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Renaissance italienne...

Par Perce-Neige
Renaissance italienne...

Ce n’est pas si souvent après tout... A lire « Renaissance italienne » (Ed. de Minuit), d’Eric Laurrent, j’ai vraiment beaucoup ri. C’est idiot, pourrait-on dire, complètement absurde à la longue et n’apporte, sans doute, pas grand chose au mouvement des idées et à la littérature. Mais qu’est ce que c’est drôle, parfois ! Cet extrait, ici : « Après que nous eûmes annexé un sofa dont nous ne bougerions plus, nous déroulâmes ainsi une conversation qui semblerait ne devoir jamais prendre fin, nous désintéressant alors totalement des autres convives, les ignorant même lorsque, de temps à autre, l'un d'entre eux, s'asseyant à nos côtés, tentait de s'agréger à nous, le laissant émettre son opinion sans que celle-ci eût d'incidence sur notre échange, dont nous reprenions le fil sitôt l'importun s'était-il tu, parfois même ne prêtant aucune attention à ses propos, le laissant en quelque sorte soliloquer sur son bout de sofa tout en continuant à deviser ensemble (aussi finissaient-ils tous par nous quitter plus ou moins rapidement, bien souvent même sans que nous nous en aperçussions), saluant distraitement, au fil des heures, les gens sur le départ de deux furtifs baisers sur les joues ou d'une impalpable poignée de main, voire d'un simple signe, lointain et mécanique, semblable à celui avec lequel on écarte de soi une guêpe ou une mouche, puis constatant à un moment, à notre plus grande stupéfaction, que nous étions parfaitement seuls dans l'appartement, à l'exception du maître de céans, avachi désormais dans un fauteuil, les jambes pendant le long d'un accotoir, le menton sur la poitrine, les paupières closes, un léger ronflement faisant s'entrouvrir et frémir ses lèvres, nous retirant alors discrètement, puis, ne nous résolvant pas à nous séparer malgré la tardiveté de l'heure, remontant d'un pas lent le boulevard Saint-Germain, convenant, quand nous fûmes parvenus au carrefour de l'Odéon, d'aller boire un dernier verre, nous engageant ainsi dans la rue des Quatre-Vents, où, pour m'y être rendu quelquefois, je connaissais une adresse, en remontant le trottoir sur une trentaine de mètres, avant que de frapper contre la lourde porte de métal d'un bar de nuit que rien ne signalait au passant, ni vitrine, ni enseigne, ni plaque, ni numéro, cette porte même semblant moins une porte qu'un panneau provisoire, destiné à obturer quelque passage secret ou interdit, quelque entrée condamnée, n'étant pourvue d'aucune poignée, d'aucune moulure, d'aucun œilleton, d'aucun judas, attendant près d'une minute que celle-ci s'ouvrît ou, plus exactement, s'entrebâillât, ne s'écartant en effet de son chambranle que de quelques centimètres, de manière à ne laisser passer qu'une tête, celle du tenancier de l'établissement, lequel me dévisagerait quelques instants, puis, m'ayant reconnu (ou, plus vraisemblablement, s'étant vaguement rappelé mon visage, sans m'identifier précisément, se souvenant simplement de moi comme d'un ancien client, plus ou moins régulier), écartant plus largement le lourd vantail d'acier pour nous laisser entrer, avant que de le repousser derrière nous, nous enfonçant alors dans une salle pénombreuse, enfumée et remugleuse, de dimension modeste, au plafond bas, parcouru de poutres et de solives, aux murs aveugles, bossués de grosses pierres nues sur lesquelles étaient tendues çà et là des tentures de velours opéra, présentant à main gauche un comptoir de zinc, en forme de L, et, à main droite, une dizaine de tables basses, à plateau rond, taillé dans un bois brun, auriculées chacune de tabourets cylindriques, revêtus du même velours qui tapissait les murs, jouant des épaules, des coudes, des cuisses et des genoux pour nous frayer un passage parmi la clientèle nombreuse qui se pressait ici, nous dirigeant vers la seule table libre que nous avions repérée, tout en priant pour qu'elle le demeurât jusqu'à ce que nous l'atteignissions, y passant commande d'une bouteille de champagne auprès du tenancier, lequel, officiant seul ici, faisait tout à la fois fonction de serveur, de barman et de portier, celui-ci, quand il nous l'eut apportée, débouchée puis servie, nous entretenant quelques instants grâce à cette singulière plasticité intellectuelle que possèdent les cafetiers et les restaurateurs, qu'ils tiennent d'une longue fréquentation de l'homme, dans toute sa diversité, et qui leur permet d'énoncer deux ou trois considérations, le plus souvent sous la forme de lieux communs, à propos de n'importe quel sujet, avant que de nous abandonner subitement, sollicité par une autre tablée, continuant tous deux à parler malgré le brouhaha qui ne cessait de croître autour de nous du fait de l'affluence ininterrompue des gens dans l'établissement, lesquels, nonobstant