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La tecla de l'alma. Paola Erdas explore l'âme d'Antonio de Cabezon

Publié le 27 juin 2010 par Jeanchristophepucek

el greco jeune garcon soufflant sur tison soplon

Doménikos Theotokópoulos, dit EL GRECO
(Candie, aujourd’hui Héraklion, 1541-Tolède, 1614),
Jeune garçon soufflant sur un tison
, c.1570-75.
Huile sur toile, 60,5 x 50,5 cm,
Naples, Museo Nazionale di Capodimonte.
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Une fois n’est pas coutume, je vais débuter cette chronique par une infime réserve, qui sera d’ailleurs la seule que je formulerai sur l’enregistrement que je souhaite vous faire partager aujourd’hui. Elle concerne l’instrument choisi par Paola Erdas, claveciniste que l’on retrouve toujours avec joie, pour interpréter ce récital, fort justement intitulé La tecla de l’alma (Le clavier de l’âme), majoritairement dédié à des œuvres d’Antonio de Cabezón, dont 2010 voit célébrer, malheureusement fort discrètement, le 500e anniversaire de la naissance. N’était-il pas possible de dénicher une bonne copie d’un clavecin contemporain des œuvres interprétées, soit le milieu du XVIe siècle, plutôt que ce fac-simile d’un très flamand Couchet de 1652 qui leur est postérieur d’un siècle ? Ce regret s’estompe certes très rapidement devant les beautés de l’instrument et le talent de l’artiste, mais je me devais de vous en faire part, avant d’adresser à cette anthologie les louanges qu’elle mérite.

cabezon obras de musica 1578
Antonio de Cabezón est né à Castrillo Matajudíos, non loin de Burgos, en 1510. On ignore presque tout de ses premières années, si ce n’est qu’il devient aveugle durant son enfance et montre précocement des prédispositions pour la musique. La protection d’Estéban Martinez de Cabezón, chanoine de la cathédrale de Burgos, permet au jeune Antonio de se perfectionner auprès de García de Baeza, l’organiste de la cathédrale de Palencia, cité où l’on pense que, lors d’un séjour  qu’elle y effectue en 1522, la famille royale remarque le talent du jeune musicien. En 1526, l’année même où elle épouse Charles Quint, Antonio de Cabezón devient officiellement organiste de la reine Isabelle du Portugal. A la mort de celle-ci, en 1539, le compositeur, qui s’est marié l’année précédente, se voit confier l’éducation musicale du prince Philippe, futur Philippe II, au service exclusif duquel il entre en 1548, l’accompagnant dans ses voyages en Italie, puis en Flandres et en Allemagne (1548-1551), et enfin en Angleterre, où il reste dix mois, et aux Pays-Bas (1554-1556). Ces différents séjours à l’étranger expliquent l’influence qu’aura ensuite la musique de Cabezón, notamment ses variations (Diferencias), art dans lequel il est passé maître, sur des compositeurs comme Sweelinck ou Byrd. En 1557, quarante de ses œuvres paraissent dans un florilège rassemblé par Luis Venegas de Henestrosa, Libro de cifra nueva para Tecla, Arpa y Vihuela (Livre de tablature nouvelle pour clavier, harpe et vihuela), mais c’est douze ans après sa mort, survenue à Madrid le 26 mars 1566, que son fils Hernando (1541-1602) rassemble, sous le titre d’Obras de música para tecla, arpa y vihuela (dont la page de garde figure en tête de paragraphe) la plus large partie du legs paternel.

Souvent présentée comme aride, la musique d’Antonio de Cabezón est, au contraire, passionnante à plus d’un titre. On y décèle, d’une part, l’empreinte très forte des polyphonies des maîtres franco-flamands, tels Gombert, Créquillon ou Mouton, dont les œuvres étaient fort goûtées à la cour d’Espagne, et, d’autre part, on y assiste à des émancipations formelles, perceptibles dans un usage très expressif des diminutions ou des dissonances, qui, sans rompre un équilibre solidement ancré dans la tradition renaissante, tournent le regard vers les lueurs du premier Baroque. Le métier du compositeur est extrêmement solide, et si ses œuvres peuvent dégager une impression d’austérité ou de hauteur, on y sent, en particulier dans ses diferencias, une volonté de caractériser les affects et une volupté à sculpter le son qui les exemptent de la froideur propres aux simples exercices de style.

paola erdas
Si on excepte le bémol exprimé en préambule, le parcours que nous propose Paola Erdas (photo ci-contre), qui a supervisé l’édition moderne des Obras de música de Cabezón, dans ce Tecla de l’alma est un régal. La connaissance du compositeur que possède la claveciniste explique sans doute, pour une bonne part, l’aisance avec laquelle elle aborde les différentes pièces qui constituent ce récital, mais sa capacité à faire jaillir, sans forcer un instant le trait, couleurs et rythmes (la Pavana glosada qui clôt la partie « officielle » de l’enregistrement en est un excellent exemple) confirme la musicalité et la sûreté des moyens techniques qui faisaient le prix de ses précédents disques. La danse, le chant, la passion s’expriment ici avec fougue, mais jamais au détriment de la lisibilité polyphonique, ce qui permet de sentir, au-delà du plaisir que procure l’écoute, à quel degré de maîtrise compositionnelle était parvenu Cabezón. Les tientos, élaborations contrapuntiques qui se situent entre la fantaisie et le ricercare, sans se départir pour autant de leur caractère savant, gagnent, grâce à l’approche très vivante de Paola Erdas, en souplesse et en accessibilité. La sonorité de l’instrument utilisé, profonde mais déliée, apporte un supplément de sensualité au rendu de ces musiques qui, pour n’être peut-être pas exactement « authentique », n’en demeure pas moins parfaitement réjouissant. Il faut souligner également l’intelligence de la conception du programme qui permet d’entendre quelques pièces vocales, intonations grégoriennes ou chansons, joliment interprétées par la voix chaude et lumineuse de la soprano Lia Serafini ; outre la pause qu’elles ménagent dans un disque tout entier dédié au clavecin, elles permettent de mesurer le raffinement et l’inventivité dont Cabezón fait montre en les variant. La complicité qui unit les deux artistes culmine dans le titre caché du disque, une version très émouvante de la romance sépharade La rosa enflorece, que les bienheureux qui feront l’acquisition du disque, je le gage, n’ont pas fini d’écouter en boucle.

La tecla de l’alma, anthologie aussi exigeante que gratifiante pour l’auditeur, constitue, sans nul doute, un splendide hommage à Cabezón et une preuve supplémentaire de la place éminente qu’occupe la discrète Paola Erdas parmi les clavecinistes de notre temps. Je vous conseille chaleureusement l’écoute de ce disque qui documente un répertoire bien moins fréquenté que les polyphonies de la même époque, mais tout aussi intéressant et émouvant, surtout lorsqu’il est interprété, comme ici, avec conviction et talent.

Antonio de CABEZÓN (1510-1566), La tecla de l’alma, pièces pour clavier, accompagnées d’œuvres de Sweelinck, Arbeau, Narváez, Gombert et anonymes.

Lia Serafini, soprano (œuvres vocales)
Paola Erdas, clavecin Andreas Kilström, Stockolm, 2003, d’après Johannes Couchet, Anvers, 1652

cabezon tecla de l alma paola erdas
1 CD Arcana [durée totale : 65’14”] A 357. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Tiento del quinto tono

2. Belle qui tiens ma vie, chanson (Thoinot Arbeau)

3. Diferencias sobre el canto « La dame le demanda »

4. Pavana glosada


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