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À l’ombre des tours m…

Par Rose
Ce fut un concours de circonstances. Je commençai la lecture d’À l’ombre des tours mortes d’Art Spiegelman le matin où je devais rendre le volume à la bibliothèque. Il était très tôt, je toussais, c’était sûr je n’allais pas me rendormir, il faisait sombre mais j’avais vraiment la flemme d’ouvrir les volets, alors je commençai par les planches et non par la double page de témoignage. Le célèbre auteur de Maus raconte, avec la force qu’il déployait dans sa BD sur les camps, le jour de l’attaque aérienne contre le World Trade Center. À son tour, l’impression d’être une souris prise au piège. L’incrédulité des touristes, le nez levé comme s’il s’agissait d’un spectacle. La course vers Ground zero pour aller chercher sa fille dans son lycée juste au pied des tours. Lui essoufflé (tabagie), sa femme hystérique. On leur envoie d’abord une fille qui porte le même nom que leur enfant ; l’étude de son emploi du temps est retardée par une coupure d’électricité. Ils entendent des annonces comme : « en raison des circonstances, toute sortie hors de l’enceinte de l’école est interdite pendant la pause déjeuner. » Personne ne réalise et leur fille finalement retrouvée ne prend peur que quand elle les voit. Et puis il raconte ce qui se passe ensuite : son attachement à New York alors qu’il sent chez les Américains non-New Yorkais une indignation abstraite, sa décision de rester même si le lieu est sans doute très pollué, parce que sa fille n’a pas envie de changer de lycée. Et puis la méfiance tous azimuths, envers les juifs aussi. La mascarade de Bush. Dans le récit du jour lui-même, on se rend compte de la difficulté à prendre la mesure de l’importance de la catastrophe, de la petitesse des réactions humaines, de leur absurdité surtout. Il raconte que la façon de surmonter le deuil de beaucoup de New Yorkais fut de se plonger dans des poèmes, lui en revint aux origines de la BD et le volume se clôt sur des planches anciennes offrant des situations en miroir avec celle de l’Amérique d’après le 11 septembre : l’un des héros ne peut dormir sans avoir étayé la tour de Pise, un vieux prêcheur contre les blagues de deux garnements qui voulaient utiliser de la dynamite un 4 juillet… Les planches signées Spiegelman sont hallucinantes dans leur construction qui cherche à susciter chez le lecteur le sentiment de déroute, d’incompréhension de celui qui fut pris dans ces événements dénués de sens, tandis que les dernières forment un contre-point poétique (même si les héros sont mal connus des lecteurs occidentaux, je n’ai reconnu que le génial Little Nemo).
Une double page se charge de présenter ces personnages oubliés. J’étais en train de lire ces passages fort intéressants (le soleil était plus haut dans le ciel) lorsque je fus interrompue par deux félins venus m’offrir, dans mon bureau et à l’heure du petit déjeuner, un oisillon agonisant. Je tentai d’abord de m’illusionner sur la nature du présent, mais un vol de plumes et un petit cri caractéristique ne me laissèrent aucun doute. Je jetai mon livre, épouvantée, m’enfuis du lieu du crime et entrepris de réveiller la maisonnée de mes cris. Une course-poursuite dans ma bibliothèque aurait pu durer des heures (j’ai vu mes chats savourer longtemps dans le jardin le plaisir de l’attente), mais cette fois lorsque mon sauveur intervint, il ne restait plus grand-chose de la victime. Dans l’heure qui suivit, j’éprouvai une forme de répugnance à reprendre la lecture du livre de Spiegelman là où je l’avais abandonnée. Voilà comment je ne terminai pas tout à fait À l’ombre des tours mortes et comment je fis l’expérience dérisoire de deux missiles lancés contre le petit nid douillet que j’avais installé dans mon bureau. Je ne me montrai dans ces circonstances pas plus héroïque que l’illustrateur.
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