Trois poésies en poche
F.
Venaille – La descente de l’Escaut,
suivi de Tragique – Poésie/Gallimard
M. Desbordes-Valmore – L’aurore en fuite
– Poésie/Points
V. Rouzeau – Pas revoir, suivi de Neige rien – La petite vermillon
La poésie en poche ? On ne peut que se féliciter de voir diffusées
largement des œuvres dans le réseau de distribution « grand public ».
Mais on ne peut manquer de remarquer que ces grands éditeurs tirent les marrons
du feu sans avoir fait le travail de découverte de ces œuvres. Poésie/Gallimard
reprend deux titres chez Obsidiane ; La Table Ronde reprend deux livres
publiés respectivement par Le Dé Bleu et Unes ; quant à Desbordes-Valmore,
Christine Planté note dans son introduction qu’à partir de 1840, « elle
trouve difficilement à faire éditer ses poèmes. » Je me réjouis donc de
ces parutions et, que l’on ne s’y méprenne pas, je mesure le risque pris à
court terme par ces grands éditeurs : la poésie ne se vend pas comme du
Musso. Mais je trouverais simplement et littérairement éthique que les
bénéfices faits sur les poètes morts soient réinvestis dans la découverte et la
publication de poètes vivants Ceci posé, ne boudons pas notre plaisir.
Le Venaille chez Poésie/Gallimard est une joie. Relire La descente de l’Escaut, c’est retrouver un montage d’écriture à la
fois hallucinant et envoûtant dans son travail de l’angoisse. Elle est là,
toujours présente sous diverses formes : mort, culpabilité… Mais Venaille
semble au plus juste lorsqu’elle est latente, lorsqu’elle « naît de
rien », comme l’écrivait Kierkegaard. « On dirait qu’une ampoule
immense et blanche/au ciel/lentement / se balance.//O ! Toutes ces îles
vides qui dérivent./O ! Ces bras du fleuve transformés en étangs/et notre
solitude visible sur la carte.//Comment ne pas avoir peur ? » (p.117)
Livre de haute solitude que celui-ci, on le savait. Mais le retrouver,
retrouver ces appuis de langue, ce chant brisé et lié à la fois, cette façon
magistrale de poser une condition personnelle et humaine fêlée à cœur, c’est
vraiment très fort.
« On marche dans la fêlure intime du monde/Ces soubresauts nés de la
douleur primitive//Quelle sera la voix qui le dira ? Quel sera/ce corps
qui saura mener jusqu’à son terme la// Valse triste ? Une voix s’élève à
l’intérieur/De nous-mêmes – voix chère – exprimant ce qui s’//Apparente à
l’expression de la plainte première/Je suis cet homme-là qui, tant et tant,
crut aux ver-//Tiges et qui, désormais, dans la déchirure du lan-/gage se
tient, regard clair, miné toutefois, blessé//Dans la fêlure du monde où les
plaies suintent » (p.139)
Rien à dire de plus : un pathétique silence, après les mots.
Pour L’aurore en fuite de
Desbordes-Valmore, il faut faire la part du temps. Des postures ont vieilli et
obligent le lecteur à effacer mentalement une rhétorique désuète. Mais c’est
exactement le même travail que l’on doit faire en relisant Les fleurs du mal si l’on veut encore saisir certains poèmes d’idéal
ou de révolte. Qu’est-ce qu’il reste, maintenant, de Marceline
Desbordes-Valmore ? Je dirais : une écriture, une féminité, un
engagement. L’anthologie de Christine Planté ne cherche pas à unifier l’œuvre,
à la lisser, au contraire. Sur le plan formel par exemple, elle apparaît
presque hirsute, disparate. On trouve par exemple ce qui peut sonner comme du
para-Lamartine. Mais C. Planté rappelle que le premier recueil de
Desbordes-Valmore est publié en 1819, avant les Méditations. On peut aussi trouver du pré-Verlaine : La vie (p138) semble presque une romance
sans parole avant l’heure. Tout le travail sur l’hétérométrie, voire
l’expérimentation métrique, est remarquable.
Je ne suis pas le mieux placé pour parler de la singularité féminine de cette
écriture, mais Christine Planté souligne avec raison une « position du
sujet lyrique originale dans le romantisme français », et un peu plus
loin, que cette position « n’est pas séparable de sa situation de
femme. » (p.15) Il y a bien sûr le thème de la maternité, mais pas
seulement, toute la thématique amoureuse du romantisme est prise ici d’un point
de vue féminin, ce qui n’est pas une mince affaire. A quoi il convient
d’ajouter que Desbordes-Valmore est tout à fait consciente de ce qu’elle
transgresse : « Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire, /
j’écris pourtant »…(p.159)
Reste la question de l’engagement, et il faut lire ces poèmes sur la répression
des canuts de Lyon. Marceline vaut Victor. Et là encore, c’est le point de vue
des femmes, veuves ou mères, qui est choisi. « Nous n’avons plus d’argent
pour enterrer nos morts. /Le prêtre est là, marquant le prix des
funérailles ; /Et les corps étendus, troués par les mitrailles, /Attendent
un linceul, une croix, un remords. » (p.111)
Au bout de la lecture de cette anthologie, on ne peut qu’être en accord avec la
préfacière : « Il est temps de lire (Desbordes-Valmore) en
poète » (p.20), au-delà d’une caricature larmoyante et bon-dieusarde.
Retrouver Pas revoirsuivi de Neige
rien dans la collection La petite vermillon est la juste reconnaissance
d’un travail et d’une voix. La belle préface d’André Velter dit la surprise de
l’irruption d’une poétique qui s’impose d’emblée par un livre décisif, comme si
l’événement/l’expérience avait brutalement labouré la pâte interne de langue.
Relire Pas revoir, c’est justement
voir d’où vient cette langue qui claudique et danse, sait très bien et ne sait
pas où elle va, et c’est merveilleux comme Valérie Rouzeau sait imposer sa musique
sans aucune emphase, avec un naturel qui touche même si l’on voit bien que sa
poésie est extrêmement travaillée, ciselée, sans hasard, même dans ses
simili-maladresses.
D’une certaine façon, Neige rien
souffre un peu de la juxtaposition à Pas
revoir ; de même, chez Venaille, pour Tragique succédant à La
descente de l’Escaut. Mais dans les deux cas, on prend conscience de la
nécessité pour le poète d’une bifurcation de l’écriture. Il faut bouger, ne pas
en rester là, il faut que l’écriture emporte plus loin. Et c’est ce qui a lieu.
par Antoine Emaz