Interview de Seb Cazes par Julie Cadilhac - Bscnews.fr / Illustrations Seb Cazes
Bonjour Seb Cazes, vous êtes illustrateur et créateur de films d'animation: comment sont nées ces deux aspirations artistiques?
Bonjour bonjour, j'ai en effet plusieurs casquettes. Dessiner a toujours fait partie de mon quotidien, très jeune je voulais être dessinateur de BD, je faisais d'ailleurs pas mal de planches et ça a perduré jusqu'à mon entrée aux beaux-arts d'Angoulême. Ensuite j'ai eu envie d'élargir mon champ d'action et ne pas me cantonner à la vignette, je me suis donc orienté tout à fait naturellement vers l'illustration au sens large, vers le graphisme. Je me sentais moins libre à prétendre faire de la BD à temps plein, et justement, la notion de liberté dans le trait ou dans la vie en général est ce que je recherche en permanence.Quand j'ai commencé à animer quelques dessins, à faire des petits essais 2D,
ça faisait déjà des années que je m'intéressais au film d'animation et au court métrage,j'avais beaucoup de références en tête qui m’intéressaient vraiment. Il suffisait juste de se lancer, passée la frontière technique. Tout est venu naturellement. Je me force rarement, j'ai au contraire envie d'éprouver du plaisir et de la passion dans ce que j'entreprends. Pendant quelques années, le festival national d'animation organisé par l'AFCA ( association française du cinéma d’animation) a décidé de se baserà Auch, ça a donc été un élan supplémentaire pour moi et c'était chouette de rencontrer des gens de partout dans ma ville, de participer à des stages, de découvrir de nouveaux films etc...
Affirmeriez-vous que tout illustrateur a des éléments obsessionnels , des univers de couleurs qu'il utilise plus souvent que les autres? Quels sont les vôtres?
Chacun est marqué consciemment ou non par quelque chose, des éléments du passé,des styles de décors, de paysages, ou d'une façon d'être vis-à-vis de l'autre, de genres
de couleurs, de lumière.La création part d'abord d’un élan inconscient qui sert de déclencheur à toute oeuvre. On pourra passer des heures à expliquer le concept et philosopher sur une oeuvre, il y aura toujours une part d'inconscient en elle. Effectivement des éléments obsessionnels peuvent découler de là: je me suis rendu compte qu'à une époque je travaillais beaucoup dans les tons chauds, surtout des ocres/ rouges/jaunes etc. sans prendre le recul nécessaire : mes clients me faisaient la remarque que je ne
Après, je ne peux pas parler de façon générale, mais il est plus facile de deviner les codes couleurs chez certains (les couleurs "feu" de Mc Kean par exemple, qui sont autant présentes dans ses illustrations persos que commerciales , les couleurs complémentaires dans les films de Jean-Pierre Jeunet etc) quand on ne se pose même pas la question chez d'autres. De toute façon, tout dépend toujours de l'idée de départ, qui 99% du temps donne le ton.
De quoi se nourrit votre trait? Avez-vous des mentors en matière d'illustrateur? de photographe? de réalisateur?
Le dessin, c'est 24h/24 qu'il se nourrit. Un dessin découle d'une observation faite dans le train à la va-vite, en scrutant un visage à la télévision, en se remémorant un rêve de la nuit précédente... sans compter le fait que je me pose souvent pour dessiner quelque chose que je vois, un décor qui me plait, une attitude etc. Je suis toujours avec un carnet de croquis sur moi depuis 15 ans. J'ai besoin de recherches sur la matière, besoin d'ouvrir de nouvelles voies personnelles et quand je m'épuise sur quelque chose, j'essaye d'ouvrir une autre brèche, pour varier mon trait, en dessinant de l'autre main, ou sans regarder etc.Le genre de spontanéité qu'on perd dès qu'on passe à l'âge adulte en somme,la liberté du trait qu'on ne réfléchit pas à entretenir étant enfant.Le tout est de toujours essayer de se sentir libre dans ce qu'on fait. j'adore aussi regarder le travail des autres mais si c'est pour se dire qu'on fait la même chose, c'est pas la peine. Le milieu de l'illustration fonctionne pas mal par "modes", je n'ai jamais cherché à être à la mode, ça m'a sûrement fermé plein de portes, mais au moins je me sens libre dans ce que je fais, intègre,et je ne me pose pas la question de savoir si dans 5 ou 10 ans ce que je fais maintenant sera complètement à côté de la plaque. Je fonctionne plutôt dans le mode inverse, c'est à dire que j'ai besoin d'être sûr de ce que je fais (et ce même si le processus de création inclut des « accidents » et des doutes dans la conception de l‘image finale) avant de soumettre telle ou telle proposition de commande à un client, car même si le style ne lui plaira pas forcément, je pourrai défendre le projet sans laisser place au hasard, et ça vaut mieux