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"Les entretiens infinis", avec Jean-Pascal Dubost, 5

Par Florence Trocmé

Entretien infini n° 5 avec Jean Pascal Dubost  
autour de son dernier livre,
Le Défait (Champ Vallon). 

Cet entretien fait partie de la série des Entretiens infinis menés avec Jean-Pascal Dubost 
Entretiens infinis (1, 2, 3, 4
On peut lire par ailleurs sur le site, la note de lecture qu’Antoine Emaz a consacré au livre Le Défait 
 
 
 
En préambule, quelques notes « en lisant » 
Un beau puzzle temporel, un livre inclassable dont le maître mot pourrait être régime, à condition de l’entendre comme régime d’un moteur, le moteur de l’écriture qui parfois ronronne (rarement), parfois patine (souvent), parfois s’emballe (magnifiquement !), cherchant le sang du rythme comme il est écrit quelque part. Le narrateur, est-ce Jean Pascal, est-ce son « personnage », est-ce une sorte de double avec faits de vie non vécus par JP, donc mi-fictif, mi-réel, créature hybride, comme est hybride le texte qui mêle une sorte de faux journal sur un temps d’isolement volontaire dans une vieille ferme familiale, occasion de se remémorer, mais sans trop y croire, plutôt sur le mode ironique, voire sarcastique, le temps de l’enfance et de la première adolescence, des poèmes, des listes, des ressassements sur écrire/ne pas écrire, etc. Il y a quelques belles cuites, il ya beaucoup de mélancolie, de rejet de soi-même, de solitude. (FT)

Entretien 

Florence Trocmé : il me semble que tu parles, plus ou moins, d’une décision, à l’orée de ce livre. Qu’est-ce que la décision en littérature ? Écrire, est-ce un acte volontaire ? Ou plus exactement quel est la part de l’engagement volontaire dans l’écriture ? (Tu dis par exemple « Il faut de la volonté pour écrire », p. 12) – car par ailleurs, plus loin, mais il est vrai que tu es alors plus avancé dans ton projet et as peut-être moins besoin d’auto-stimulant, tu écris aussi : « c’est ça, écrire : une paresse active » (61)  
 
Jean-Pascal Dubost : considérant que l’écrire créatif n’est nullement naturel, mais est culturel, qu’on doit supporter un poids d’oppositions avant de se lancer dans l’écriture d’un livre, dans cette cochonnerie, un tel poids de raisons de ne pas écrire, que cela place celui qui s’y adonne devant un vaste territoire vain qu’est le futur immédiat, qu’il faille alors lutter contre la tentation du renoncement, et cela constamment, alors oui, écrire est une décision, qui va à l’encontre de la raison. Il faut accepter le devenir-rien, et le devenir-personne, autrement dit, s’accepter soi. Écrire demande un tel effort et une telle exigence et une telle discipline, que ça ne peut être autrement qu’une décision qu’il faut maintenir en état de tension constante, quand parfois la pensée et le corps aspirent à autre chose qui coûterait moins d’énergie existentielle. Disant cela, je m’oppose évidemment à l’idée d’une écriture qui serait donnée ; un don de quoi ? Des dieux ? Rien n’est donné, et les dieux n’existent plus, et s’ils existent, force est de constater qu’ils prennent plus qu’ils ne donnent. Les obstacles sont nombreux qui se posent devant soi, ne serait-ce que soi-même, si on a un tant soit peu de lucidité, ainsi que bien des obstacles sociaux et économiques. Écrire est une aventure à haut risque, donc nécessite quelques préparatifs afin de ne pas s’y perdre définitivement ; on ne sait pas vraiment où on va mettre la pensée. Tout, dans notre environnement, nous incite à la paresse, par le matraquage des consciences et l’épuisement des corps et de la volonté dans le dessein de nous anéantir au moins nous clouer le bec et nous transformer en dociles consommateurs et électeurs bêlants, le pseudo-confort moderne nous rend paresseux par facilité, et je suis paresseux, ayant tendance au nolle (au non-vouloir) et au rien-faire, aussi me faut-il transformer cette pente paresseuse en force, activer le « vouloir vaincre » dont parle Victor Segalen. 
 
 
Florence Trocmé : tu emploies cette sorte d’oxymore, en disant cette « histoire mal-vraie » (p. 29), qu’est-ce donc qu’une histoire mal-vraie ?  
 
