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Entretien avec Nicolas Bouleau : Les financiers sont-ils devenu fous?

Publié le 19 juillet 2010 par Leblogdudd

Entretien avec Nicolas Bouleau : Les financiers sont-ils devenu fous?

Nicolas Bouleau est mathématicien à l’Ecole des Ponts. Il s’est d’abord intéressé à la modélisation comme interprétation (Philosophies des mathématiques et de la modélisation, L’Harmattan 1999), puis à la finance de marché (Mathématiques et risques financiers, O. Jacob 2009) et à l’économie en général par plusieurs articles dans la revue Esprit dont le remarqué « Un, deux, trois, soleil; pourquoi les négociations sur le climat sont mal parties » (décembre 2009). Il est un des contributeurs de l’ouvrage Vers une société sobre et désirable de la fondation Nicolas Hulot ss la dir. de Dominique Bourg et Alain Papaux 2010. Il critique la pensée économique comme institution historique liée au progrès commercial et industriel située à mi chemin entre la religion et la science et utilisant un langage très particulier qui l’empêche de penser les limites.

LeblogduDD : Dans votre livre  Mathématiques et risques financiers , vous comparez les métiers de la finance au jeu de la calebasse. Pouvez-vous réexpliquer le lien entre ce jeu de hasard et les stratégies dans les salles de marché ? Peut-on interpréter les crises financières comme des événements peu probables mais de forte perte, qui sont intrinsèques aux méthodes des acteurs financiers ?

N.Bouleau : J’aurais pu prendre l’exemple du jeu de poker où chacun sait bien qu’il ne vaut mieux pas jouer contre un joueur dix fois plus riche que soi. Mais le jeu de la calebasse est plus simple, plus pur aussi, sans histoires de bluff etc. C’est un jeu africain ancien qui fait comprendre la faiblesse du concept « d’espérance mathématique » bien mieux que les paradoxes tels que celui dit de St Petersbourg ou autres : chaque joueur dispose initialement du même nombre de graines. Les graines sont identiques sauf la couleur, chaque joueur a des graines d’une seule couleur. La calebasse est un grand récipient creux possédant en son centre l’amorce d’une tige sur laquelle ne peut se loger qu’une seule graine. Les joueurs mettent dans la calebasse autant de graines qu’ils veulent. On secoue plusieurs fois jusqu’à ce qu’une graine reste sur la tige. Le joueur dont c’est la couleur remporte tout ce qui est dans la calebasse. Ce jeu peut faire l’objet d’une analyse détaillée mais le plus pédagogique est de le pratiquer. On se convainc après des déboires répétés que les stratégies prudentes qui consistent à mettre peu de graines sont mauvaises et qu’il vaut mieux au contraire utiliser toute la puissance dont on dispose pour « tirer le hasard vers soi ». L’espérance de gain ici reste nulle et c’est la probabilité que l’on configure. Sur les marchés financiers c’est ce que font tous les traders. Il vaut mieux organiser son portefeuille de titres (actifs classiques, options, dérivés de taux, dérivés de crédit) de sorte qu’on est un peu bénéficiaire avec 99% de chances plutôt que de se mettre dans une situation où l’on gagnerait énormément avec 1% de chances seulement. Le hasard pur n’a pas de mémoire et s’il est tombé hier dans les 99%, il a encore 99% de chances d’y retomber aujourd’hui. Ce n’est que sur des périodes extrèmement longues (avec des temps de retour de décennies) que les lois du hasard y retrouvent leur compte.

En plus lorsque le « pas de chance » adviendra, ce sera une configuration particulière du paysage financier qui permettra facilement au trader d’expliquer qu’il n’y est pour rien.

Donc tous les acteurs des salles des marchés se mettent dans de telles configurations. Ceci explique que des phénomènes de pertes extrêmes se produisent ici ou là comme une sorte de scintillement quantique. Alors en général la banque se désolidarise de son employé et met toute la responsabilité sur le dos du trader et des risques qu’il a pris. On n’a jamais vu un établissement financier plaider contre un trader qui aurait fait gagner beaucoup d’argent en prenant plus de risque que conformément aux recommandations de Bâle !

