibase a des liens très forts avec le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, depuis sa création en 1984. En tant que Brésilien, Carlos Taultz est fier que son pays ait pu donner naissance un mouvement comme le MST. Mais, pour lui, « faire la réforme agraire ne suffit pas, il faut changer de modèle économique brésilien, sinon 199 millions d’habitants peuvent se transformer en une énorme bombe sociale. Car si tout indique que la croissance économique va continuer, la concentration des reves au Brésil est insoutenable. »
Sur le plan macro-économique, le gouvernement Lula a approfondi les options ouvertes par le gouvernement précédant. Le service de la dette est ainsi passé ces dernières années de 35% à 48% du budget de l’Union. Après deux décennies de dictature militaire soutenue par les institutions financières internationales, et l’explosion de la dette externe, l’Etat brésilien avait pourtant adopté en 1988 une nouvelle Constitution dans laquelle était prévue la réalisation d’un audit sur la dette. Pourtant, rien n’a été fait, en raison de l’immobilisme de la classe politique, avec différents leaders qui se sont succédé depuis lors au pouvoir. Pourtant, les mouvements sociaux se sont clairement exprimés en faveur de cet audit et ont dénoncé le fait que ces dettes soient entachées d’illégalité.
En entrant dans le détail, certaines clauses des contrats de prêt au Brésil ont été changées sans que le Président en soit informé, etc. Parfois, les taux d’intérêt ont été relevés par les prêteurs de façon unilatérale. Certains contrats de prêts rédigés en langues étrangères, comme en anglais et en français, n’ont même jamais été traduits. IBase considère que les taux d’intérêt et les commissions d’intermédiation sont maintenus à des niveaux artificiellement élevés par les banques étrangères, lorsqu’elles octroient des crédits au Brésil. Tandis que le gouvernement continue à rembourser ces dettes aveuglement, ce manque de transparence et ce refus d’appliquer la loi traduisent sans doute des actes de corruption. Concernant le bilan du gouvernement Lula, la question des dettes est un motif de déception pour Carlos Taultz. Dans le domaine environnemental, il ne cache pas que le gouvernement Lula s’est aussi révélé une tragédie.
Néanmoins, pour le chercheur d’Ibase, il est indéniable que le gouvernement Lula a permis de grandes avancées, comme le rétablissement de l’Etat (culture, éducation, économie), qui avait été détruit par les néolibéraux. La réactivation de programmes assistantiels, qui avaient été abandonnés, ont aussi largement profité à la population.
Pour aller plus loin :
Le site d’Ibase en anglais
http://www.ibase.br/modules.php?name=Conteudo&pid=122
Le site de la BNDES
http://www.bndes.gov.br/SiteBNDES/bndes/bndes_pt/.
BNDES Plataforma
http://www.plataformabndes.org.br/
Alterinfo America Latina. Bilan du gouvernement Lula. 01/02/2006
http://www.alterinfos.org/spip.php?article814
Les grands pays du Sud seront-ils à la hauteur des enjeux mondiaux ?
www.fph.ch/fileadmin/templates/fph/public/.../Grands_pays_sud.pdf
Le site de l’AJIS (Association des journalistes de l’information sociale)
http://www.ajis.asso.fr/
En contrepoint :
Le site de Vale en anglais : Relationship with the Community : Mozambique and Peru
http://www.vale.com/vale_us/cgi/cgilua.exe/sys/start.htm?sid=201&infoid=2073
Les engagements en matière d’environnement de la BNDES
http://inter.bndes.gov.br/english/environment.asp