Magazine

Max | Un point de suspension à l'horizon

Publié le 28 juin 2010 par Aragon

pèlerin.JPG

Étant à un bout de cette grande ligne droite je n'ai pas distingué ce qui était à l'autre bout et qui ne me paraissait que comme un point de... suspension à l'horizon. En me rapprochant j'ai vu que c'était un homme qui marchait. Je l'ai croisé en me disant qu'il n'avait pas la frousse de marcher ainsi au bord de cette route nationale et que personne ne le prendrait, impossible. C'était entre Orthez et Sault-de-Navailles dimanche matin, ça, c'était son sens à lui.

Moi j'allais vers Orthez pour voir si le lycée ne s'était pas volatilisé. J'étais "d'astreinte" toute la fin de semaine. Je devais aller faire mes "rondes". Quand j'ai vu le point de suspension il sortait des virages de Sallespisse pour aborder cette grande ligne droite. Il avançait tout en tendant son pouce, vêtu d'un accoutrement bizarre, une robe (?), sari (?), portant un sac à dos rouge, mince, bronzé, les traits d'un oriental. J'ai fait ma ronde et je suis rentré chez moi, je l'ai doublé cette fois, il marchait toujours, sacrément vite selon mon calcul. Il était déjà arrivé à l'entrée de Sault-de-Navailles.

Rendu à Amou, grand bazar sur le pont et dans les rues, vide grenier et tutti quanti. C'est là que je me suis dit qu'il y avait quelque chose qui ne marchait pas chez moi. J'ai pris dans ma "boîte VTT" trois  grosses barres énergétiques, j'ai rempli une bouteille d'eau et j'ai remis Bucéphale en route. Arrivé à Sault deux solutions se présentaient à moi pour retrouver le pèlerin. Aller vers l'est : Pau, ou vers le nord : Mont-de-Marsan. J'ai opté pour Pau, arrivé à Lacadée j'ai fait demi-tour, il ne pouvait pas être allé aussi loin. J'ai  donc mis cap au nord et je l'ai retrouvé, toujours marchant, il était presque arrivé à Castaignos, ce qui constitue à mon sens un petit exploit pédestre.

Il m'a remercié pour m'être arrêté, illuminant l'habitacle de la voiture de son sourire lumineux. Il a trois prénoms, mais j'ai oublié le premier, le second c'est Marc, c'est du reste sous ce prénom là qu'il s'est présenté, le troisième c'est Noël, c'est l'assistance publique qui l'a appelé comme ça. Ils avaient retrouvé un petit carton  "habité" dans une rue de Paris le 02 novembre 1965, jour de sa naissance. Il n'a donc pas de nom, pas de parents et il me disait marcher sur les routes depuis l'âge de seize ans. Calculez, ça fait donc vingt-huit ans sept mois et vingt-six jours qu'il est en errance sur les routes.

Il m'a dit qu'il allait sur Mont-de-Marsan, je lui ai dit OK. On s'est arrêté après Saint-Sever, j'avais une furieuse envie de pisser un coup depuis ma ronde. On a profité de l'arrêt pour faire plus ample connaissance et discuter un peu. Il m'a montré son passeport, en parfait état, protégé par une grosse pelure de plastique, il était constellé de visas. Hallucinant : Chili, Brésil, Argentine, Pérou, USA, Canada, Turquie, Russie, Mongolie et j'en oublie. Il m'a dit que les gens étaient beaucoup plus accueillant dans les pays pauvres.  Venant de Vladivostok il s'est trouvé un jour à Oulan-Bator, les flics l'ont emmené en taule mais c'était pour lui préparer un superbe repas et le reconduire ensuite sur  un bon bout de chemin en lui souhaitant bonne chance.

Depuis la frontière espagnole, personne ne l'avait pris en stop dans les Pyrénées-Atlantiques, quelqu'un avait même fait mine de l'écraser. La veille pourtant, à Salies-de-Béarn, Bernadette car elle s'appelle Bernadette, mère de trois enfants, un coeur débordant d'amour, l'avait hélé sur le trottoir et lui avait offert le gîte et le couvert. Il avait été ému par cet accueil de quelqu'un qui était pourtant loin de posséder tout le simple nécessaire.

"Le monde est sans toit ni fenêtres" me dit-il sans cesser de sourire.  Il me dit encore : "Si tu savais la beauté du monde, si les gens savaient, tous les jours je suis confronté à l'extraordinaire réalité, je marche au bord des routes en découvrant régulièrement des animaux écrasés, en putréfaction même et l'instant d'après en levant les yeux les plus beaux oiseaux du ciel défilent pour moi...Si les gens savaient la beauté du monde, leur propre beauté aussi, tout ce potentiel d'amour..." Il parlait ainsi. Ce n'est pas un exalté. Il est très calme dans ses propos et ses paroles sont douces mais tellement fortes.

Marc, il n'est pas fou, "il marche sur sa vie" comme il dit, "il va à sa rencontre et à celle des autres sur les chemins du monde". Dans l'immédiat du jour de notre rencontre il allait à Mont-de-Marsan voir une amie qu'il a connu il y a dix ans et monte ensuite sur Paris pour faire son métier de "musicien itinérant" (il joue de plusieurs sortes de flûtes) et se payer ainsi le passage et le visa pour les Indes, prochaine étape.

pèlerin2.JPG

Marc était mort de faim et mes barres de céréales ont été les bienvenues, il a bu mon eau, il ne boit que de l'eau, mais n'a pas pris la bouteille, trop lourde et puis me dit-il, il y a de l'eau partout. Quand on cherche, suffit d'aller dans un cimetière...

Il m'a demandé pourquoi je m'étais arrêté pour le prendre, je lui ai dit que c'est parce que j'avais eu peur. "Peur ?" me dit-il, "De moi ?", "Non, de moi", je lui ai répondu, "J'ai eu peur de moi et de toutes mes peurs" je lui ai dit à nouveau, puis, déballage tout en vrac : "Peur du clodo, peur du SDF, peur du chômeur, peur du stoppeur "tueur-voleur-violeur", peur du "bougnoule", peur du gitan, peur de mon voisin, peur d'un chien, peur de mon chef, peur de l'autorité, peur que mes enfants soient malades, peur d'être (à nouveau) malade, peur de ne plus avoir d'argent à cause de "la crise", peur de ne plus avoir de retraite quand viendra le temps car les "caisses seront vides", j'ai eu peur Marc, j'ai crevé de trouille et je me suis arrêté pour t'emmener à Mont-de-Marsan, pour faire cent vingt bornes uniquement pour t'emmener à Mont-de-marsan, car je dois t'emmener à Mont-de-Marsan et en t'emmenant à Mont-de-Marsan, ça n'est pas par commisération, par pitié ou par charité chrétienne que je le fais mais c'est simplement pour aider un tout petit peu le pèlerin que tu es, c'est aussi pour faire chanter à nouveau le monde en moi."

On a repris la route et je l'ai laissé au plein centre ville. On s'est étreint longuement et je suis rentré à Amou. J'étais bien à l'intérieur de moi.



Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Aragon 1451 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte