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Le métier d’écrire, Kafka et Pavese

Par Marcalpozzo
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« Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit », F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Dans son journal intime, Cesare Pavese écrit, comme un geste ultime, un dernier souffle esthétique avant le dernier souffle : « La solitude est souffrance – l’accouplement est souffrance – amasser est souffrance – la mort est la fin de tout. » Cette authenticité livrée au cœur même de son combat d’écrivain rejoint clairement celui d’un autre auteur majeur du XXème, dont la tourmente fut probablement très similaire : Franz Kafka. Aussi, convie-je tout bon lecteur à chercher ces correspondances troublantes entre les deux Journaux.

Pour comprendre, présumons d’abord que l’unité des textes se résume à cette question : comment se délivrer de sa nuit… ? Et présumons ensuite que la réponse serait contenue dans la question même : notre nuit est probablement au cœur de la littérature. Car la littérature, dans sa forme esthétique et cathartique, serait en vérité l’expression d’un combat. Un combat intime que l’on livrerait avec soi-même et l’existence. D’où l’intimité même de cette nuit, inscrite profondément au cœur de nos vies. Cette idée traversant les deux Journaux prend naissance dans le premier livre de Kafka intitulé précisément Description d’un combat. Et contre toute attente, il y montre qu’une lutte n’admet ni victoire ni défaite. Le combat de Kafka avec le père, la littérature, le monde féminin est ce combat dans un monde spirituel qui domine tout son Journal.

Le métier d’écrire

Ecoutez Kafka un instant psalmodier : « Connais-toi toi-même ne signifie pas : observe-toi. Observe-toi est le mot du serpent. Cela signifie : transforme-toi en maître de tes actes. Or, tu l’es déjà, tu es maître de tes actes. Le mot signifie donc : Méconnais-toi ! Détruis-toi ! C’est-à-dire quelque chose de mauvais, et c’est seulement si l’on penche très bas que l’on entend ce qu’il y a de bon, qui s’exprime ainsi : Afin de te transformer en celui que tu es. » Ces merveilleux mots dans son somptueux Journal nous inspirent précisément cette idée qu’il faut savoir se perdre pour enfin se trouver, c’est-à-dire risquer sa vie, sa dignité, sa réputation. Certes, Pavese n’a jamais hésité à prendre ce risque, sans aucune compromission. Ce que l’on fait gratuitement sent le gratuit, pue le gratuit, disait à juste propos Céline. Ecrire, c’est impérativement mettre sa peau sur la table ! Le poète italien a toujours montré ce souci d’engager l’existence dans un certain nombre de mots : « La vérité, c’est que rien de ce monde ne m’est encore passé à travers l’esprit, se projetant en radiographie dans sa structure de réalité constitutive et métacorporelle. Je ne suis pas encore parvenu au squelette gris et éternelle qui est en-dessous », confie-t-il.

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A la lecture de leurs journaux, on a l’impression très nette que Kafka comme Pavese nous disent qu’écrire, c’est accepter avant tout sa singularité ; accepter le travail de l’écriture et de la création comme « totalement absurde et infiniment laborieux » (Clément Rosset). N’y a-t-il pas plus juste ? Quel pire ennemi pour l’écrivain que l’écriture, si ce n’est lui-même ? Sûrement est-ce le sort de Kafka et de Pavese. Etre son pire ennemi, absent de son propre combat, absent du monde même que l’on combat.

Ecrire, c’est donc renoncer. Certes pas au combat, ni à l’authenticité. C’est renoncer au confort. A l’adhésion du plus grand nombre. A la normalité sociale. Kafka était un homme à part et irrémédiablement isolé. Et cet isolement était sa seule possibilité de vivre et de créer.

De son combat par l’écriture Kafka ressortira désespéré. Car l’écriture n’aura jamais été en mesure de justifier l’écart qui le tenait entre lui et les hommes. Cette singularité d’écrivain qui créait à la fois l’esseulement et la solitude fut certainement un refuge trompeur. Il nous faut pourtant l’accepter. D’autant que ça n’est que l’aspect le plus visible du combat. Et Kafka, qui ne douta jamais de son génie, le savait. Le véritable combat est intérieur. L’écrivain ne mène aucun combat hors de son écriture ou de son âme. Ce combat crucial nous le menons contre nous-mêmes. Il est notre voyage au bout de la nuit. La nuit du monde. Car nous en sommes, chacun, le tout et la partie.

