Les Bleus sont décidément mal partis dans cette Coupe du Monde. Après le decrescendo des résultats de la série de matchs préparatoires, il leur faut encaisser, à peine arrivés en Afrique du Sud, les leçons de décence de la femme politique préférée des Français, la « rebelle » Rama Yade. Dur.
Quels sont donc les griefs envers la bande à Domenech de l’ex-adjointe au French Doctor, passée des droits de l’Homme aux sports mais gardant visiblement une forte sensibilité morale, et un grand sens de l’indignation consensuelle, de sa première affectation ministérielle ? Ils ont choisi pour leur séjour sud-africain un hôtel trop bling-bling et donc « indécent ». Ou alors trop bling-bling par rapport à leurs résultats. Le caractère contradictoire de son propos n’a visiblement pas ébranlé la secrétaire d’État aux sports : soit le fait que des joueurs de football vivent dans un hôtel de luxe est anormal et « indécent » en soi en période de crise, soit ce droit peut leur être accordé, éventuellement, au regard de l’excellence de leurs résultats. Il faudrait savoir. Mais chacun aura compris que le sens profond de la remarque vise d’abord et avant tout la débauche d’argent en temps de crise économique. Est-ce une critique vraiment fondée ?
Il ne fait pas bon aligner trop de zéros sur sa facture ou sa fiche de paie en ce moment. Le député René Dosière en a lui aussi fait la démonstration en condamnant tour à tour la garden-party de l’Élysée et les logements de fonction des ministres. Toutes ces attaques, même si elles touchent forcément une fibre sensible (surtout quand on est soi-même dans le besoin) provoquent tout de même un certain malaise quand on y réfléchit un peu. Elles fonctionnent selon un procédé identique : on brandit des chiffres, des dépenses, en dehors de tout contexte et pour des montants forcément faramineux. Évidemment, ça choque. Prenons le cas des footballeurs. Il leur est reproché de séjourner dans un 4 étoiles luxueux. On oublie ce faisant de préciser qu’ils sont les chevilles (!) ouvrières d’un système médiatique et sportif fort lucratif, qui assure de considérables revenus aux propriétaires de clubs ou aux médias qui retransmettent les matches. Pourquoi les acteurs de base de ce système devraient-ils refuser de toucher leur part de ces revenus, et de vivre en conséquence ? Dans leur quotidien de joueur de haut niveau, ils sont choyés par leurs clubs, qui se les arrachent à coups de millions, de contrats publicitaires, de villas et de grosses voitures. Pourquoi devraient-ils jouer la comédie de l’austérité quand ils arrivent en équipe nationale, camper en auberge de jeunesse et s’entraîner sur des terrains vagues ? Le football en Europe, comme le basket aux États Unis ou la Formule 1 partout dans le monde, brassent un argent considérable, en particulier parce qu’ils bénéficient d’un large engouement (et donc d’un fort investissement financier) populaire. On peut critiquer cet état de fait, voire condamner dans sa totalité le star-system sportif comme un opium du peuple. Mais pourquoi s’acharner sur les joueurs, si ce n’est pour exploiter à la fois la rancœur contre les mauvais résultats actuels de l’équipe de France, et la démagogie anti-« têtes qui dépassent » qui sévit toujours quand l’argent vient à manquer dans la société ? Double opportunisme qui, sous des abords plus blancs que blancs, relève en réalité du cynisme le plus complet. Les joueurs de l’équipe de France ne sont pas des fonctionnaires que l’on pourrait, à la rigueur, imaginer tenus à un devoir de frugalité envers l’argent du contribuable, ils ne se sont pas non plus scandaleusement pavanés dans un luxe provocateur et ostentatoire dans les médias ; ils sont des agents d’une activité économique parmi d’autres. Certes, celle-ci est investie d’une portée et d’une valeur particulières dès qu’elle se pare du maillot de l’équipe nationale. Ce qui ne va pas sans poser une autre question.
Pourquoi, en effet, s’ingénie-t-on à appuyer sur la nécessaire « exemplarité » des footballeurs ? La chose avait déjà été mise en avant lors du coup de tête de Zidane, de la main de Henry ou plus récemment des affaires de mœurs de Ribéry – dans ce dernier cas, la secrétaire d’État aux sports s’était d’ailleurs illustrée dans les mêmes termes. L’exemplarité n’est pas absolue ; on est toujours exemplaire en vertu de quelque chose. Dans le cas de la présente indignation de Rama Yade, il faudrait, imagine-t-on, que les footballeurs soient exemplaires de la nécessité de se serrer la ceinture « en temps de crise ». Intéressant message passé aux Français. Qui refuse de taxer les hauts revenus, qui a dégradé comme jamais la redistributivité de la politique de l’État, si ce n’est le gouvernement dont Rama Yade fait partie ? Réécrit explicitement, le sous-texte des déclarations de la première de la classe des classements de popularité fait frémir. « Déjà qu’on défend contre vents et marées le bouclier fiscal, qu’on creuse les déficits et qu’on casse l’intervention publique dans les banlieues, soyez sport les gars, n’allez pas en plus leur mettre l’eau à la bouche à nos administrés … ». Joli tour de passe-passe.
Plus généralement, l’idée même d’une « exemplarité » des sportifs pose problème. On ne voit pas pourquoi le sport devrait consister en un univers de petits saints et d’icônes édifiantes, alors qu’il est d’abord et avant tout une activité humaine passionnelle, et donc reflétant les passions humaines, dans ce qu’elles ont de grand comme, parfois, de médiocre et de lamentable. Que des milliers de jeunes s’identifient à Zidane ou à Henry est une chose. Mais que personne ne soit capable de leur expliquer que oui, parfois, on peut mal agir, et qu’au contraire on aille reprocher à ces joueurs de ne pas se comporter en personnage du Club des Cinq à chaque instant de leur vie publique, cela témoigne d’une morale ambiante singulièrement malsaine, infantile et pour tout dire assez névrosée. Au fameux « Ni Dieu, ni César, ni Tribun », les révolutionnaires de l’an 2010 devraient peut-être ajouter un « Ni Zizou » … On s’interrogera, enfin, sur une époque qui fait peser tout le poids de la responsabilité de guide moral sur ses seuls sportifs, en particulier en direction des jeunes de banlieue. Quid des intellectuels, des personnalités politiques, des artistes ?
BHL peut dormir tranquille : ce n’est pas demain la veille que Rama viendra l’accuser d’inculquer l’usage de sources “bidon” aux étudiants.
Romain Pigenel