On sait depuis longtemps que les cinéastes italiens sont les spécialistes des grandes sagas familiales mêlant histoires intimes et Histoire de leur pays, souvent marquée par de profonds changements politiques.
Au rang des réussites, citons notamment Le Guépard de Luchino Visconti, 1900 de Bernardo Bertolucci,
Plus récemment, des cinéastes comme Marco Tullio Giordana (Nos meilleures années, Sanguepazzo), Michele Placido (Romanzo Criminale, Une jeunesse italienne) ou Daniele Luccheti (Mon frère est fils unique) se sont eux aussi fait remarquer dans ce registre si particulier.
Ces exemples nous ont un peu fait oublier que l’exercice reste assez difficile à maîtriser, et qu’il peut aussi vite s’avérer scabreux pour le cinéaste péchant par excès d’ambition…
La preuve avec Baaria de Giuseppe Tornatore, sorti mercredi dernier sur nos écrans. Un film à la fois attachant, touchant, et sacrément horripilant…
Oh, esthétiquement et techniquement, il n’y a rien à redire : les images sont superbes, tout comme les paysages de Sicile servant de cadre à l’intrigue. Les mouvements de caméra sont élégants et fluides, même si leur virtuosité est souvent assez vaine et inutilement tape-à-l’oeil. Et les acteurs, plutôt bien choisis, assurent le métier avec talent. On apprécie notamment le jeu des débutants Francesco Scianna et Margareth Madè (bellissima!), plutôt convaincants…
On ne peut pas non plus douter de la sincérité et des bonnes intentions du réalisateur. Il s’est visiblement inspiré de ses souvenirs personnels pour concocter cette grande fresque historique axée autour de trois générations d’habitants d’une petite ville sicilienne, Bagheria (1), ville dont il est lui-même originaire.
Ce petit garçon fasciné par le cinéma qui collectionne les photogrammes, c’est lui, sans aucun doute. Ce militant communiste qui s’est battu toute sa vie durant pour la défense de ses idéaux, c’est probablement son propre père… Et ce paysan sans le sou tentant de donner coûte que coûte une éducation à ses enfants, c’est vraisemblablement son grand-père paternel… Oui, avec Baaria, Tornatore raconte l’histoire de sa propre famille et signe donc une chronique intimiste assez touchante, baignant dans une ambiance profondément nostalgique.
Où est le problème, alors?
Eh bien déjà dans l’emphase de la mise en scène, qui joue à fond la carte du mélodrame lacrymal et appuie inutilement tous les effets. Par exemple, les transitions de séquences, inventives et audacieuses de prime abord, finissent par hérisser le poil au bout de la troisième ou quatrième utilisation… Même gâchis avec les scènes censées nous faire comprendre de manière allégorique une situation. Le panier d’oeufs cassés pour signifier une fausse couche, c’est osé et plutôt malin. Mais si le cinéaste nous réexplique immédiatement après la même chose avec force dialogues et pathos, c’est lourdingue… Dommage…
Dommage aussi que la narration soit perturbée par un montage parfois désordonné et confus, que l’émotion soit noyée sous des tonnes de clichés et une musique certes d’une belle ampleur – signée Ennio Morricone, quand même.. – mais un peu trop omniprésente.
Enfin, le principal défaut de l’oeuvre concerne le traitement de sa partie “historique” à proprement parler. Tornatore est ambitieux. Trop ambitieux. Avec son intrigue se déroulant pendant plus d’un demi-siècle, il entend traiter de tous les troubles politiques qui ont agité l’Italie – et plus particulièrement la Sicile – depuis les années 1930 : la période fasciste et l’alliance avec l’Allemagne nazie, la deuxième guerre mondiale, la famine, l’instauration de la République à la libération, l”apparition des mouvements gauchistes révolutionnaires et des brigades rouges, l’essor de la mafia sicilienne et de la corruption,…
Trop de choses à caser en un simple long-métrage, fût-il de 2h40…
Résultat : tout est empilé à la va-vite, avec une désinvolture des plus désagréables, survolé, affadi…
La seconde guerre mondiale et ses enjeux économiques et sociaux sont expédiés en cinq minutes chrono. La période fasciste, qui dura plus de vingt ans (quand même !) est réduite à la figure d’une enseignante un peu stricte, tout de noir vêtue, et d’un petit chef ridiculisé sur la place du village par un riverain impertinent. C’est un peu léger…
Même méthode maladroite pour l’évocation de la prise de pouvoir de la mafia sicilienne, personnifiée par un propriétaire terrien autoritaire et filou – on est loin de la famille Corleone… – ou pour traiter des années de plomb – une simple réunion entre étudiants agités, waouh !