Jean-Pascal Dubost : j’ai conscience que cette expression sonne comme du James Sacré, mais écrivant ceci, je pensais à Raymond Federman et à sa théorie de la surfiction : « j’appelle
SURFICTION l’activité créatrice qui révèle le côté fictif de la vie. En ce sens, il y a une part de vérité dans le cliché qui claironne que “la réalité dépasse la fiction” ou que “la vie est fiction”, non pas à cause de ce qui se passe dans les rues de nos villes, mais parce que la réalité en tant que telle n’existe pas, ou plus exactement existe dans sa version textuelle, c’est-à-dire dans le langage qui écrit. » Lorsque je commençais ce récit, je partais d’une expérience vécue, mais collant trop à cette réalité expériencielle, j’échouais lamentablement contre un mur, contre mes propres incapacités au récit devant le trop-autobiographique, cette expérience-là mollissait l’écriture, aussi, retravaillant d’arrache-pied et sans cesse ce texte, peu à peu c’est le texte qui a primé, et les phases de récriture (une trentaine de versions !) m’ont peu à peu conduit à creuser dans cette réalité sa part de fiction, le texte s’immisçait et s’enfonçait dans la réalité, s’est métamorphosé et est devenu mon personnage principal (au passage, je tiens à remercier Patrick Beaune et Myriam Monteiro-Braz, qui avaient refusé, mais en hésitant, une des versions – la vingt-cinquième ? –, et qui, perspicaces, quand je leur appris que j’avais totalement refondu la version qu’ils avaient lue, m’avaient demandé de lire la nouvelle version). « Mal-vraie » parce que le vrai est devenu fiction de langue. Du coup je me suis vu écrire l’histoire d’un texte en difficulté d’écriture, tout le reste n’était que littérature à prétexte pour me défaire de moi-même. Le Défait, c’est le récit d’un texte vaincu par l’écrivain. 
 
 
Florence Trocmé : « chez lui il ne se passe rien par principe » (p. 41), qu’entends-tu par là ? Est-ce aussi une affaire de méthode en littérature ? Refuser ce qui serait de l’ordre du principe, du prédéterminé, du décidé d’avance ? 
 
Jean-Pascal Dubost : non, c’est plutôt une sorte de pessimisme provocateur qui s’exprimait par là pour aller à rebrousse-poil de cette idée qu’il faille qu’une prose de récit ou romanesque raconte une histoire (la plupart des romans qui se publient aujourd’hui naviguent dans la bonne vieille tradition romanesque issue du XIXe siècle). Il ne se passe rien d’autre que de la langue qui tente de se dresser contre la novlangue romanesque d’aujourd’hui, très envahissante. Or, prétendre qu’écrire, comme jel prétends, c’est écrire de la langue, combien rétorqueraient qu’on ne fait pas des livres avec ça ? « En somme, il n’y a dans ces écrits que du verbe » (Pierre Guyotat) J’écris, n’en déplaise, pour écrire. Il ne se passe rien parce qu’il faut faire une sorte de vide à partir de quoi on peut le remplir de langue. 
 
 
Florence Trocmé : le rapport au temps est un des aspects passionnants de ce livre qui semble en permanence osciller entre présent et passé, avec projections futures parfois, mais aussi et de façon intrinsèquement liée entre faits réellement vécus, faits fantasmés et faits inventés. Comme si tu te jouais, par l’écriture, de tous les repères. Est-ce un des pouvoirs de l’écriture, selon toi que ce jeu permanent ? As-tu été étonné de ce qui est advenu, dans cet ordre-là, lors de la rédaction du livre ? 
 
Jean-Pascal Dubost : je ne crois pas que l’écriture n’ait d’autre pouvoir qu’exercé sur elle-même et sur celui qui la travaille, même si elle contient d’immenses possibilités que des écrivains de haute farine et de haut vol nous révèlent au fil des temps. D’immenses possibilités pour se jouer d’elle-même, et pour échapper à la fixation dans le temps présent, celui de l’actualité. L’écriture de mon récit m’a amené à réfléchir constamment à la langue, à sa mise en forme (comme cela me préoccupe constamment pour le poème), je l’ai énormément travaillée, recherchant par elle à échapper à l’emprise autobiographie écrasante ; jouer sur les strates temporelles et narratives était une façon de déjouer mon propre rôle à la fois de narrateur et de personnage central, et de faire jouter invention et réalité, mais dans le même temps, je voulais créer du lien entre tout cela, relier les fragments au moyen d’une tension d’écriture (qui me vient du poème). Ma mémoire est fragmentaire, constituée d’une infinité de trous, et, écrivant du récit, je ne puis que le constater, le montrer, et tenter dans le même élan de lutter contre, contre une aspiration monstrueuse de moi-même en moi-même. Le pouvoir de l’écriture a été peut-être celui de m’attirer à elle et de m’entraîner et de créer du temps ; de me réinventer en réinventant une histoire qui pourrait être mienne, du moins que je me suis appropriée en produisant un effort de mémoire dans le fictif de mon expérience de vie. 
 