l'exiguïté de celui-ci, s'opiniâtraient en effet à entrer en masse grâce à cette prodigieuse élasticité dont font montre les foules, d'abord en comblant en leur sein le moindre espace vacant, le moindre interstice entre les corps, ensuite en modelant ces derniers, aplatissant et étirant leurs volumes, les giacomettisant en quelque sorte, nous-mêmes nous voyant progressivement repoussés plus profondément encore dans l'encoignure de la salle où nous nous trouvions, bientôt pressés contre le mur, élevant degré par degré la voix pour parvenir à nous entendre, jusqu'à devoir parfois crier, quand bien même fussions-nous le plus souvent penchés l'un vers l'autre au-dessus de notre table, demeurant épaule contre épaule, tempe contre tempe, joue contre joue, bouche contre oreille, semblant ainsi deux êtres siamois, rattachés l'un à l'autre par une moitié de la face, ne nous détachant que pour porter à nos lèvres notre flûte de champagne, puis nous accolant de nouveau pour reprendre le fil de notre conversation, nous livrant, la sympathie et l'alcool aidant, des confidences de plus en plus intimes à mesure que les minutes passaient, en une progressive mise à nu de nos âmes qui, sans que nous pussions naturellement l'imaginer, anticipait déjà la dénudation de nos corps quelque trois semaines plus tard, jusqu'à ce que le tenancier fît tinter une clochette, suspendue au-dessus du comptoir, en agitant plusieurs fois et avec vigueur le battant afin de signaler à sa clientèle l'imminente fermeture de son établissement, nous avisant ensuite, quand nous fûmes rendus à la rue, dont le silence, uniquement troublé par le tournoyant trissement des hirondelles et le miroitant piaillement des moineaux, nous frappa d'autant plus qu'il succédait au vacarme de pétaudière dans lequel, plusieurs heures durant, nous venions d'être plongés, et dont nos oreilles conservaient d'ailleurs les séquelles sous la forme d'un assourdissement doublé d'un sifflement continu, nous avisant donc que l'aube poignait, infusant dans le rectangle de ciel tendu au-dessus de nous sa pâle lueur blanche, légèrement bleutée, laquelle, si diffuse fût-elle, nous éblouit, prenant alors, et alors seulement, conscience du Temps, comme s'il nous avait fallu l'éprouver concrètement, par une expérience sensible, à la faveur d'un événement qui marquât son cours de façon ostensible et irréfragable, cette révélation nous laissant interdits quelques instants sur le trottoir, presque hébétés, à la manière de voyageurs débarquant d'un avion long-courrier, pour susciter bientôt chez Yalda Apadana un accès de panique, la jeune femme réalisant soudain qu'il ne lui restait plus que deux petites heures pour constituer les bagages qu'elle emporterait en Italie, où elle devait se rendre aujourd'hui même par la route, y ayant, associée à une dizaine d'amis « plutôt des connaissances », préciserait-elle, loué une vaste villa près de Florence pour une durée de trois semaines, se précipitant alors en courant vers la station de taxis située à l'angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de l'Ancienne-Comédie, me disant, quand nous y fûmes parvenus, et après avoir déposé en haletant un baiser sur ma joue : « Venez nous rejoindre si vous n'avez rien d'autre de prévu. Ça ne posera pas de problème : il doit rester une ou deux chambres libres, et puis les gens avec qui je pars sont assez ouverts, je crois. Je vous laisse le numéro de mon téléphone portable, si jamais vous vous décidiez », ajoutant ensuite, après être montée dans la seule voiture qui patientait près de la borne: « Ça me ferait plaisir que vous veniez, vraiment », instant qui devait, par un phénomène assez proche de ce que l'on nomme la rémanence visuelle, s'engrammer dans ma mémoire durant plusieurs secondes, l'image de la jeune femme assise sur la banquette arrière du taxi, me souriant, le visage tourné de trois quarts, sa chevelure sombre se ramifiant en mèches flexueuses sur sa gorge découverte par l'échancrure ronde de sa courte robe noire, cette image-là flottant encore devant moi bien après le démarrage du taxi, se déplaçant en surimpression sur toutes les surfaces où je posais le regard, la lunette du véhicule qui s'éloignait puis disparaîtrait dans la perspective du boulevard Saint-Germain, la façade de l'École de médecine, le feuillage des arbres de la place Henri-Mondor, le kiosque à journaux, la statue de Danton, les affiches de films accrochées à la devanture de quelques salles de cinéma, comme si, par un procédé comparable à la décalcomanie, elle s'était détachée du perpetuum mobile de la réalité, pour se reporter dans l'air, cependant que, par un phénomène analogue, mais situé pour lui dans le domaine acoustique, résonnait encore en moi cette phrase : Ca me ferait plaisir que vous veniez, vraiment ! »


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