Finalement, le seul aspect “politique” soigné du film concerne le parcours du personnage central, Peppino. Juste après l’invasion américaine et la chute du régime de Salo, l’homme adhère au parti communiste italien. Fils de paysan exploité, il est pour le partage des richesses et la justice sociale. Il croit aux idéaux marxistes, à la solidarité et à la fraternité entre les hommes. Lors du passage de la Monarchie constitutionnelle à la République, en 1946, il s’investit dans la campagne électorale et sera ensuite de toutes les batailles politiques, au détriment, parfois, de sa vie de famille. Elections locales, nationales, manifestations contre la guerre du Vietnam ou actions anti-mafia se succèdent…
Au fil des années, Peppino se fera aussi de plus en plus critique vis-à-vis des liens avec l’URSS ou des mouvements d’extrême gauche.
Ce côté réformiste du personnage, qui fait, à un moment, l’apologie de la modération politique, après avoir refusé de cautionner la lutte révolutionnaire armée, a provoqué la colère de plusieurs critiques qui y ont vu une façon de décrédibiliser la gauche italienne et de “servir la soupe” à Silvio Berlusconi (2).
Ils ont tort. Contrairement à ce qu’ils ont affirmé de façon un peu trop virulente, le film n’est aucunement un film de propagande favorable à “Il cavaliere”.
Tornatore semble au contraire se garder de prendre parti pour un camp ou un autre. Il rend juste hommage, via son personnage, à l’engagement politique au sens noble du terme, quand il se met au service du peuple et de certaines valeurs morales. Et ici, les valeurs défendues – justice sociale, solidarité, partage – sont traditionnellement associées à la gauche…
On peut bien sûr regretter que toute la matière historique ce film-fleuve ne serve pas à dresser un état des lieux de la politique italienne actuelle ou une critique sociale un peu plus fine, mais là n’était sans doute pas son propos…
Soyons clairs, Baaria n’est pas désagréable à regarder, pour peu que l’on passe outre son montage curieux et que l’on ne soit pas allergique au mélodrame classique. On ne s’y ennuie pas vraiment, malgré sa durée considérable, et l’émotion finit même par percer un peu, dans la dernière partie, un peu plus posée.
Simplement, on a la désagréable impression de voir une oeuvre qui privilégie constamment la forme au détriment du fond, qui cherche à en mettre plein les yeux plutôt que plein la cervelle. D’où le sentiment d’un beau gâchis…
Baaria confirme que Giuseppe Tornatore n’est pas du tout taillé pour le film politique et qu’il serait bien inspiré de retourner à ce qu’il sait faire, un cinéma à la fois grave et léger, plein de fantaisie et d’onirisme. Bref, mieux vaut revoir les Cinéma Paradiso, Marchands de rêve ou Ils vont tous bien, plus touchants…
(1) : En dialecte sicilien Bagheria se dit “Baaria”, d’où le titre du film. Ce nom signifie, en arabe, “la porte du vent”
(2) : Le président du conseil italien a déclaré publiquement que le film était “un chef d’oeuvre”, provoquant une petite polémique au dernier festival de Venise, dont Baaria faisait l’ouverture l’an passé. En effet, c’est Quinta, une société cofondée par Berlusconi, qui a produit le film… De l’art d’être à la fois juge et partie…
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Baaria
Baaria, la porta del vento
Réalisateur : Giuseppe Tornatore
Avec : Francesco Scianna, Margareth Madè, Angela Molina, Nicole Grimaudo, Salvo Ficarra
Origine : Italie
Genre : fresque historique hystérique
Durée : 2h30
Date de sortie France : 16/06/2010
Note pour ce film : ●●●○○○
contrepoint critique chez : Le Nouvel observateur
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