 

LeblogduDD : La finance est aujourd’hui un domaine très mystérieux pour les néophytes. Que répondez-vous à l’interrogation courante : « Est-il possible de gagner vraiment de l’argent sur les marchés financiers ? »

N.Bouleau : Il est possible d’en gagner et d’en perdre évidemment, les marchés financiers ne sont pas des jeux de pur hasard. Les ventes et les achats y sont faits par des hommes en fonction de leurs connaissances, de leurs interprétations et de leur compréhension des faits. De sorte que si l’on est capable d’anticiper ce que feront la plupart des agents et de contrôler la pertinence des principales interprétations qui les font agir, alors on peut gagner. Cela signifie qu’il faut approfondir les données et se servir des outils spécialisés que mettent à disposition maintenant les marchés organisés. Le commun des mortels s’il achète quelques actions ici ou là et ne s’en occupe pas a toutes les chances de perdre de l’argent.

Derrière votre question il y a aussi celle de savoir si ces gains, habilement obtenus, sont légitimes ou pas. Sont-ils hors de l’économie vraie qui concerne les échanges de biens et le travail pour produire, sont-ils un détournement de la bonne fonction des marchés qui devraient allouer au mieux les capitaux aux activités qui se développent ? Cette interrogation à caractère éthique est très importante, mais assez délicate à analyser soigneusement, plus difficile qu’on ne le croit généralement. Je ne peux la traiter ici sans de longs développements. Pour être bref je dirai ceci : les problèmes que posent le capitalisme contemporain sont bien plus profonds que simplement de permettre à des joueurs astucieux de gagner de l’argent.

LeblogduDD : De plus en plus de gens s’interrogent sur la légitimité des rémunérations dans ce genre de secteur. Mais finalement, quelle est, où serait, l’utilité sociétale de l’activité financière ?

N.Bouleau : Initialement simples techniques comptables et monétaires pour faciliter les échanges, l’activité financière s’est véritablement hypertrophiée. Les principales caractéristiques des 25 dernières années avec la mise en place des marchés organisés de produits financiers à terme et risqués (produits dits « dérivés » parce qu’ils ne concernent pas les échanges de devises, d’actions, de matières premières eux-mêmes, mais les risques afférents aux cours de ces grandeurs) sont a) une vertigineuse sophistication des mathématiques utilisées et des liens renforcés avec la recherche universitaire, b) une mondialisation fluide grâce à une informatique en veille 24 heures sur 24, c) une capture progressive de plus en plus de leviers de pouvoir à la fois idéologique (théorie néoclassique) et politiques (mise en marché des créances des Etats).

LeblogduDD : Les outils mathématiques utilisés en économie sont de plus en plus sophistiqués. Pensez-vous que ces modèles sont légitimes compte tenu de la nature du système à décrire?

N.Bouleau : Durant les 20 dernières années le nombre de publications en mathématiques financières a cru 20% plus vite que le reste des publications mathématiques. Le monde virtuel global de cette finance des marchés dérivés avec les instruments actuels ou imaginables est un joujou très amusant pour les mathématiciens. Les chercheurs trouvent en permanence des applications des fins développements du calcul stochastique dans ce jeu et, réciproquement, ce jeu devient un langage qui permet de suivre certains raisonnements mathématiques.

Alors les traders puisent dans cet attirail des idées et les mettent à leur propre sauce pour gérer leurs affaires. Cependant, à force, ils finissent par faire trop confiance aux mathématiques. Le cas le plus criant est celui de la gestion des risques dans la récente crise dont je parle dans la dernière partie de mon livre où les mathématiques ont joué le rôle de nuage de fumée qui empêcha de nouvelles lectures de la situation globale d’être prises en considération.

