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La métaphysique est une fiction - Entretien avec Germán Sierra (2/2) par François Monti

Publié le 09 juin 2010 par Fric Frac Club
La métaphysique est une fiction - Entretien avec Germán Sierra (2/2) par François Monti Ecrivain, scientifique et observateur de la culture d'un monde en voie de posthumanisation, Germán Sierra nous a accordé un long entretien. En voici la seconde partie, où il est question plus spécifiquement du rapport entre science et littérature, de complexité et de la métaphysique en tant que fiction. La métaphysique est une fiction - Entretien avec Germán Sierra (2/2) par François Monti Pour les retardataires, lisez la première partie. Pourquoi préfères-tu parler d'expérimentation plutôt que d'innovation ? Parce que c'est plus honnête du point de vue du créateur. Seul le temps peut dire la façon dont un roman influe sur ce qui se fait ensuite, les chemins qu'il ouvre d'un point de vue littéraire ou culturel en général. Il peut être très « étrange » formellement et pourtant ne finir que comme simple « décoration », ou avoir un aspect plus conventionnel mais présenter des questions intéressantes qui mènent les lecteurs et d'autres auteurs à se poser plus de questions. Ce que je peux par contre dire, c'est que mon roman aura été écrit avec l'intention d'examiner, d'analyser une série de questions formelles et thématiques qui me semblent intéressantes ici et maintenant. Et c'est précisément ça, une expérimentation. Je présente le résultat de cette investigation, mais sa capacité d'innovation sera démontrée par ce que les autres pourront en faire après.
Ce qui compte dans une expérience, c'est délimiter les circonstances expérimentales. On peut expérimenter avec des catégories métaphysiques, mais en tenant toujours compte qu'une catégorie métaphysique aujourd'hui n'est pas la même qu'au IVe ou au XIXe siècle. Pour commencer, une catégorie métaphysique aujourd'hui, c'est pour moi et pour beaucoup d'autres, une fiction et c'est un aspect qui mérite d'être traité comme tel. En ce sens, par exemple, Los muertos de Jorge Carrión est très contemporain parce qu'il aborde la mort en tant que fiction d'une façon qui cadre bien avec la perception audiovisuelle de la mort, qui est une circonstance strictement actuelle, aucune culture antérieure n'ayant été soumise a autant de représentations fictionnelles de la mort (et aussi isolées du phénomène réel). Jorge prend ce fait et le développe dans sa fiction, ce qui donne lieu à une œuvre innovatrice, même si le premier nom qui m'est venu à l'esprit après quelques pages était celui de Rulfo. Mais c'est très bien, c'est innovateur, c'est continuer à creuser à côté d'où d'autres avaient creusé. On caricature souvent la position non métaphysique comme un refus de celle-ci, mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Comme tu le dis, la métaphysique est une fiction. La différence entre toi et un auteur comme Ménendez Salmon, pour prendre un exemple au hasard, c'est que lui tentera de s'approcher littérairement du Mal (majuscule, bien entendu), alors que pour toi la métaphysique est élément de la fiction, non ? J'aime beaucoup la position de Sukenick parce qu'elle est dépourvue de cette prétention tellement européenne (et particulièrement espagnole) qui consiste à penser que ce qu'on fait est la seule chose que l'on peut et que l'on doit faire. Sukenick a toujours insisté sur l'idée suivante : « je m'intéresse à tout type de littérature, mais moi je fais ceci parce que j'aime le faire… ». Je ne pourrais pas refuser la métaphysique parce que se serait rejeter l'immense majorité de la pensée et de l'art. La métaphysique nous a fourni les plus extraordinaires métaphores artistiques, et nombre d'entre elles continue à être très fertiles, que ce soit comme fiction, métaphore de l'inconnu ou de l'inconnaissable. Ni la littérature, ni la science d'aujourd'hui ne pourraient être compris sans le substrat historique d'une pensée philosophique qui a été majoritairement métaphysique.
