Qu’est-ce que dit, montre, cache la
nudité ? Exprime-t-elle ou enveloppe-t-elle le corps ? Peut-on se
dénuder dans l’écriture, et dénuder l’écriture de tout faste, de toute
anecdote, jusqu’à faire du vide une respiration nue, la condition d’une
poéthique qui renonce, soustrait, désaffuble ?
Loin de s’imposer comme violence visuelle, la nudité selon Emmanuel Hocquard
apparaît, au cours de ce petit précis d’esthétique, telle un désir, un horizon,
un état extatique toujours à venir que la photographie, miracle visible,
parvient quelquefois à capter sans pour autant l’astreindre à une quelconque
forme préétablie : « la nudité est soustraction ». Elle n’est
pas absence mais regard, échappe au dicible, à l’écoulement temporel, n’a rien
à voir avec la profondeur, se décline au féminin, scandalise, affirme,
surprend… Elle est ce qui se renouvelle au contact du corps dans le croisement
des choses, de la chair, et de la lumière. En elle se présente la langue qui
n’a, de fait, plus rien à représenter, sinon ce carré nu et signé que
constituent toute nouvelle page, toute nouvelle proposition de sens
cartographique. Dans sa proximité s’invente une pratique de l’écrit et de la
pensée à nu, c’est-à-dire intacte, fragile, essentielle, sans fard ni
images, en dehors de ce que la grammaire, par exemple, donne à penser dans un
cadre surveillé : « Pas d’histoire sans grammaire. Or la nudité
échappe à la grammaire. Nudité est-il même un nom ? » On note par
exemple que le terme, à l’initiale des énoncés, contrevient à la nécessité de
la majuscule. Nudité d’autant plus nue qu’elle est, justement, dépouillée de
tout apparat, rayonnant de toute sa « puissance latente ». De même,
l’invention d’un verbe se révèle nécessaire pour se représenter la force
souterraine d’un état aussi réfléchissant : « la nudité est souvenir.
Pas souvenir de, mais souvenir sans objet. Présence qui revient, sous-jacente,
dans la chambre noire.
Sous-venir serait un verbe de nudité ».
Ces Méditations sont au nombre de soixante-seize. Elles déclinent
certaines des qualités d’une nudité qui participe à la fois de l’idée et de sa
réalisation plastique, de la langue et du corps, de la grammaire et de la
transgression, de l’état et de la vibration charnelle, de l’individu et du
visage, des objets et des choses. Une mystique de la nudité en quelque sorte, à
condition d’entendre ce terme dans toute son immanence sacrée. La nudité
explore le mystère, la coupure, la source de la lumière tout en surfant sur le
lisse, le plat de la peau, l’apparence : « En toute pensée réside une
part d’impensable. la nudité renvoie à cette part résiduelle. La déprise est
éblouissante ». Elle est littérale et dans (tous) les sens, échappant,
en partie, au langage ; s’autorisant, peut-être, le visible pour se
manifester. La nudité vue (imaginée ? rêvée ? surprise ?) comme
une attente et une révélation qui exposent une sensualité abstraite et
nécessaire. Les propositions d’Emmanuel Hocquard tentent de circonscrire un
lieu pour parler de la nudité, et l’unité requise sera la page qui elle-même
renvoie très souvent à la photographie. L’écriture, alors, n’est plus tant une
trace qu’une danse des signes justement cadrée au sein d’un espace évoquant le
format d’un cliché, forme requise pour signifier la pensée désarmée du réel.
Pour exemple, le fragment XXXI qui se présente sous la forme d’un carré écrit,
cliché captivant ce que la nudité recèle d’immanence. Écriture photographiée,
écriture mise en scène, écriture modélisée qui s’offre à un lecteur qui n’est
pourtant jamais assigné à la position de voyeur. Ce dernier photographie autant
qu’il les lit les planches écrites, recueillant quelques fragments de phrases
dénudées qui ouvrent la langue à une autre forme de douleur et de douceur
insistantes. Surfaces d’allusion, ces Méditations radiographient la phrase
pour saisir quelque chose de sa nudité fonctionnelle : énoncés,
affirmations, assertions, hypothèses, questionnements, notes, fragments ne
renoncent jamais à dire le simple, à savoir ce qui n’est pas composé, ce qu’il
est impossible d’analyser. La nudité ne se construit ni de se déconstruit, elle
se vit, s’expérimente, se désire, se respire, se découvre dans un face à face,
sans profondeur ni distance. L’écriture dévisage mot après mot ce qui obstrue
le visible, et capte ce que la nudité dit dans le silence des corps et des
états, lorsque l’émotion a simplifié tout ce qui la surcharge.
Si ces Méditations sont approfondissement et étude, ainsi que
l’attestent les quelques scolies qui les accompagnent, elles s’apparentent
surtout à une contemplation paradoxale : recueillement d’une pensée qui
observe avec concentration ce que l’écriture ne peut atteindre, sinon par ses
effets. Jean-Marie Gleize avait, en 1995, affirmé Le Principe de nudité
intégrale, principe décliné selon la formule suivante : « Il n’y
a rien d’autre que le commencement. Noir, blanc et noir, points, signes brefs,
pleins et déliés, lignes et lettres, littérature. J’appelle nudité intégrale
le point où tout coïncide (où tout recommence). Chaque phrase de ce livre sera
pour manifester le désir de l’accès à la nudité nue ». L’idée simple de
nudité est une autre formule pour dire que « la nudité gagne »,
qu’elle est à l’œuvre dans le mouvement du possible tel qu’Emmanuel Hocquard
l’envisage ici. Elle rayonne, s’absente, instaure l’évidence d’une présence,
s’offre aux sens, et articule ainsi les termes d’un art poétique qui
s’équilibre dans le vertige du renoncement aux images : « la nudité
ne renvoyant qu’à elle-même, ‘elle n’est jamais première’. Le principe de
nudité est littéral. la nudité rejoue toujours la nudité ». Traversant le
principe de nudité, l’énoncé s’accorde à sa représentation, et développe, au
sens photographique du terme, une nudité latente propre à ce que peut
déclencher « l’instant et son ombre », selon la belle expression de Jean-Christophe
Bailly. Il y a des prises photographiques que la langue accompagne avec les
moyens qui sont les siens : thème et prédicat accueillent, avec élégance,
l’ombre d’une nudité déposée parmi les signes, celle que nous saurons désormais
ne pas toujours voir.
par Anne Malaprade
Emmanuel Hocquard, Méditations photographiques sur l’idée simple
de nudité, P.O.L, 2009, 92 p., 12 euros.