LeblogduDD : L’économie, avec le social et l’écologie, est un des trois axes principaux imputés au développement durable. Quelles sont selon vous les conséquences sur ce dernier des dérives de l’économie actuelle ?

N.Bouleau : Je vois la finance, hypertrophiée ainsi que nous venons de dire, moins comme une dérive ou une déviance que comme un prolongement, un perfectionnement de l’économie. Qu’est-ce que l’économie ? Un cadre de pensée qui s’est forgé au XIXème siècle et s’est développé dans ses relations avec le réel pour rendre compte de faits quantitatifs, dans ses relations avec le pouvoir pour éclairer la comptabilité nationale, la planification et la gestion des entreprises, et dans ses relations avec le monde académique pour améliorer son discours et le rendre plus efficace dans l’apprentissage des acteurs appelés à être aux affaires. L’économie en deux siècles est devenue une institution qui, de toutes les institutions est celle qui a, actuellement, les plus grandes conséquences sur le comportement des 6,8 milliards d’humains que nous sommes.

Pour dire les choses rapidement, je pense qu’il y a eu une période d’affrontement de théories ou doctrines économiques (communisme vs libéralisme, non-interventionisme vs keynésianisme, etc.). Des thèses économiques s’opposent encore aujourd’hui mais de façon moins radicale. Il y a moins de distance entre la micro-banque et les droits d’émission négociables, qu’entre Marx et Schumpeter. Je suis frappé, par exemple, par le fait que l’idée de confier à une agence d’experts économistes placée auprès de la Banque Centrale Européenne le soin de vérifier si les politiques budgétaires nationales sont sérieuses ou fantaisistes, n’a soulevé que très peu d’opposition hors de France. La pensée économique semble s’installer partout et accaparer tout l’espace.

Mais alors qu’est-ce qui ne va pas avec l’économie ?

On en n’est plus au querelles de doctrines économiques c’est le langage économique lui-même qui ne convient plus.

C’est clairement un peu fou de traiter du social avec des équations mathématiques et les sociologues nous ont montré beaucoup plus de finesse pour construire de la connaissance relative aux faits sociaux. Mais il y a aussi dans la réalité sociale du quantitatif et du monétaire qui ont leur importance dans les accords ou désaccords entre diverses parties, il n’est pas possible de ne s’en tenir qu’au qualitatif. Certes la finance est compliquée en tant que sophistication de l’économie, mais le langage économique dans sa fonction principale de préparer la décision publique ou privée est en fait assez simple. Il est essentiellement fait de raisonnements marginaux : ce sont de petits schémas avec des droites ou des courbes convexes ou concaves où l’on fait varier certaines grandeurs pour voir comment bougent les autres.

Cette façon de s’exprimer et de convaincre est enracinée dans la pensée économique et en constitue le trait principal permanent. Le germe initial peut être attribué au philosophe Malebranche qui est le père d’une conception du monde (et de la place de Dieu dans le monde) en terme d’optimisation. Malebranche est émerveillé par cette loi que le trajet que choisit la lumière pour traverser divers dioptres est celui qui réalise le chemin optique minimal (c’est à dire qui met le moins de temps). Il suffit pour retrouver toutes les lois de l’optique de déterminer le trajet qui, si on le perturbait un peu, donnerait un chemin optique un peu plus long. Le calcul des variations (Euler) s’est trouvé ainsi au cœur de la pensée économique pour trouver les équilibres les plus satisfaisants avec l’étape très importante de Von Neumann et Morgenstern entre les deux guerres généralisant les raisonnements d’optimisation grâce au concept de fonction d’utilité qui joue, si on la replace dans la conception divine de Malebranche, le rôle d’une « âme mathématique » qui opère dans chaque acteur économique et qu’on ne connaît pas mais dont la présence suffit à obtenir rationnellement les conclusions.

La carence majeure du langage économique est qu’il ne prend pas en compte les conditions limites.