Je crois que le problème ne réside pas tant dans les œuvres de fictions elles-mêmes que dans le contexte dans lesquelles elles se comprennent et se développent. Aujourd'hui, il est possible d'écrire un roman totalement métaphysique, et il peut être extraordinaire d'un point de vue littéraire mais il n'est pas acceptable qu'on prétende (que ce soit l'écrivain ou d'autres qui le fassent) que ce roman « explique » une réalité. Les romans sont des fictions et en tant que tels, ils peuvent – et doivent – embrasser n'importe quel aspect de la réalité mais même le roman le plus réaliste n'est qu'une simple représentation fictionnelle. Un auteur de science-fiction peut illustrer en fiction de nombreux problèmes de la réalité actuelle, mais s'il tente de faire passer son récit pour de la science, il se convertit en… L. Ron Hubbard, le gourou de la scientologie.
Je vais essayer de l'expliquer autrement : écrire une approche littéraire du Mal est parfaitement légitime et, si c'est fait avec talent, ça peut donner lieu un roman magnifique. Ce qu'on ne peut pas admettre, c'est que ce soit plus estimable intellectuellement qu'une approche littéraire de la pêche à la crevette dans l'Océan Indien. Tu disais un peu plus tôt qu'il y avait moins de gens capables de « disséquer historiquement une technologie moléculaire » qu'une artistique. Je crois qu'on peut aussi dire que moins de gens ont des connaissances scientifiques que littéraires. Certains auteurs utilisent la science dans leurs romans. Richard Powers, par exemple. Generosity, son dernier roman, a d'ailleurs été critiqué parce que sa « science » n'était pas de la science. En tant que scientifique et écrivain, qu'en penses-tu ? Ce que Powers présente dans son roman n'est en effet pas de la science, mais ça n'a pas d'importance. Powers, construit sa fiction à partir d'une idée réductionniste de la génétique qui a été défendue (et l'est toujours parfois) par certains scientifiques mais qui est dépassée, parce qu'on s'est rendu compte qu'il était impossible d'établir des relations directes entre des gènes individuels ou des groupes de gènes et les phénomènes complexes des organismes. La génétique, tout comme le cerveau, est un système très éloigné du déterminisme cause-effet. En tant que roman, pourtant, le résultat est intéressant. Je crois que ce sont des sujets très littéraires, parce que la littérature s'occupe très peu de science en soi, elle s'intéresse plutôt au discours culturel dérivé de la divulgation de la connaissance scientifique. La seule chose qui me gène, c'est lorsque les données scientifiques se transforment en idéologie et sont utilisés pour justifier des actions politiques aux conséquences parfois imprévisibles.
Il me semble évident qu'un roman n'a pas l'obligation d'être scientifiquement correct (les miens ne le sont d'ailleurs pas), tout comme il n'a pas l'obligation d'être politiquement correct. Le problème, c'est le contexte qui fait que beaucoup de critiques et de lecteurs ont des difficultés à comprendre qu'une fiction, c'est une fiction. C'est parfois difficile à comprendre pour les auteurs eux-mêmes, parce qu'ils essayent que leurs romans soient didactiques, qu'ils servent de courroie de transmission à certaines idées ou idéologies. Il est possible qu'il fut un temps où le roman devait remplir (en partie) cette fonction (bien que cela fasse déjà un bail que nous sommes conscients des supercheries produites par les représentations, y compris visuelles), mais aujourd'hui nous disposons de meilleurs ressources à cette fin, et si on essaie de réduire un roman à quelques conclusions scientifiques ou philosophiques ou politiques, il est toute de suite évident qu'il ne s'agit pas de l'instrument le plus adéquat pour ce faire.
Par contre, le roman reste un instrument très utile pour faire le contraire : la liberté que fournit la fiction permet de démythifier et satiriser des idées et des idéologies profondément enracinées que nous tenons pour évidentes sans même y penser. On pourrait dire que le roman n'est pas le médium le plus adéquat pour dire comment sont les choses, mais qu'il s'agit d'un bon instrument pour rire de comment nous croyons qu'elles sont. La métaphysique est une fiction - Entretien avec Germán Sierra (2/2) par François Monti Un roman ne doit pas être scientifiquement correct, dis-tu, mais je pense à la « hard science-fiction » et à un auteur comme Greg Egan qui tente de présenter une science non seulement plausible mais exacte. Tu les as lus ?
