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from brussels with love

Publié le 12 juillet 2010 par Aymeric
Certains seront sans doute surpris mais le Parlement européen existe en dehors des séances plénières. Malgré l’habitude, répandue, de ne juger le travail des députés européens que sur leurs votes et leur présence, le gros de l’activité n’est pas là. Sous cette écume il y a le bouillonnement discret, mais continu, d’une institution qui agit au nom de 492 millions de personnes. Aperçu d’une semaine ordinaire à Bruxelles.
P1000303 Le risque, quand on arrive dans un endroit avec sa provision de clichés, c’est  qu’il ne s’écoule pas toujours beaucoup de temps avant d'y être confronté. Dès la sortie du Thalys, dans la file polyglotte de vestons et tailleurs qui attendent le taxi j’ai vu ce cosmopolitisme lisse et sûr de lui tel qu’on fantasme parfois l’eurocratie bruxelloise. Mais, ne partageant pas les obsessions du grand chouan bêlant, je n’ai eu pour mes compagnons d’attente qu’un regard bienveillant bien qu’un peu amusé par cette introduction dans la capitale de l’Europe.
De l’Europe et de la Belgique. Rome et  Jérusalem. L’enfant à cause duquel on ne peut rompre proprement, rendant le conflit irréconciliable en même temps qu’il est la dernière chose empêchant la séparation - bien davantage que la famille royale sans-doute.
Et, à regarder par la vitre de mon taxi, je me demandais ce qui pouvait rendre cette ville si importante à leurs yeux. Par endroits, de coquets espaces, parsemés de façades Art Nouveau, signées Horta pour certaines, comme des vestiges d’une grandeur passée. Dans l’ensemble, de sinistres enfilades d’avenues grisâtres, mal entretenues, sales et à la voirie parsemée de trous qui donnent à Bruxelles des allures de sous développement que quelques statistiques catastrophiques ne viennent pas tout à fait démentir.
Le pauvre aspect de sa capitale est un sujet de moquerie assez fréquent chez les eurosceptiques ricaneurs qui veulent y voir un symptôme de la déliquescence de l’Union. Les béats caprins dans mon genre, même sous un ciel noir qui s’effondre en drache, ne peuvent, sans une intense émotion, porter leur regard derrière la garde de drapeaux trempés qui pendent comme des serpillères humides, là où se dresse l’espace Léopold, le bâtiment du parlement européen de Bruxelles.
P1000306 Passés les différents services de sécurité, l’intensité du fourmillement saute aux yeux. Comptez 3000 employés : en plus des 736 députés, les fonctionnaires, les agents temporaires, les assistants des députés puis les équipes des entreprises de services qui travaillent dans la gestion des bâtiments, l'informatique, le nettoyage et la restauration. Ajoutez à cela les journalistes, les visiteurs et les lobbyistes, et il arrive que le nombre total de personnes présentes dépasse les 10 000. Cette foule, pour s’ébattre, dispose de 17 étages dans 12 bâtiments dont les noms (Paul-Henri Spaak, Altiero Spinelli, Willy Brandt et József Antall, …) sont autant d’hommages, un rien pieux, aux pères fondateurs.
Un peu comme à Cannes règne la hiérarchie des badges et des accréditations correspondantes. Ici se déplace une colonne de badges blancs, simples visiteurs, là quelques violets, les politiques, discutent avec un bleu foncé, fonctionnaire, pendant qu’un marron, lobbyiste, se jette en embrassade avant de présenter un inconnu comme on fait sa cour selon une technique apparemment bien rodée.
Le regard quittant les gens pour les murs, on pourra s’amuser des petits symboles de gentillesse qui parsèment l’édifice, comme l’équité exhibée des cafés proposés, la belle double écriture hébreux/arabe des enseignes Yehudi Menuhin qui se balancent au-dessus de fréquentes effluves champagnisées dans l’espace réservé aux mondanités qui porte son nom. De quoi conforter le sourire en coin du cynique qui ne mange pas de ce pain mièvre, mais encore une fois, savoir ce qu’est et ce que fait l’Europe suppose de dépasser ce type de façades, toutes ridicules qu’elles soient.
L’institution qu’on caricature de toutes les manières, parfois contradictoirement, est un antre passionnant de débats et travaux.
Petits exemples d’une Europe au travail
Nous sommes mercredi, beaucoup de députés sont arrivés aujourd’hui pour participer à leur réunion de groupe, l’indispensable travail préalable durant lequel on se réunit pour décider de la position qui sera tenue sur les sujets prochainement débattus et/ou soumis au vote en plénière. C’est là qu’on forge une seule voix de la cacophonie. Qu’on met au point les différents amendements qui seront adoptés (ou rejetés) et les stratégies afférentes. Comme ce peut être l’occasion d’échanges houleux et qu’un groupe se doit de conserver  une unité de façade, ces réunions se font d’habitude en huis clos.
Prenons un des sujets débattus ce jour, le rapport Sommer sur l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires - dont un minuscule aspect du débat en cours a récemment fait les délices de la paresse journalistique.