de défendre l'histoire et la philosophie d'une illus avec ses tripes et sa tête plutôt qu'en se renfermant derrière l’excuse qu’on appartient à une vague d'illustrateurs/tricesà laquelle on peut se conforter pour parler de soi, juste parce qu‘ils-elles marchent bien. Des fois je vois une illus et je pourrais l’attribuer à 10 personnes tellement certain-e-s font la même chose, je trouve ça très dommage, même si on a besoin de stimulation et puis si être un-e illustrateur/trice aujourd'hui consiste à créer le buzz sur des sites communautaires ou à harceler des éditeurs et agents d'illustrateurs, tout en abreuvant un blog, alors je dois être à côté de la plaque car je ne sais pas faire. Je préfère franchement me sentir libre et cette liberté est la nourriture de base de mon trait. Je n'ai pas envie d'avoir un blog simplement parce qu'il y en a déjà des millions et qu'on est pas le centre de la terre et que ça demande un travail d'alimentation quotidien et je n'ai pas envie de me sentir prisonnier de ça....et je n'ai pas non plus besoin de prendre de drogues pour être plus farfelu. Quand je ne suis plus inspiré, j'aime revenir aux sources, regarder les livres de mes "guides" ou "mentors" comme Fred, Roland Topor, de Crécy, Alberto Breccia etc, depuis l'adolescence une super passion, ou j'aime regarder les boulots de gens que j'ai découvert plus récemment, ces dernières années, comme Paul Madonna,David Hughes, Lars Henkel, Jochen Gerner, Chloé Poizat... j'aime leur liberté de ton et de trait, leur univers singulier, le fait qu‘ils me poussent à aller de l‘avant...La video est ultra importante aussi, en terme de cinéma j'ai été énormément marqué par les films de Jan Svankmajer, qui combinent à la fois la technique de l'animation, la recherche constante de la matière, la peinture avec les oeuvres de sa femme Eva dedans, et au sujet de l'absurde et du surréalisme, et donc de l'inconscient. Ce couple est un vrai couple d'artistes et l'exposition à Annecy en 2002 à l'occasion du festival d'animation était une des expos les plus impressionnantes et hallucinantes qu'il m'ait été donné de voir ! En animation pure j'ai été énormément marqué par les films de Paul Driessen, Mickaël Dudok de Wit, Wendy Tilby, et surtout Gianluigi Toccafondo. Enfin, j'aime les photos de Sarah Moon mais j'aime surtout découvrir de "petits" photographes sur des festivals ou partout sur internet au hasard, j'aime les polaroïds, les lomos, tout ce qui donne une ambiance réelle et plus bizarre à la matière photographique.
Vous semblez cultiver l'imaginaire dans vos personnages alors que vos décors urbains penchent vers plus de réalisme: je me trompe? Et pourquoi?
Je ne me pose pas la question comme ça, l'illustration devant être un ensemble.Peut-être avez-vous noté que je m'inspire énormément des lieux dans lesquels je voyage : à chaque fois que je vais quelque part, je remplis un carnet de voyage, de collages, de souvenirs écrits, de tickets de caisse, de photos, et bien sûr de dessins, aquarelles.Mes illustrations se nourrissent aussi de ce que j'ai vu ailleurs, par exemple dans ma BD, "le dresseur de chevreuils ambidextres", la ville est un mélange de San Francisco, de Toronto, de Paris... le côté réaliste découle de là je suppose, même si je ne cherche pas à respecter la perspective au maximum...disons que les éléments de décors urbains sont très réalistes, la façon de les agencer l'est moins, j'aime tordre mes décors aussi, en même temps que mes personnages... mais là non plus la question ne se pose pas comme ça. Je n'ai pas de règles prédéfinies, je veux juste sentir que je suis libre dans ce que je fais,en tout cas dans mes boulots persos, et pour un travail de commande, ça ne pose aucun problème de m'adapter à autre chose, bien au contraire. L'accumulation d'expériences enrichissantes permet aussi de voir plus loin, d'avoir plus de recul. Sur le fond, j'aime mélanger mes expériences quotidiennes absurdes, avec certains éléments de mes rêves et certains textes écrits de façon"automatique", afin de créer un univers singulier, qui oscille entre rêve et réalité, sans trop savoir où en est la réelle frontière. Tout se mélange et tout pourrait être crédible sans vraiment l'être en même temps. C'est cette confusion qui m'attire, c'est de là que je fais naître mon imaginaire. D'une façon générale,j'aime créer des univers plutôt poétiques et absurdes, pour le milieu culturel par exemple, qui deviennent un peu plus "trash" dès que je suis sur un projet perso. L'imaginaire découle du fait qu'une action poétique part d'un paysage concret.Je n'aime pas trop être terre-à-terre, mais ce n'est pas non plus une "recette" de travail. Je n'ai pas de formule, je pars de zéro systématiquement.