Scientifiquement correct, c'est une contradiction : la science n'avance pas à travers la « correction » mais bien à travers l'expérimentation constante, et une des intentions du scientifique est de chercher des preuves que ce qui était considéré « correct » ne l'est pas. La science, avec Bacon, Galilée, etc., surgit précisément lorsqu'on commence à valoriser l'observation plutôt que l'opinion des vieilles « autorités ». Je connais Egan et d'autres auteurs de la tendance que tu cites, mais je ne les ai pas beaucoup lus. Mon impression n'est donc pas généralisable. Néanmoins, je crois que dans de nombreux cas, leur fiction se base sur une idée très déterministe de la science (prendre certaines données et hypothèses actuelles et les mener jusqu'à leurs conséquences ultimes d'une façon absolument théorique, sans prendre en compte la complexité de tous les processus impliqués) et donc très peu « scientifique ». Introduire un matériau technique dans une fiction ne la rend pas plus scientifique. En plus, chez beaucoup de ses auteurs, les données scientifiques se mélangent à des croyances purement superstitieuses. De toute façon, ça reste une fiction et en tant que telle, elle peut être aussi bonne que n'importe quelle autre. Mais vouloir la faire passer pour science est une erreur. D'un point de vue formel, les livres de Egan que j'ai lu son absolument conventionnels. On reste très loin de ce que Jeff Noon ou Danielewski ont fait.
De plus, je pense qu'il y a dans les poèmes de Mallarmé, le Finnegans Wake, les romans de Beckett, Perec ou Queneau, les récits de Borges ou dans les textes difficilement définissables de Blanchot (pour ne citer que quelques exemples) une idée plus scientifique du monde que dans n'importe lequel des romans de science-fiction pure que j'aie lu.
Ton récit Alto Voltaje peut être lu comme une approche de l'utilisation (et du détournement) de la science à des fins personnelles. On peut aussi se poser la question de l'usage de la science à des fins politiques, voire, comme c'est le cas au GIECC, de la transformation du scientifique en figure politique. J'ai l'impression qu'on vit dans une époque aussi scientiste, aussi positiviste que le XIXe siècle mais qu'on joue à ce croire plus matures que nos arrière-grands-parents. En tant que scientifique, ça doit être frustrant mais en tant que créateur... observer les mythes et les mystifications qui se créent autour de la science et de la technique, décortiquer l'attitude de nos sociétés et les entrelacs entre science, contrôle et pouvoir, ça doit être fascinant… C'est une question essentielle de la culture contemporaine. Elle m'intéresse beaucoup et elle continuera probablement à apparaître dans mes livres. La science ne répond qu'à un type de questions très concrètes, non pas parce qu'elle ne veut pas répondre à d'autres mais bien parce que c'est ce qu'elle est capable de faire. WJ Freeman dit que la science ne cherche pas des causes mais des relations : les objets ne tombent pas à cause de la gravité mais bien en accord avec l'inverse du carré de la distance. Il est essentiel de s'en rendre compte, parce que ça signifie que la science n'exempte personne de prendre de décisions individuelles, éthiques ou politiques, qu'elle ne doit pas interférer avec la liberté ni avec la responsabilité individuelle et donc qu'en elle-même, elle n'est pas une méthode de contrôle. La science permet de prendre des décisions scientifiques et de développer des technologies, mais l'utilisation de la connaissance et des technologies dépend de décisions