Tout commence, comme d’habitude, par une proposition de la Commission européenne (LA Commission) suite à laquelle le Parlement réunit sa commission parlementaire concernée (ici, la commission de L’environnement, santé publique et de la sécurité alimentaire). Cette dernière fait des propositions d’amendements et contre-propositions qui seront ensuite débattues, votées en commission parlementaire, avant d’être votées en plénière pour pouvoir éventuellement être votées dans l’hémicycle avant de partir vers le  Conseil des Ministres puis revenir en deuxième (ou troisième) lecture pour une adoption définitive du texte amendé.

(Remarque : en fait Il est tout à fait possible qu'un texte soit adopté dès la première lecture, c'est le cas pour 60% des textes. Et s'il n'y a toujours pas d’accord en deuxième lecture, l'affaire se résout comité de conciliation, réunissant 27 députés et 27 représentants du Conseil des Ministres.)

Mais avant que le Parlement, dans son ensemble, se prononce, chaque groupe doit donc d’abord débattre sur ce que seront leurs position et propositions.

Un des aspects amusants de ces débats est de voir les différentes casquettes que peut porter en alternance un même député, comme l’appartenance à un groupe puis à celle d’un pays. Chez les libéraux, par exemple, le positionnement immédiat serait, à propos du rapport Sommer, de s’opposer à toute réglementation trop contraignante. Mais, à cette logique, se superpose une logique nationale. Les Britanniques, pourtant d’habitude partisans du moins de loi, seront ici plus favorables à la législation car davantage confrontés à la progression de l’obésité. Les Français, bien que libéraux, ont une tradition nationale qui leur rend plus acceptable l’intervention de l’Etat dans ce genre d’affaire, etc.

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D’autres sujets sont plus consensuels, tels ceux qui donnent l’occasion aux présents d’enfiler leur troisième casquette, celle de parlementaire, en opposition cette fois à la Commission ou au Conseil.

Et tout le monde de retrouver l’unanimité à travers quelques piques lancées contre un Conseil coupable d’insulter la codécision en exigeant l’avalisation pure et simple de son compromis, l’estimant définitif.
Ces palabres occupent une matinée très dense. L’après midi, lui, est davantage éclaté. Un peu partout se réunissent groupes de travail, conférences plus ou moins ouvertes au visiteur de passage - mais celui-ci risque, dans ce petit monde, de se faire remarquer en tant qu’intrus. Des heures et des tombereaux de paroles, alternant les vagues déclarations générales et le jargon ultra technique, qui s’échangent dans des hémicycles couronnés de deux étages d’interprètes en demi-cercle et remplis de gens casqués, comme dans d’informelles réunions à trois ou quatre autour d’une table du Mickey Mouse, le grand bar du parlement. Toute cette parole peut paraitre vide ou vaine mais c’est aussi dans ce bavardage que se forment les lois qui pèseront de manière décisive dans nos vies quotidiennes.
Organiser la parole
Mais le passage des idées en construction à la loi ne se fait pas sans une organisation rigoureuse surtout dans un contexte babélien (23 langues) particulièrement difficile. C’est un aspect méconnu du travail parlementaire, le fait d’être partie prenante dans l’administration du Parlement. Avant d’être débattu, les sujet doivent être organisés : qui s’en charge, quel seront les ordres d’interventions, comment répartir équitablement les présences entre les groupes politiques (qu’il s’agisse du temps de parole en plénière, des rapports, des bureaux, des présidences de commission ou encore des agents des groupes) ?
C’est le travail des coordinateurs, des députés désignés pour cette mission de soubassement aussi discrète qu’indispensable et prétexte à de sérieux conflits. Car, si la distribution des rôles se fait selon le poids électoral (d’après la règle d’Hondt) donc en principe de manière non contestable, l’importance réelle des sujets sur lesquelles on débattra peut faire l’objet de vifs débats, tel groupe s’estimant lésé - enfin surtout les petits, les deux principaux disposant d’une écrasante majorité lorsqu’ils s’entendent pour défendre leurs intérêts.
Les réunions des coordinateurs sont donc aussi de celles qui se font à huis clos et peuvent se prolonger. De l’extérieur, la tension qui monte se lit sur le visage de ceux qui sortent pour passer des appels pressés avant de rentrer à pas saccadés pourvus d’un peu plus d’arguments ou d’information pour défendre leurs intérêts.