 
Florence Trocmé : tu as une superbe expression (p. 62), « l’émotion lexicale ». Peux-tu revenir, une fois encore, sur cette question du goût des mots ? Est-ce que pour toi chaque livre est aussi le moyen de sauver quelques mots ? Quel usage fais-tu de la citation (tu insères quelque part un conte), des lexiques singuliers ? Te viennent-ils totalement naturellement, dans le fil de l’écriture, ou bien là encore, y a-t’il affaire de décision, de volonté ?  
 
Jean-Pascal Dubost : oui, décision et volonté me gouvernent, peu de choses me viennent au fil de l’écriture même si l’allant d’écrire, l’enthousiasme, le désir, m’entraînent dans des champs lexicaux enfouis en moi, ce qui vient est un rythme en concordance avec l’instant intérieur qu’il faut tendre vers le permanent pour que la syntaxe se déroule au plus près de soi. C’est banal, mais j’accorde une grande importance à la phrase et aux mots qui la constituent, par quoi j’essaie de rassembler passé et présent, lexical et personnel, j’essaie que ma phrase soit du lexical personnel. Mon dessein premier, lorsque j’entreprends l’écriture d’un livre, n’est pas de réveiller ou sauver des mots, mais d’écouter ce rythme dont je parle, rythme narratif pour Le Défait, et d’aller chercher les mots (dans mes carnets ou dans mes dictionnaires) qui le rendent au mieux, et contrairement à Jack Kerouac, que j’ai jadis abondamment lu, qui disait qu’il faut avoir vécu longuement les mots pour les utiliser, je peux utiliser un mot que j’ai découvert juste auparavant, pour me l’approprier, c’est sa part d’inconnu qui m’attire irrésistiblement après avoir fouillé dans son histoire, j’aime ce qu’en les mots je puis prélever d’énergie compensatoire, face à ma très faillible mémoire. J’ai sans doute retenu, et inconsciemment, de l’enfance, l’émerveillement devant la découverte du langage (les mots, les images etc.), et j’ai besoin quotidiennement de ma ration de mots (nouveaux, anciens, disparus, désuets, incongrus, néologiques, étrangers, argotiques, régionaux etc.) pour satisfaire mon appétit de recherche. Une émotion permanente devant la fabuleuse richesse des langues. Très souvent, complètement excité je farfouille dans des dictionnaires à la recherche d’une étymologie, ou d’une signification, ou d’un équivalent, ou d’une première attestation ; il m’arrive souvent de partir en recherche même pour un mot simple, voiture, table… Les mots me transportent ailleurs où je ne pensais pouvoir être, en territoire enthousiaste, ils provoquent l’émotion d’écrire. 
 
 
Florence Trocmé : bien sûr j’aimerais t’entendre sur un goût, sans doute conjoint, très fort manifesté ici, je ne l’avais d’ailleurs pas encore repéré aussi nettement dans tes livres précédents,  celui des listes ! 
 
Jean-Pascal Dubost : il me vient de Rabelais ; chez Rabelais listeur, ce qui me m’émerveille, est cette capacité d’auto-engendrement verbal tout en même temps bouffonne et sérieuse (le joca seria rabelaisien), précise et rythmée, faisant un tour de la question fabuleux, une carnavalesque emplie de sens profond. Il y a aurait long à dire à propos de la poétique de la liste à travers l’histoire littéraire. Écrivant, la liste me donnait de l’énergie, c’était en quelque sorte un moyen de me relancer et d’appuyer et relancer la décision d’écrire et d’aller jusqu'au bout du récit, aucunement l’intention de faire le tour complet de quelque chose, ni de clore. Je les considérais comme des repues franches, des banquets verbaux montés gratuitement, totalement gratuitement, sans autre intention qu’en faire des catalyseurs d’énergie, par là, souventes, rappels de mémoire. Lorsque je liste des coureurs cyclistes, rien de tel n’advint dans la réalité vécue, mais lors d’une phase de récriture, j’eus recours à ce procédé (et je n’ai point honte d’user de procédés ni de techniques à partir du moment où ils s’inscrivent dans une globalité, parmi beaucoup d’autres moyens d’écriture) pour me faire plaisir au texte et ne pas sombrer dans le pénible labeur (quoique ça m’ait pris des heures de retrouver tous ces coureurs cyclistes qui ont fait rêver l’enfant que je fus, mais c’était excitant), ou lorsque j’établis une liste fatrasique, pp. 44/45, c’est pour faire langue, agiter la langue comme un agité du bocal et amoureux fou de la langue, et quand on est amoureux, on a tendance à hyperboliser, ce fut possible en allant relire quelques fatrasies ou fatras médiévaux. La liste, comme pour rechercher ce bouton intérieur sur lequel appuyer pour relancer la machine fatiguée. Une liste en soi devient ennuyeuse s’elle n’est point fantaisiste ou allègrement rythmée. 
 