non-scientifiques (et en disant cela, je ne prétends pas que la connaissance scientifique est totalement objective : il est évident qu'il existe des facteurs non-scientifiques qui affectent la décision d'observer ou non un phénomène ainsi que la manière dont nous décidons d'observer la réalité). C'est pour ça qu'Alto Voltaje se termine sur une solution personnelle parce que le personnage se rend compte que la décision à prendre dépend de lui-même, et pas de ses connaissances scientifiques. Mais même si la science n'est pas une méthode de contrôle, elle a toujours été utilisée en ce sens par différentes stratégies de pouvoir. Cet état de fait n'a pas beaucoup changé depuis le XIXe car la stratégie ne dépend ni de la profondeur ni de l'exactitude du savoir scientifique mais bien des manières de l'utiliser afin de manipuler les décisions individuelles. L'individu délègue sa capacité de décision à un « sujet supposé savoir » (pour utiliser les mots de Lacan) et ne remet pas en question la pertinence du savoir qu'il lui accorde pour résoudre le problème qui le préoccupe. Cela explique la sélection idéologique de connaissances scientifiques déterminées selon le domaine que l'on veut manipuler. En général, ces stratégies de pouvoir partent de la création ou de l'intensification de besoins, de peurs ou de désirs, et elles ont ensuite recours à la connaissance technique pour les alimenter. Dès que l'individu abandonne ses décisions personnelles à la connaissance technique spécialisée, il laisse sa vie aux mains de pouvoirs politiques ou économiques qui sont capables de justifier leurs décisions sur base de ces mêmes connaissances, que l'individu moyen est incapable de contester. Mais rien de tout ça n'est science, même si ce sont les scientifiques qui le disent.
Un exemple : l'aversion au risque est un de mécanismes de contrôle les plus puissants à l'heure actuelle. Si le gouvernement peut utiliser la connaissance technique pour agir contre le tabac, ce n'est pas parce que fumer augmente la probabilité de souffrir d'un cancer par un pourcentage donné, mais bien parce que les individus préfèrent laisser au gouvernement la décision de ne pas prendre de risque. Et aucun gouvernement ne laissera passer l'opportunité de s'approprier de ce pouvoir.
Une bonne part de la politique et de l'économie se fait dans ces mécanismes de contrôle non pas à cause de la science mais bien parce que nous avons renoncé à notre liberté et nous ne voulons pas assumer la responsabilité de nos actes. Puisque cela implique un pouvoir important, il est fréquent, effectivement, que des scientifiques parlent politiquement. Ils sont bien sûr libres de le faire, mais ce n'est pas de la science. En plus, l'aversion au risque finit par créer des peurs irrationnelles envers les conséquences technologiques de la science, ce qui donne lieu à un cercle vicieux peur-espoir.
Mais la science ne peut pas nous libérer de nos terreurs irrationnelles. Ce n'est pas sa fonction. Elle peut améliorer substantiellement certains aspects de notre vie mais elle ne peut pas nous éviter de prendre des décisions et d'affronter l'inévitable. Elle peut nous permettre de contrôler certains processus, mais pas de nous contrôler nous-mêmes. Prendre une drogue ou nous soumettre à une opération de chirurgie esthétique, c'est notre décision, pas celle de qui a inventé la drogue ou développé la technique de chirurgie. Et pour pouvoir décider, il faut que nous prenions nos responsabilités afin de connaître un minimum d'aspects techniques liés à notre décision.
