Jean-Jacques Viton mouille sa
chemise
En
2008, Jean-Jacques Viton faisait paraître Je
voulais m'en aller mais je n'ai pas bougé (P.O.L), qui montrait la torpeur,
la lenteur infinie, l'immobilité, la paralysie, des arrêts sur états de prélèvements / des restes de situations, un
monde plongé dans un bain fixateur, l'impossibilité de se révolter, de s'en
aller, la pusillanimité essentielle, la peur aussi. Il fallait qu'enfin
quelqu'un ait décrit le biscuit tombé du balcon et qui un jour disparaît de la
pelouse, laissant son propriétaire en proie aux conjectures. Et, plus douloureusement,
qu'on comprenne la paralysie de l'homme de bonne volonté dont les amis deviennent
des massacreurs d'une brutalité sans limite.
Dans selected sueurs, Jean-jacques
Viton décide de mouiller sa chemise. En 4ème de couverture il annonce le désir, le combat, le pari, l'habileté, le
courage, l'obstination. On va donc forcément remettre le temps en marche. En
fait, Viton est un anatomiste : après les coupes tranversales, à travers
l'espace et à temps fixé, voici les coupes longitudinales, à travers le temps
et en un lieu donné. Viton analyse donc différents domaines d'efforts qui se déploient dans le temps, en onze textes
en vers libres de 4 à 9 pages : l'attirance, le vol aérien, la randonnée,
l'équitation, la chute, la plongée sous-marine, la boxe, la chasse, les us et
coutumes, la corrida, la guerre – la guerre horrible.
La perplexité domine d'abord : que sont donc ces listes, ces phrases
objectives, ces traités, modes d'emploi, notices ? ces
documentaires ? Puis on s'aperçoit du méticuleux travail d'émiettement du
monde, et de recollage de tous les petits fragments en une sorte de poésie
didactique du Facteur Cheval. Un musée mosaïque, stroboscopique, de l'effort et
du mouvement. Phrases industrielles formatées, fragments du monde économique et
violent : J.-J. Viton les refait artisanalement ; un peu à la manière
d'Andy Warhol, il les ranime, les colorie, les dispose. Les phrases-objets sont
prises en compassion, kidnappées des mouroirs de la parole, aimées, ressuscitées,
chirurgisées en chimères un peu zombies.
Un sommet du livre est la section 4.
Chute . Ce découpage-collage-coloriage de 4 pages veut saisir la
nature du mouvement de chute ; on repense au Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp. Chacun peut se souvenir
d'une chute à vélo vécue dans son enfance, chute interminable qui ralentit à
l'infini avec dix arrêts sur image et pourtant finit dans la douleur : n'avait-on
pas alors pensé pouvoir, « la prochaine fois », maîtriser sa
trajectoire ?
la chute ne s'improvise pas
l'espace du chuteur est mal défini
on ne mesure pas le lent-vite
sur la ligne du sens unique
uniforme puzzle de vitesse
monté par miettes de visions
Jean-Jacques Viton, selected sueurs, éd. P.O.L, 2010, 125 p., 16,50 euros.
Par Benoît Moreau