 
Florence Trocmé : quid du narrateur ? Là aussi il me semble qu’il y a tout un jeu entre toi d’une part, celui que tu appelles « mon personnage » d’autre part et par ailleurs encore une sorte de double, ou même des semi créations, notamment par rapport à ta vie d’enfant, fus-tu cet enfant là, où inventes-tu en partie cet enfant-là ? (cf. la page 68) 
 
Jean-Pascal Dubost : j’aurais envie de répondre que l’enfance est un mensonge, que notre enfance devient un souvenir transformé. J’ai très peu de souvenirs d’enfance nets. A un moment donné de la récriture, je ne savais plus si ce que j’écrivais avait été vécu ou si je vivais si intensément ce que j’écrivais que je finissais par l’inventer (est-ce « surfiction » ?), je suis arrivé à une certaine confusion par quoi je me suis rattrapé en m’agrippant au texte, au texte, rien que le texte. On s’invente en écrivant, l’écriture, c’est de la vie en cours, j’en suis pour ma part et me concernant quelque peu convaincu ; c’est le fameux passage de Proust dans Le Temps retrouvé (« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature… ») L’écriture me permet de m’inventer en me réinventant à travers une vie qui fut peut-être vécue par moi. Cet enfant, je l’invente en partie à partir des souvenirs qu’il m’en reste que j’ajoute à des souvenirs de lectures que j’ajoute à d’autres vies vécues et que j’ajoute à une toute petite part d’imagination… Il me plaît de brouiller le réel et le fictif. 
 
 
Florence Trocmé : à plusieurs reprises, dès le début, mais ensuite encore, parlant du récit en cours, tu parles de la recherche du rythme, tu parles même de sang rythmique (p.71), pourrais-tu t’expliquer là-dessus ? A quoi tu le reconnais, le bon rythme, à quoi sens-tu, sais-tu qu’il vient, ou bien à quoi reconnais-tu qu’il n’y est pas ? Est-ce une composante, voire la composante essentielle du récit, ce rythme, est-ce lui qui signe la réussite ou l’échec de l’écriture, au jour le jour, confronté à la page ? As-tu pu repérer de quoi il dépend ? Dirais-tu comme Michon que « le roi vient quand il veut » ou bien penses-tu pour en revenir à la première question, qu’il y a aussi des dispositions intérieures plus ou moins propices ? Doit-on seulement attendre ou bien peut-on, un peu, beaucoup, susciter ?  
 
Jean-Pascal Dubost : je me considère comme un métisse rythmique, composé de rythmes divers et qui ne m’appartiennent pas mais qu’il me faut capter, avec effort et volonté, pour m’exister dans un rythme mien. Rien ne s’obtient en écriture sans l’effort et la volonté, et mon rythme du récit est un condensé de rythmes fait d’une tension qui va de Pierre Michon à Arno Schmidt en passant par un grand nombre d’autres écrivains (Laurence Sterne, Robert Walser…), d’une prose classique et goguenarde et sensuelle à une prose hirsute et querelleuse et parlée, qui passe par le familial qui a laissé ses traces. Je suis constamment en recherche de mon grain de voix, pour reprendre l’expression de Barthes, pour m’entendre et me faire entendre. Mais ce qui a beaucoup compté dans le travail du Défait, c’est le rythme de composition du récit, fait de trois temps sur deux personnes grammaticales, recherchant à être au plus près du fragmentaire et discontinu de la mémoire, de l’instant fixé dans la mémoire, de l’instant d’écrire. Si j’attendais quoique ce soit, il ne se passerait rien, et je retournerais à la paresse. Il faut aller chercher son rythme d’écriture pour s’opposer au rythme infernal du monde, pour être soi. 


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