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Comment devenir « Grantécrivain »…

Publié le 15 juin 2010 par Savatier

 Dans un pays comme la France, où l’on conserve toujours un certain respect pour l’écrit, même si la lecture prend aujourd’hui d’autres formes, qui n’a jamais rêvé de devenir auteur – mieux encore, auteur à succès ou, suprême consécration, « grantécrivain » ? De faire partie de ce cercle fermé réunissant les hommes et les femmes qui vivent de leur plume, remportent des prix littéraires et sont régulièrement invités à la radio et à la télévision pour présenter leur dernier roman ou donner leur avis sur tout type de sujet, jusqu’aux plus farfelus. Pourtant, du rêve à sa concrétisation, le chemin semble miné. Il faut trouver l’inspiration, s’emparer d’un sujet, se forger un style. Beaucoup renoncent, et c’est à leur intention (mais au deuxième degré, bien sûr) que Thierry Maugenest vient de publier un guide aussi utile que savoureux, qui aurait pu s’intituler « Comment devenir grantécrivain en huit leçons », mais auquel l’auteur a préféré un titre énigmatique : Les Rillettes de Proust (JBZ et Cie, 110 pages, 12,95 €).

Il existe encore, dans l’industrie du livre, quelques fous furieux capables d’éditer leurs volumes sur un papier de qualité, de les habiller d’une couverture de vergé fort et, ultime raffinement, de les vendre non massicotés. JBZ et Cie appartient à cette catégorie, tout comme les Editions du Lérot. Les amoureux des livres ne remercieront jamais assez ces éditeurs de leur réserver ce plaisir rare et oublié qui consiste à ne découvrir un texte qu’après avoir soigneusement découpé les feuillets des cahiers qui le renferment. Que les impatients se rassurent toutefois, ils viendront facilement à bout de la centaine de pages que comporte cet essai. Et ils seront récompensés de leur effort car cet ouvrage d’une désopilante érudition littéraire, rédigé sous la forme de fiches pratiques, assurera à tous un merveilleux moment. Exemples :

Si l’inspiration vous manque, vous pourrez surmonter cet obstacle dans la minute, en copiant à la file les premiers mots des romans conservés dans votre bibliothèque. Votre seul souci sera celui de la cohérence. L’auteur y parvient dans un exemple où se succèdent les incipit de Mangeclous (Albert Cohen), Le Verdict (Kafka), Mont-Oriol (Maupassant), L’Herbe rouge (Boris Vian), etc. Vous pouvez naturellement vous livrer à un exercice similaire avec, cette fois, la dernière phrase des romans de votre choix. Le plagiat vous ouvrira d’autres perspectives ; les meilleurs écrivains y ont eu recours, même ce bon Lamartine qui « emprunta » à d’obscurs poètes du XVIIIe siècle « Ȏ temps, suspends ton vol ! » et « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Vous pourrez aussi traduire, pour mieux vous les attribuer, des extraits de l’œuvre d’un auteur étranger, comme le fit Stendhal pour son Histoire de la peinture en Italie. Les plus scrupuleux pourront encore s’autoplagier, à la manière du grand Chateaubriand.

Il vous faudra ensuite choisir les mots les plus justes, noms propres inclus, car ceux-ci ont leur importance. L’auteur nous le prouve en se livrant à une jolie facétie : reprenant une scène de Madame Bovary, il s’amuse à remplacer Rodolphe par « Ricky » et Emma par « Loana ». Hilarité garantie. La même facétie le conduit à substituer aux célèbres madeleines de Proust un pot de rillettes du Mans (d’où le titre du livre). Suit un collier de perles littéraires qui vous dévoilera que les meilleurs écrivains furent parfois les victimes de joyeuses distractions : on « recule en arrière » chez Boileau, on « monte là-haut » chez Molière, on « sort dehors » chez Pascal. Et que dire de ces vers pleins de sous-entendus du Polyeucte de Corneille : « Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle, / Et le désir s’accroit quand l’effet se recule » ?

Vous trouverez encore dans ce livre de précieux conseils concernant les techniques de description, les textes codés (avec, pour exemple, le célèbre poème libre de Musset adressé à George Sand), les tics de langage, les lourdeurs de style, les dialogues. Quant au choix crucial d’un bon titre pour votre roman, ne vous en souciez plus, car, là encore, Thierry Maugenest vient à votre secours : il suffira d’utiliser l’anagramme d’un livre connu et le tour sera joué : quels beaux titres, en effet, que Les Brise-lames (Les Misérables), Malingre (Germinal) ou Le Cochon bellâtre (Le Colonel Chabert) ?

On l’aura compris, cet essai est un petit chef-d’œuvre iconoclaste et débridé où le détournement de textes littéraires constitue la règle. On s’y amuse à chaque page, y compris les dernières, consacrées à des exercices pratiques plus complexes qu’on ne pourrait le penser. Ce livre, fin et drôle, est celui d’un féru de littérature, il fera merveille auprès des amateurs de lecture et de ceux qui voudraient le devenir. Bien des auteurs contemporains pourraient en outre le prendre comme livre de chevet… Sans doute deviendra-t-il un classique du genre, comme Stratégies littéraires, le féroce essai publié par Fernand Divoire au début du XXe siècle, le non moins féroce Jourde et Naulleau ou l’excellent Dictionnaire des clichés en littérature d’Hervé Laroche.

Illustrations : Terrine de rillettes - Plume, gravure. 


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