Sur votre myspace, on découvre une série de crayonnés où vous déclinez une rue, des immeubles ou une vieille bagnole...qu'est-ce que vous aimez particulièrement dessiner dans un paysage citadin? Pourquoi?
Je suis curieux et j'aime aller partout. je suis attiré par la matière, un vieux mur dégradé que je prends volontiers en photo, une façade d'immeuble surchargée. Au début je ne voulais pas trop dévoiler de croquis. Ce sont des croquis et ça n'a pas grand intérêt mais je me suis rendu compte de l'importance que prenait cette habitude de remplir des carnets au quotidien, ça fait partie du processus de création et c'est la base de toute idée et tout projet. Je crois que j'aime dessiner à peu près tout. Les immeublesplus lisses ne m'intéressent pas, mais ils peuvent devenir intéressants suivant un certain agencement absurde qu'ils pourraient prendre si on pouvait soudainement les voir du 15ème étage par exemple. L'acte de dessiner tout et n'importe quoi n'est rien d'autre qu'une prise de recul par rapport aux choses, et ce qui m'intéresse c'est de capter cet élan de motivation, ce feeling qui fait qu'on va vouloir dessiner ci ou ça, même si ça n'aura jamais aucun intérêt dans un futur projet, ça a au moins le mérite de contribuer à
la pratique du dessin, ainsi qu'à continuer la série de carnets de croquis, dont l'accumulation et la collection constituent une oeuvre en soi. Alors ,oui ,c'est quand même plus excitant de dessiner une vieille DS qu'une 205,c'est plus excitant d'être face à un appartement vintage ou rococo que d'un meublé ikea, ça dépend forcément du sujet, mais en ce qui me concerne c'est évidemment bien mieux quand il y a du détail et de la matière, et surtout, de l'accumulation. L'accumulation est un sujet sur lequel je travaille depuis les beaux-arts, qui jusque-là était inconscient. Dans le côté urbain, je me souviens des centaines d'antennes télé sur les toits de Lisbonne, (ou de Nice d'ailleurs),des longues cheminées un peu partout en Angleterre, des murs complètement dégradés à St Petersbourg sur des kilomètres, c'est ce genre de détails qui m'attire et me motive.
Une fois j'ai passé une après-midi à traverser Paris dans un axe sud-nord, en m'arrêtant à des terrasses de café juste pour pouvoir dessiner des perspectives et des façades
sympas. Bon, à la fin de l'après-midi, j'étais un peu éméché et mon trait n'était plus vraiment le même, mais au moins j'avais pris le temps de lever la tête !
Parlons d'animation maintenant: quelles techniques avez-vous employé pour le festival Circa? et pour Kensington? Insult to Injury était une commande d'un groupe musical?
La bande annonce du festival Circa est mon dernier film d'animation en date, et il s'agit d'un film de commande, alors que la plupart de mes films sont des projets personnels.
Il fallait donc que je travaille plus vite je me suis donc concentré sur une seule technique qui est la 2D (dessin animé traditionnel, la technique qui me "parle" le plus).
Ma motivation pour ce film était de créer cette ambiance de transition qui existe entre le moment où l’on rentre dans la salle ou le chapiteau, et le moment où le spectacle
commence. Ce sont des instants qui me marquent à chaque fois dans tous les festivals que je fréquente et je voulais participer aussi à ça dans l’inconscient du spectateur.
Kensington est une sorte de carnet de voyage filmé, c'est donc une autre manière de faire car le film combine un peu de travail en 2D avec beaucoup de rotoscopie : en effet, ayant beaucoup filmé au Canada, j'ai repris pas mal de séquences en image par image pour les repeindre une par une: c'est une technique très longue mais il y a pire, et le résultat, toujours plein de matière, est toujours très attirant. Je voulais garder cette trace de film video dans l'animation, car le but du film était de parler de ce quartier de Toronto pour lequel je suis vraiment tombé amoureux. Outre l'aspect video, il y a aussi l'aspect son pris dans la rue là-bas, qui est authentique. Insult to Injury est mon tout premier film et a déjà quelques années derrière lui. Je l'ai fait en 2002 et il a pas mal tourné dans des gros festivals,comme Annecy, Oberhausen, Séoul, Ottawa...