Il existe une autre activité humaine qui nous aide à échapper au désir de contrôle, à accepter et même à profiter de l'incertitude : l'art. C'est un des sens dans lesquels j'aime parler d'art expérimental, parce qu'une expérience est toujours un compromis entre contrôle et incertitude ou, comme Stuart Kauffman le dit de l'évolution, « un compromis entre structure et surprise ». Malheureusement, la société contemporaine commence à l'oublier et préfère s'accrocher à des mythologies déterministes faussement basées sur des versions très simplifiées de théories scientifiques. Même si c'est un sujet très important pour toi, qu'on retrouve dans tous tes livres, tu n'as jamais placé ces questions au centre de ton travail comme un Powers l'a fait, non ? Si je résume l'intrigue de tes romans en trois phrases, je vais parler de contrôle et de culture par exemple mais pas nécessairement de science. Tu penses écrire quelque chose où ce thème prendrait la place centrale ? C'est vrai que je n'ai jamais écrit une intrigue directement basée sur la science, et je peux déjà te dire que ce ne sera pas non plus le cas de mon prochain roman. J'y ai pensé souvent, j'ai même pensé à des intrigues de science-fiction dans lesquelles le récit se développerait à partir de la conception ou des résultats d'une expérience mais je ne suis jamais allé plus loin. Je ne suis jamais parvenu à savoir pourquoi, parmi toutes les histoires possibles qui me passent par la tête, certaines se développent et d'autres s'écroulent mais ce qui est certain, c'est qu'il ne s'agit pas que du sujet : il s'agit de trouver le ton dans lequel je suis capable de développer un thème déterminé à un moment déterminé. Tu parlais tout à l'heure des métaphores métaphysiques. Dans tes livres, tu utilises beaucoup de métaphores scientifiques. On dit souvent que la science est très abstraite aujourd'hui. N'est-ce pas un problème pour créer des métaphores qui fonctionnent ? Je crois que puisque la description contemporaine du monde dépend directement ou indirectement de la connaissance scientifique, les métaphores scientifiques sont très utiles afin d'exprimer notre vision de la réalité. C'est vrai que certaines disciplines scientifiques sont devenues très abstraites, mais ce n'est pas le cas de toutes. Je ne pense pas que l'abstraction soit un problème (quoi de plus abstrait que la géométrie euclidienne ?), par contre la spécialisation excessive des langages et des modes de représentation peut l'être. D'une certaine façon, il faut les « traduire ». Mais quand j'écris, j'espère, naïvement peut-être, que le lecteur est familiarisé avec les concepts scientifiques auxquels je fais référence. La science de la complexité nous a fourni de métaphores extraordinaires pour représenter les processus sociaux humains ; la biologie, pour parler de certaines de nos plus grandes peurs, préoccupations et espoirs. Curieusement, beaucoup de « métaphores scientifiques » étaient déjà là, utilisées surtout par les poètes, avant même la connaissance scientifique. Mais beaucoup de gens considèrent que l'abstraction est un problème, et je crois que la complexité est quelque chose qui fait peur… Je devrais peut-être être moins catégorique et dire que « l'abstraction ne doit pas être un problème ». Les lecteurs contemporains, dans de nombreux cas, sont habitués à des formes narratives qui leurs demandent très peu d'efforts. Dans ce sens, il y a une différence entre divertissement et plaisir : le divertissement, que je ne rejette pas, ne requiert aucun effort, alors que le plaisir, oui. Les œuvres d'arts qui m'intéressent principalement sont celles dont je peux retirer un plaisir. La métaphysique est une fiction - Entretien avec Germán Sierra (2/2) par François Monti Ces temps-ci on parle beaucoup de la prédominance fragmentaire pour rendre compte de la complexité du monde. C'est un raccourci un peu simple, un peu facile et j'imagine que tu ne partages pas cette opinion non plus puisque tes romans ne sont pas fragmentaires. Par contre, ils sont courts (ton plus long fait 300 pages) et en matière de structure ou d'écriture ils sont moins difficiles que l'ont été les romans post-modernes américains des années ‘60. Certains parlent donc des romans d'Agustín Fernández Mallo, pour prendre un exemple clair, comme de la littérature « facile ». Pourtant, ses livres, comme les tiens ou ceux de Juan-Cantavella sont complexes ou attentifs à la complexité du monde. Je crois que la longueur des livres n'est pas directement liée à la complexité mais plutôt à des circonstances personnelles ou culturelles. C'est presque un cliché : les écrivains nord-américains tendent à écrire des romans très longs (ou, au moins, un roman très long). Si on regarde les français, c'est le contraire qui se passe : les écrivains les plus complexes sont souvent des poètes ou des auteurs de textes plutôt brefs (Blanchot, Guyotat, Roussel, Gracq, Queneau, Beckett…). La vie mode d'emploi est presque une exception. Même chose avec les Italiens. J'adorerais écrire un roman énorme comme L'Arc-en-ciel de la gravité, Giles Goat-Boy, Infinite Jest ou La maison des feuilles, mais je ne m'y suis jamais mis notamment parce que le temps que je consacre à l'écriture est très limité mais aussi parce que mes histoires tendent à se « concentrer ». Intente usar otras palabras faisait le double du texte définitif.
