Je mets au défi tout cinéphile de m'expliquer précisément qui raconte l'histoire de Eve, dans le film magnifique de Mankiewicz. Il y aurait un livre à écrire pour décortiquer l'entrelacs d'énonciations qu'il y a dans ce chef d'oeuvre semblable à un roman. Nous sommes à une remise de prix, une jeune actrice reçoit une récompense sous le regard pensif, souvent ironique, d'hommes et de femmes en tenue de soirée. Gros plan sur ces personnages qui seront autant de points de vue entremêlés sur Eve, la mystérieuse jeune actrice solennellement reconnue par ses pairs.
Pour qui a vu Chaînes Conjugales, il est frappant d'observer la manière dont All about Eve inverse le procédé narratif mis en place deux ans auparavant. Dans Chaînes Conjugales, tout était raconté par une certaine Addie Ross qu'on ne voyait pas, mais qui était l'instigatrice autant que la narratrice - absente à l'écran et présente dans tous les esprits. C'est l'inverse qui se passe dans All about Eve: nous la suivons de prêt, observons ses faits et gestes dans les récits de ceux qui l'entourent - elle est présente à l'écran et absente en esprit. Quand Addie Ross n'est qu'intentions, gestes ironiques - au sens dramaturgique: elle en sait toujours plus que les personnage -, Eve est une suite d'actions opaques, que les personnages et nous-même devons déchiffrer, deviner à travers des expressions candides.
Et pourtant, ce qui reste le plus fascinant, dans All about Eve, c'est la manière majestueuse avec laquelle Mankiewicz s'affranchit de ce dispositif original. Mieux: la manière monstrueuse avec laquelle il nous montre l'arriviste, comme dans un couloir de miroirs déformants. L'être de cette jeune personne pas encore née est en effet, et uniquement, de se prêter aux regards et à tous ces points de vue qui sont installés avant elle. Eve est une nouvelle créature purement mimétique ou purement narcissique - se mimant elle-même, construisant par ses gestes une forme de sincérité qui serait l'étape ultime de l'hypocrisie.