Les raisonnement locaux (dérivée première ou seconde, calcul des élasticités) sont utiles comme un GPS pour l’agent se repérer vers les profits et s’éloigner des pertes, mais ils sont naïvement insuffisants pour tout ce qui est du global. Le cas du rayon lumineux est tout à fait exceptionnel dans le monde physique. Il est d’ailleurs uniquement dû à la petitesse des longueurs d’onde du visible. Si on se place à leur échelle, les effets de bord deviennent considérables (diffraction, interférences). Dans toute la physique (et encore bien plus dans le monde biologique) ce qui se passe à la frontière du champ d’étude est crucial pour savoir ce qui se passe à l’intérieur. On peut dire que l’économie, pendant deux siècles, et encore maintenant, a refoulé la question des limites comme on refoule une pensée désagréable.

La pensée sur la concurrence et sur l’individualisme méthodologique est entachée d’a priori graves, dûs à l’omniprésence des raisonnements marginaux et l’absence stupéfiante de prise en compte des cas extrêmes, donc des banqueroutes, des crises, des déchets, des limites des ressources, des effets induits (externalités) etc. Le langage économique porte en lui une foi en l’optimisation locale, comme si Dieu avait fait le monde pour que chaque homme n’ait qu’à se préoccuper d’optimiser ses propres affaires !

LeblogduDD : On comprend de plus en plus la nécessité de changer notre modèle économique. Quelles seraient vos premières propositions dans un tel changement de paradigme ?

N.Bouleau : Il s’agit en effet comme je viens de l’expliquer plus d’un changement de paradigme que d’un changement de modèle. Ce ne sont pas seulement les thèses économiques qu’il faut contester, c’est le langage lui-même qu’il faut récuser. Cela prendra du temps. (Les économistes, ou certains d’entre eux, sont plus ouverts sur ces questions que les enseignants en gestion qui éduquent les acteurs de demain). Je proposerais le principe suivant : « interdiction de parler d’une question sans expliciter les problèmes aux limites ». La position du locuteur est révélée au premier chef par sa pensée des limites. Quand je dis limite, cela veut dire évidemment limite spatiale, limite de tous les paramètres, et limite dans le temps. L’incapacité chronique de la pensée économique à prendre en compte l’équité intergénérationnelle est flagrante. Les raccommodages des discours à ce sujet font pitié. Pour tenir compte de nos petits enfants, il n’y a pas d’autre façon que de dire ce qu’on souhaite pour eux et d’en tenir compte.

LeblogduDD : Votre réflexion sur l’économie et la société vous a-t-elle amené à prendre des décisions pour votre vie privée ?

N.Bouleau : J’essaie de me conduire selon la recommandation de Kant de sorte que tout le monde puisse se comporter de cette façon. Cela veut dire être vigilent sur l’énergie, peu de viande, transports en commun, etc. Evidemment c’est insuffisant, il faut aussi agir au sens d’initiatives pour faire bouger, ébranler le business as usual. Je tente d’y consacrer une part de mon énergie intellectuelle.

LeblogduDD : Quel rôle moi, individu lambda, ai-je à jouer dans l’optique d’un changement de modèle ?

N.Bouleau : Changement de modèle, cela voudrait dire qu’on parviendrait à faire basculer les goûts et les valeurs ainsi que les anticipations sur ces goûts et sur ces valeurs vers des qualités plus liées à la nature et à l’environnement, de sorte que ce serait ces qualités qui gouverneraient les nouvelles valeurs des échanges. C’est souhaitable. Mais je vois beaucoup d’ambiguïtés si cela est formulé dans le langage économique actuel qui, je le répète, est incapable de clarifier les problèmes devant lesquels nous sommes. L’individu lambda, aujourd’hui, que lui conseiller ? De travailler à une émancipation vis à vis du prêchi-prêcha économique. Ne pas se laisser imbiber. S’autonomiser. Accorder de l’écoute à toute pensée différente structurée. Ne pas transmettre aux plus jeunes, sans s’en douter, des a priori qui nous ont été inculqués dans la période de progrès productiviste.


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