De toute façon, je ne me risquerais pas à dire qu'il y a une tendance générale vers la brièveté et la fragmentation (caractéristiques que la presse utilise pour décrire les « mutants » espagnols parce qu'elles sont faciles et évidentes alors qu'en fait, elles ne sont pas pertinentes pour opérer des distinctions), d'autant plus que nos éditeurs détestent les livres trop longs (Providence était encore plus long avant publication…) parce qu'ils sont convaincus qu'ils sont très difficiles à vendre (je parle, bien sûr, des éditeurs « littéraires » et pas de ceux de bestsellers).
Il ne faut de toute façon pas confondre le complexe et le difficile ou le désordonné (ils ne sont pas incompatibles, mais ce n'est pas la même chose). De fait, l'étude de la complexité nous démontre qu'elle provoque beaucoup de choses qui arrivent avec une (apparente) facilité. Si l'ordre émerge spontanément du chaos, tant l'ordre que le chaos sont des aspects des systèmes complexes. Ce que la théorie des systèmes complexes nous enseigne, c'est l'impossibilité de prédire des trajectoires a priori, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existent pas ou qu'elles ne peuvent pas être simple ou qu'elles ne sont pas une manifestation de la complexité. Ce qui se passe, c'est que, culturellement, il existe une forte tendance à se reposer sur des ordres qui ont eu lieu dans le passé, ce qui explique que les gens préfèrent souvent une fiction conventionnelle et une vie qui puisse être racontée en ces termes, et tout ce qui en sort est vu comme une excentricité. Moi, je suis partisan de l'excentricité.
Personnellement, en matière de fiction, ce qui m'intéresse, ce sont les moments où l'ordre surgit du chaos ou bien ceux où l'ordre se dissout dans le chaos. C'est pour ça que mes romans ne sont ni des fictions conventionnelles ni effrontément anti-narratifs. Par exemple, le roman que je suis en train d'écrire commence sur des citations de deux économistes [1] [2] et d'un biologiste de la complexité [3]. La dernière de ces citations exprime bien ce qu'est, selon moi, la littérature mutante. Stuart Kauffmann explique que même si le futur ne peut être prévu, les circonstances actuelles d'un système fournissent un cadre pour l'apparition « d'adjacents possibles », des états du système qui, bien qu'ils ne soient pas prévisibles, bien qu'ils ne doivent pas arriver nécessairement, ne sont ni impossibles, ni invraisemblables. Les mutations ne donnent pas lieu à des êtres forts différents de ceux qui les précèdent, ni à des changements de structure. Ainsi, le roman contemporain tel que je le conçois est celui qui sait montrer et examiner ces parties de la réalité que nous n'avons pas encore totalement reconnues comme telles.

[1] Hayek : « Ou, pour résumer ceci, il s'agit d'un problème de la connaissance, laquelle n'est donnée à personne dans sa totalité. »

[2] Nassim N. Taleb : « We love the tangible, the confirmation, the palpable, the real, the visible, the concrete, the known, the seen, the vivid, the visual, the social, the embedded, the emotional laden, the salient, the stereotypical, the moving, the theatrical, the romanced, the cosmetic, the official, the scholarly-sounding verbiage (bullshit), the pompous Gaussian economist, the mathematicized crap, the pomp, the Academie Française, Harvard Business School, the Nobel Prize, dark business suits with white shirts and Ferragamo ties, the moving discourse, and the lurid. Most of all we favor the narrated. »

[3] Stuart Kauffmann : « History enters the universe when the space of the possible is much larger than the space of the actual [...] Let me introduce the idea of the “adjacent possible” of the biosphere. Once there were lung fish, the swim bladder was in the adjacent possible of the biosphere. When there were no multi-celled organisms, the swim bladder was not in the adjacent possible of the biosphere. Then what appears to be true is that we cannot prestate the adjacent possible of the biosphere ».


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