Vivre fatigue

Cesare Pavese et Franz Kafka sont deux solitaires. La maladie a rejeté Kafka dans l’isolement, affirmant dès lors sa singularité, jugeant la partie perdue, la fatalité ayant emporté la manche. Il se replie dans la littérature ; elle l’absorbe complètement. Le 30 novembre 1911 par exemple, il consigne dans son Journal : « Rien écrit pendant trois jours ». C’est véritablement l’obsession. Son but : devenir écrivain. Pourquoi ? Parce que l’écriture, c’est ce combat contre une vie qui fatigue. C’est le sens retrouvé. Assez peu apte à la vie, Kafka écrit. Ecrit-il pour guérir ? Pas sûr ! Il sait sa destinée définitivement scellée à l’écriture : « … J’ai trouvé un sens, et ma vie, monotone, vide, fourvoyée, une vie de célibataire, a sa justification… » Mais Pavese est tout autant un solitaire. Peu d’amis. Une certaine misogynie. Il ne se préoccupe pas des gens : « Tu m’étonnes que les autres passent à côté de toi et ne sachent pas, quand toi, tu passes à côté de tant de gens sans le savoir, cela ne t’intéresse pas, quelle est leur peine, leur cancer ? » (17 août 1950). Tout entier tourné vers lui-même, son Journal est un véritable monologue incessant entre l’auteur et sa conscience. Cherche-t-il en secret à percer le mystère de sa psyché ? Dans un constant va et vient entre lui et lui-même, à la différence de Kafka, il ne cite quasiment jamais d’évènements, ni noms de personnes. Cette sorte d’essai d’auto-analyse montre en réalité combien la communication entre Pavese et les êtres extérieurs était quasi-impossible. Le voilà suffisant fardé de l’existence. Que pouvait-il assumer d’autre ? Il acceptait, déjà bien à contre-cœur, le difficile métier de vivre : « Mon bonheur serait parfait, n’était la fugitive angoisse d’en fouiller le secret pour le retrouver demain et toujours. Mais je confonds peut-être, mon bonheur réside dans l’angoisse. Et, une fois encore, l’espoir me revient que, demain, le souvenir suffira » (1er décembre 1937).

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Et ainsi tout son Journal est hanté par la pensée du suicide. L’œuvre de ce poète et romancier italien plonge loin ses racines dans la fêlure irréversible du destin, la mort elle-même. Mais Pavese semble, tout au long de ses notes, assumer parfaitement cette promesse funeste auquel il se croyait scellé. A le lire, on pourrait le croire suicidaire par vocation. Mais de ses propres aveux, il était parfaitement conscient de la tragique malédiction qui planait au-dessus de sa trajectoire de vie. « Les suicides sont des homicides timides. Masochisme au lieu de sadisme » (17 août 1950). On retrouve-là une autre correspondance avec Kafka : celle du sentiment d’échec. Kafka a demandé tant à la littérature. Parfois c’est la victoire : « … ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu’au corps, la seule aussi qui en ait envie… » (11 février 1913). Mais souvent c’est la défaite : « Il m’est devenu très nécessaire de recommencer à tenir un journal. Ma tête peu sûre, F., mon écroulement au bureau, mon impossibilité physique d’écrire jointe au besoin intérieur que j’en ai » (2 mai 1913).

La tentation des gouffres

« Au fond, tu écris pour être comme mort, pour parler hors du temps, pour faire de toi un souvenir pour tous (10 avril 1949), écrit Pavese qui, au fil de son journal, vit de plus en plus comme un condamné. « Une vie qui passe inaperçue. Un échec qui se voit » (20 février 1922), écrit, quant à lui, Kafka, qui désespère, se voyant empêché d’accomplir ce qu’il a cherché de toutes ses forces : devenir écrivain. C’est une longue descente aux enfers. Mais Pavese, sur la fin de sa vie, trouve la force de s’habituer à son destin, laissant ainsi passer les jours, « comme lorsqu’on est trempé, on se laisse battre par la pluie (lettre à sa sœur Maria, 27 décembre 1949). Son asthme, sa solitude, son incertitude, il vit désormais avec, comme si ces fantômes, étranges ou inquiétants autrefois, étaient presque devenus ses seuls amis.

« Maintenant, à ma manière, je suis entré dans le gouffre : je contemple mon impuissance, je la sens dans mes os, et je me suis engagé dans la responsabilité politique, laquelle m’écrase. Il n’y a qu’une seule réponse : le suicide » (27 mai 1950). L’écrivain allemand de Prague voulait la littérature, et ne pouvait ou voulait rien d’autre. Il le répète plusieurs fois dans son Journal. Il y confesse également cette âpre lutte au quotidien qu’il lui fallut mener contre les êtres et les choses, contre lui-même pour y parvenir. C’est un homme qui refuse donc l’inauthenticité, les apparences. Il refuse le monde dans lequel il vit, monde qui lui interdit l’aveuglement nécessaire, le compromis par la littérature. Car, tel que le dit Maurice Blanchot : « L’écrivain ne peut pas tirer son épingle du jeu. Dès l’instant qu’il écrit, il est dans la littérature et il y est complètement : il lui faut être bon artisan, mais aussi esthète, chercheur de mots, chercheur d’images. Il est compromis » (De Kafka à Kafka). Aussi vivra-t-il une vie durant, déchiré, écartelé, et tout ce qui nourrit une œuvre sublime, faite d’ambiguïté, d’étrangeté, d’humour glacé, appartiennent à ce registre quasi-impossible à tenir en société de compromis littéraire, seul geste de survie pour faire face à la dureté de la vie.

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Les deux écrivains auront donc préféré la mort à une vie fausse. Sûrement était-ce cet intime sentiment d’échec. Sentiment que face à l’existence, et face à la mort, l’homme est définitivement impuissant, que leur art n’y pourrait rien, à jamais abandonnés des dieux. « La seule manière de se consoler serait de se dire : cela arrivera, que tu le veuilles ou non. Et ce que tu veux ne fournit qu’une aide imperceptible. Plus qu’une consolation serait : toi aussi, tu as des armes » seront les derniers mots de Kafka consignés dans son Journal (12 juin 1923). Un dernier sursaut sûrement. Pavese, désillusionné, écrit, lui : « Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus » (18 août 1950).

(Texte établi à partir de Franz Kafka,  Journal,  ed. Le Livre de Poche
et Cesare Pavese, Le métier de vivre, ed.Folio.)
(Paru dans Le Magazine des Livres, n°24, Mai-Juin 2010.)
 


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