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S'est-il instauré un dialogue plus permanent entre les hommes, aujourd'hui que les moyens de communication ont été élargis et simplifiés à l'extrême ? Cette facilité dans la communication nous rend-t-elle plus sociables, plus attentifs aux autres ? Si toute vie véritable est rencontre, comment réaliser celle du je à un tu irréductiblement autre ? Et s'il est vrai que l'homme se rapproche de l'homme, ne serait-ce pas, hélas !, dans un esprit moutonnier, par perte d'autonomie et afin d'éviter heurts et conflits ? Autant d'interrogations qui peuvent se résumer en une seule : qu'est-ce que le dialogue ?
" Une communication verbale entre deux personnes ou groupes de personnes " - répond le dictionnaire, formule courte et vague qui me laisse sur ma faim. Mais précisons tout de suite que dialoguer n'est pas converser. En effet, le dialogue permet de mettre en évidence la contradiction ou, le cas échéant, la convergence entre des opinions, des idées, des thèses différentes. Renan écrivait à ce propos que la forme du dialogue était, en l'état actuel de l'esprit humain, la seule qui lui semblait en mesure de convenir à l'exposition des pensées philosophiques. Ce en quoi Platon l'avait devancé en faisant du dialogue une forme littéraire et philosophique si probante que son oeuvre exerce, encore de nos jours, un vif attrait sur l'esprit. " Penser - disait-il - est pour l'âme s'entretenir avec elle-même ( dialogue intérieur ) ou avec les autres ( dialectique ). Ce qui importe est de réfléchir ensemble, de définir la signification d'une expression en la déterminant de façon conceptuelle ". C'est ainsi que l'on juge de sa propre activité intellectuelle avec les yeux d'autrui, que l'on apprend à former son esprit critique, à être plus sincère avec soi-même, à aller vaillamment jusqu'au bout de l'examen auquel on soumet sa conscience.
Pour Platon, la philosophie ne s'enseignait pas, elle se vivait. Grâce à lui et à son maître Socrate, l'art de la parole est devenu un art à part entière : la rhétorique. Cet art du parler et du penser repose sur une méthode envisagée comme une démonstration, un plaidoyer qui développe des intentions et s'efforce de les rendre persuasives, s'élève parfois jusqu'à l'exhortation par le moyen de justifications logiques et de raisonnements implacables, au point d'égaler les démonstrations mathématiques et, au final, de les surpasser par leur portée spirituelle.
Il est évident que converser ne se situe pas sur le même registre. Ce n'est autre que l'art d'échanger des propos sur un ton familier. " Il y a une conversation de rivière et une conversation de terrasse, une autre de salon, une autre encore de voiture " - notait Julien Green dans son Journal, illustrant ce que la conversation a de léger, de provisoire, d'inachevé, d'incomplet, même lorsque les partenaires sont brillants. Ainsi la diplomatie relève-t-elle plus souvent de la conversation que du dialogue, ce qui lui vaut d'engendrer plus de faux-fuyants que de solutions fiables. Le dialogue, quant à lui, instaure une recherche conjointe de la vérité, "afin de rendre pensable ce qui ne l'était pas encore conjointement "*. Dans le dialogue, chacun devrait prendre toute sa part dans un climat d'écoute mutuelle. Tel devrait être du moins le dialogue idéal. Mais l'est-il ? Hélas non ! Car trop souvent il tourne au conflit et se radicalise au fur et à mesure que l'on passe de la parole partagée à la parole péremptoire ou confisquée qui saborde toute chance d'échange véritable. Si bien que l'appropriation de la parole pour le seul usage de l'un des interlocuteurs débouche fatalement sur un anti-dialogue, sur une asymétrie dans le discours qui l'annule fatalement.
Certes, le dialogue n'est pas en soi une obligation d'acquiescer à tout, mais celle de se laisser traverser par les réponses et les paroles d'autrui, de progresser avec lui dans une démarche qui nous devient commune. Rien ne s'impose, tout s'explique. De tels échanges sont le langage de la confiance, de la relation privilégiée. L'amour est, par essence, limpide et désintéressé. Cette relation de prédilection apparaît comme le modèle de ce que l'on pourrait nommer la parole heureuse, la parole juste, l'incomparable dire. Pour cette raison, elle baigne dans une chaleur de réciprocité, si bien que l'amour donné et l'amour reçu sont comparables à la parole donnée et à la parole reçue. Qui donne, qui reçoit ? On ne sait, tant le donner est étroitement lié au recevoir. Le désir est le mouvement qui me porte naturellement à chercher une complémentarité, à me rassurer sur mon tragique sentiment de solitude. Car, ne nous leurrons pas, l'homme fut, dès l'origine, un être solitaire. Penser, n'est-ce pas d'abord se penser, discourir avec soi-même ? Car quelle autre interprétation donner au "je pense donc je suis" ? Cesse-t-on jamais de se parler à soi-même ? L'homme cause à son coeur, même si ses paroles ne résonnent pas, ne sont pas émises. Il y a donc en nous une part de vie qui reste à jamais incommunicable. Ainsi naît le double jeu de la communication de soi à soi et de soi à l'autre. Surtout si l'on considère, qu'à la différence de l'animal, nous sommes aptes à inclure l'absent dans notre dialogue intérieur, à faire entrer en relation avec le je/tu et le il du disparu ou du lointain. En soi, on parle à celui qui nous reste proche par le sentiment, à l'être qu'il nous plait d'imaginer, ou à un Dieu qui nous subjugue et nous dépasse. Chacun n'a-t-il pas son histoire personnelle avec l'invisible ?
Cependant ne soyons pas dupes de nos songes. Nous savons trop bien que le dialogue, si en vogue aujourd'hui ( dialogue inter-professionnel, inter-confessionnel etc. ), débouche trop souvent sur un dialogue à l'état sauvage qui sombre vite dans l'affrontement ou, pire, dans le bavardage stérile, lorsque chacun préfère exposer ses états d'âme que d'échanger la parole dans un souci de réciprocité. Pas seulement une parole proposée et admise, tour à tour donnée et accueillie, pas davantage une tension entre l'apport de l'un et l'apport de l'autre, mais une élaboration fraternelle dans une quête active vers plus d'humanité. Ce serait enfin la conclusion heureuse. D'autant que nous vivons dans une époque de pluralisme où civilisations et cultures, souvent hostiles et indifférentes les unes aux autres, ont été subitement rapprochées. Le dialogue est donc le seul mode de co-existence possible dans une société ou l'homme "en inquiétude" est confronté aux formes multiples et ignominieuses du mal.
* Francis Jacques - Différence et subjectivité - Aubier
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