Enfin la place se libère et la commission - aujourd’hui celle des Libertés civiles, justice et affaires intérieures- se réunit, en séance ouverte, elle. Pendant plusieurs heures on débat, on vote parfois pour approuver tel ou tel projet de rapport. On ne dispose en général que de quelques minutes pour découvrir un rapport tout juste achevé, et imprimé dans la foulée en multiples liasses brûlantes de papiers A4 qui s’entassent à l’entrée de l’amphithéâtre. Souvent, l’extrême technicité des propos, leur nature très référencée ne permettent pas de suivre avec précision des discussions qui s’adressent surtout à des gens au fait des travaux en cours.

La présentation de soi
Après l’infrastructure, la communication. Direction le rez de chaussée, là où se déroulent les conférences de presse, dans la salle Anna Politkovskaya, baptisée ainsi en hommage à la journaliste russe assassinée.
Ce jour, un petit groupe de députés et spécialistes, tous plus ou moins affiliés au groupe GUE/NGL présente un de ses combats du moment : militer pour que le parlement rejette l’accord PNR (accord euro-américain sur le traitement et le transfert des données des dossiers des passagers aériens).
Nouvel exemple de la progressive insoumission du Parlement vis-à-vis des autres institutions. Si les membre du groupe de gauche sont si motivés c’est qu’un de leurs collaborateurs, Paul-Emile Dupret, fut interdit de survol du territoire américain après avoir été inscrit sur la « liste noire » antiterroriste des Etats-Unis en 2004. Peut-être moins directement concerné, le Parlement dans son ensemble avait pourtant déjà réussi à faire annuler devant la Cour de justice de l'UE en 2006 un premier accord signé deux ans plus tôt par le Conseil de l'UE et les Etats-Unis. Aujourd’hui, forts de leurs nouveaux droits de veto sur les accords internationaux accordés par le traité de Lisbonne, les députés se sont il y a peu opposés à la première version de l’accord « swift » qui autorisait les transferts de données bancaires européennes aux Etats-Unis et il y a fort à parier que le PNR  subisse un sort équivalent, au grand dam des deux autres institutions européennes.
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C’est dans cette même salle Politkovskaya que se termine, le lendemain, ma  semaine parlementaire. Les porte-parole de chaque groupe ainsi que celui du Président du Parlement sont alignés devant des journalistes – badges jaunes - mais aussi des travailleurs internes (assistants, fonctionnaires) à la recherche de quelques informations utiles à leur organisation pour la semaine suivante. Chacun parle à tour de rôle, calmement, sans s’interrompre. On définit sa position sur tel ou tel sujet abordé selon ce qui parait être le plus important pour son groupe. Des débats internes il ne ressortira pas grand-chose, rien ne dépasse ou presque, on n’entend plus qu’une seule voix. Puis on évoque les sujets d’actualité, comme cet Italien qui était à bord d’un des bateaux pour Gaza et que le porte-parole du Président définit comme « l’un des nôtres » alors qu’il est journaliste. Car cette conférence de presse sent bon l’entre-soi débonnaire, l’affection familiale, on tutoie plus souvent qu’à son tour. L’union dans la diversité des couleurs de badge, en somme.

Une petite heure et tout est dit.

En sortant, certains prennent dans les bannettes qui se trouvent sur le chemin de la buvette, l’ordre du jour pour la semaine prochaine. Un peu partout dans le bâtiment, les cantines qu’on devine lourdement chargées de paperasses, traînent en attendant d’être embarquées pour l’Alsace. Peu à peu l’endroit se dépeuple tandis qu’à quelques mètres dehors, sur la place du Luxembourg décorée de morceaux du mur de Berlin, on retrouve nos eurocrates, la cravate desserrée, en train de choquer quelques chopines dans l’un des nombreux bars voisins.


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