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La rage, oui, la rage

Publié le 29 juin 2010 par Menear
isidoro.jpgLautréamont est le premier poète que j'ai acheté et lu. Pas le premier que j'ai acheté, ni le premier que j'ai lu, mais le premier que j'ai acheté ET lu. C'était y a pas longtemps et j'en avais dix-sept, âge idéal pour le lire. Isidoro retrace par le biais de la fiction une traversée : l'Atlantique et une autre : la traversée à l'intérieur de Doucassé Isidoro, double fictif d'Isidore Ducasse (et Lautréamont son double littéraire). Le Lautréamont du texte est un vampire, un charognard aussi, la bouche en sang. C'est bien ce qui perce et qui accroche : la rage, oui, la rage. Aujourd'hui à la lecture, sept ans après le vrai, je l'ai aussi la rage (oui, la rage).
Ils se chamaillaient dans la chambre de Georges lorsqu’Isidore avait eu une idée. Ils joueraient tour à tour à être boucher égorgeur et poulet égorgé. Georges avait endossé le rôle de la victime et s’était étendu sur son lit ; Isidore, du tranchant de la main, avait fait semblant de lui couper la tête et de le saigner. Puis, il avait fait mine de lui arracher les plumes, de le vider, de l’assaisonner. Georges ne pouvait s’empêcher de rire, et Isidore avait dû lui mettre la main sur la bouche. Il ne restait plus qu’à le faire cuire. Georges se tortillait encore de rire, et Isidore sentait ses dents humides contre sa paume. Si tu ne t’arrêtes pas de rire, je te mangerai comme du bouilli froid. Isidore était monté sur le lit et s’était assis sur le ventre de Georges, qui avait enfin cessé de rire – le poids d’Isidore lui écrasait les côtes.
Lentement, il s’était penché sur lui – Georges avait-​il cru qu’il allait coller sa langue contre la sienne ? Erreur : il allait le manger, il l’avait prévenu. Il sentait la rage, oui, la rage qui montait en lui. Il avait mordillé le nez de Georges, sa joue, son menton ; ses dents avaient fini par s’enfoncer, avec une lenteur inouïe, dans son épaule. Il avait soudain eu l’impression de résider tout entier dans ses muscles maxillaires, et une envie incontrôlable s’était emparée de lui – il aurait voulu briser les os de l’épaule sous la seule pression de ses molaires, comme font les chiens, mais les cris et les pleurs de Georges s’étouffaient au creux de sa paume, et il s’était ressaisi. Georges, en se relevant, avait ôté sa chemise. Isidore avait été parcouru d’un frisson lorsqu’il avait découvert l’empreinte de ses dents incrustée dans la peau de Georges ; le sang en sourdait encore. Il avait léché la blessure, et avait été surpris : ça goûtait le métal – exactement comme une pièce de cinq francs. Son propre sang n’avait aucune saveur.
Audrey Lemieux, Isidoro, Publie.net, P. 35-36.

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