Le monde avait du bon quand il y avait un enfer et un paradis; quand on savait à quoi se mesurer, à quelle aune notre vie était jugée. Pour le paradis, je ne sais pas, mais cette exposition sur l’enfer (ou plutôt L’Enfer, celui de la Bibliothèque Nationale, jusqu’au 2 Mars) donnerait presque la nostalgie de l’époque de l’interdit, de la censure, de la clandestinité stimulatrice de la créativité.
C’est une exposition de livres, mais aussi de gravures, de photographies, avec un film polisson (”L’atelier Faiminette” de 1921, où, en effet on fait minette; présenté ici et commenté là) et aussi des sons : il faut se glisser, de préférence à deux en se pressant l’un contre l’autre, joue contre joue, cuisse contre cuisse, dans de grands cornets acoustiques roses en feutre et y tendre l’oreille pour entendre les Bijoux de Baudelaire ou les Gamineries de Verlaine, chuchotés dans un petit haut-parleur. Voici un couple anonyme surpris écoutant tendrement “Le Con et le Vit” de Félix Nogaret (lequel fut aussi, étrangement, censeur dramatique sous Napoléon). Alors que Seduced, au Barbican, était une exposition assez froide, celle-ci, tout aussi sérieuse, se réchauffe en partie grâce à ces cornets et à des miroirs indiscrets où vous pouvez épier les mines d’autrui.
Vous y verrez des gravures libertines (parfois en double version, voilé / dévoilé ou avec un volet : montré / caché; ci-dessous des Passe-temps de 1840 bien peu innocents, voire carrément menaçants) et des éditions de Sade, des pamphlets contre Marie-Antoinette et des scènes antiques, des listes de putains, avec tarif et commentaires, et des mentions d’un Maire de Paris “dont le tempérament froid l’empêche de bander et de foutre” (dans un livre intitulé “Le bordel patriotique”, de 1791). Vous recenserez les lieux fantaisistes de publication des livres sous le manteau (mon préféré est “A Vito-cono-cuno-clitoripolis, chez Bandefort”), vous découvrirez que le fondateur du Louvre, Vivant Denon, était un joyeux phallographe, et Joris-Karl Huysmans un gros dégoûtant (”Sonnet sanglant”), vous regarderez le papier peint en écarquillant les yeux (tout en haut, Le Cadran de la Volupté) et vous ferez quelques excursions vers le Japon (mais pas d’érotisme colonial ici). Ces estampes de Shimokôbe Shûzui, démesurément allongées à l’horizontale, introduisent un trouble, une étrangeté alors qu’on essaie de reconstituer la scène, de sortir du cadre, de franchir cette brisure du réel.
Vous finirez avec Pierre Louÿs, Apollinaire, Georges Bataille, Bellmer ou Genet. Mais l’Enfer n’est plus infernal, la censure se meurt, les moeurs se relâchent, et les bibliothécaires sont perplexes : l’Enfer est aboli en 1969, pour renaître ensuite pour raisons de convenance et non d’interdit. Voici une reliure du Con d’Irène, d’Aragon, due en 1978 à Georges Leroux; elle est qualifiée de “phallique à la cathédrale”.
Tout comme les romans interdits du 19ème siècle, le catalogue, superbe, a été imprimé en Belgique; il vous présente toutes les images que je n’ai osé montrer ici.
Du 17 Décembre au 15 Janvier, prenez la ligne 10 du métro. Dans la station fantôme Croix-Rouge, quand le train ralentira, ouvrez bien les yeux, l’enfer (ou l’Enfer) s’offrira à vous. Lire l’encart ici.
P.S.: Désolé, je ne retiens pas les nombreuses demandes que me font des artistes de montrer ici leur travail, ne parlant que des expositions publiques que j’ai vues. Par contre, je suis heureux de répercuter cet appel à candidatures pour une résidence à Marseille émanant de Triangle France. Contactez-les directement.