Ce n'était pas du tout un film de commande ni un "clip",j'ai juste contacté le groupe, "the Butchies", pour avoir l'autorisation de bosser sur une de leurs chansons. Je voulais combiner l'intérêt que j'avais pour ce groupe avec les idées engagées que celui-ci véhicule au travers de ses chansons, à savoir en majorité, des textes contre l'homophobie: ça m'a permis de vraiment faire un film cobaye (car j'ai utilisé plusieurs techniques, comme la pixillation, la rotoscopie, la 2D etc) au niveau de l'animation, tout en parlant d'un sujet engagé, tel que le sexisme. Plus généralement, mes films parlent plutôt d'écologie et de connerie humaine, comme dans "la nuit tous les chats sont morts" par exemple.
Vous travaillez pour les circuits-circa: en quoi votre univers pictural s'adapte-t-il bien, selon vous, l'univers du cirque?
Circuits est une saison culturelle échelonnée sur un an, Circa un festival de cirque actuel ponctuel qui a lieu une fois par an. L'univers pictural que je crée pour eux se doit
avant tout d'être un univers qui parle au milieu culturel. Comme "milieu culturel" ne veut finalement pas dire grand chose, je suis assez libre de créer sur ces 2 affiches.
J'essaye donc de développer un univers poétique et surréaliste, car le visuel de circuits se doit d'englober tout ce que peut contenir une saison culturelle : danse, théâtre, cirque. Le visuel circa n'est pas si différent à traiter car le cirque actuel contient toutes ces disciplines. Je ne peux pas dire que mon univers s'adapte bien ou pas au cirque.
Je propose des idées de visuel mais on s'oriente ensemble sur ce que le visuel va être au final. Je n'ai pas la prétention de dire que je connais le cirque par exemple, je ne suis qu'un spectateur, mais le cirque est beaucoup plus varié aujourd'hui, la possibilité de faire une affiche dessus est peut-être beaucoup plus large. Je n'ai donc pas forcément à m'"adapter" car je ne suis pas en dehors. le résultat final découle de 2 ou 3 mois de concertations et même si je suis influencé par une certaine iconographie cirque,je ne peux pas m'en servir car il n'est pas question ici de cirque traditionnel avec animaux etc. Mon travail de graphiste-illustrateur s'est forgé au fil des années en même temps qu'a évolué la scène culturelle auscitaine, c'est à dire qu'ils ne sont pas venus me chercher parce que mon style correspondait à ce qu'ils recherchaient, ça a vraiment
été un travail et une évolution commune au fil des années, ce qui constitue un travail hyper précis mais finalement très libre et ouvert.
Quels projets pour 201O? Vous avez également une boutique en ligne? Que peut-on y trouver?
Oui je peux vendre des supports dans une boutique en ligne, ça peut être carrément une oeuvre comme une toile ou une illustration sur papier encadrée, ou bien un print numérique, des t-shirts sérigraphiés que j'ai fait, des affiches, flipbooks, mes bouquins... il y en a pour tous les prix suivant le support, mais ça reste très underground et do it yourself.J'ai passé l'année 2009 à faire des expos un peu partout ce qui fait que je ne vais pas en faire en 2010, je vais me reconcentrer sur plusieurs projets, la plupart étant des livres. Je travaille actuellement sur une grosse BD dont le scénario m'a été fourni mais j'ai parallèlement à ça presque fini deux bouquins pour enfants, deux livres d'illustration...et une fois tout ça achevé, je voudrais reprendre un film d'animation abandonné (en volume et marionnettes celui-ci) qui sera accompagné en même temps d'un bouquin, sous forme de roman graphique. Depuis la fin des années 90; j'édite des petits ouvrages d'illustration DIY avec Presse à Grumeaux donc je vendrais sûrement les futurs petits bouquins illustrés dans la boutique évidemment. Quasiment tous les bouquins (Gutter, Isabelle Boinot, Lars Henkel, Sarah Malan, moi-même..) que j'ai édité étant épuisés, ils ne sont disponibles que sur des stands de salons du livre ou de zines, mais pas en ligne. Ceux à venir le seront assurément.