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Guide du cinémaniaque parisien

Par Tred @limpossibleblog


Guide du cinémaniaque parisien

Il y a quelques jours, je me suis rendu à la Cinémathèque à l’occasion de la rétrospective Akira Kurosawa. Si l’on excepte les films repris de la Semaine de la Critique que j’étais allé voir début juin, voilà plusieurs mois que je n’avais pas mis les pieds dans ce haut lieu de la cinéphilie parisienne. Et ce qui m’avait le plus manquéde la Cinémathèque, c’était ses cinémaniaques.

Connaissez-vous des cinémaniaques ? En croisez-vous de-ci de-là dans les salles obscures ? Voilà des années maintenant que j’en côtoie, ne serait-ce que de loin, et lorsque j’ai commencé ce blog, je me suis vite dit « Un de ces quatre, il faudra que je parle des cinémaniaques… ». Mon retour à la cinémathèque m’a rappelé à cette promesse, et il est temps que j’ouvre donc le chapitre « cinémaniaques ».Ce chapitre, je l’ai déjà entrouvert dans certains billets, dans lesquels j’en mentionnais certains. Mais il leur faut un billet à eux.

Tout d’abord, c’est quoi, un cinémaniaque ? Le terme n’est pas du tout officiel. Je l’emprunte à un documentaire fascinant que j’ai vu il y a plusieurs années sur Arte. On y suivait une poignée de new-yorkais dont la vie était construite autour de leur cinéphilie aigüe. Ils ne travaillaient pas, ou très peu, car leurs journées, toutes leurs journées, étaient dévolues aux salles de cinéma de New York. Inlassablement, ils repéraient dans les programmes de la ville les meilleurs films à l’affiche. Ils étaient connus de tous les employés de tous les cinémas de la ville. Ils avaient leurs habitudes, leurs manies. Le documentaire les appelait des cinémaniaques, et j’ai depuis adopté le terme.


Bien sûr, New York n’a pas l’apanage de la population cinémaniaque. Paris, capitale mondiale de la cinéphilie, peut se targuer d’une communauté probablement plus grande encore. Pensez donc à tous ces cinémas que compte la capitale française. Tous ces multiplexes, toutes ces salles art & essai, cette cinémathèque, ce Forum des Images, tous ces lieux qui font de Paris la ville offrant la programmation le plus riche de films, qu’ils soient récents ou anciens. Ces salles je les fréquente moi-même régulièrement, plusieurs fois chaque semaine, tous les types de salles pour tous les genres de films, et croyez-moi qu’au cours de mes expéditions dans les salles obscures, j’en ai vite repéré, des cinémaniaques.


Soyons honnête, vous avez peu de chance d’en croiser si vous allez voir Twilight dans un Gaumont ou UGC des Champs-Élysées (les cinémaniaques sont rarement des adolescentes fans de Robert Pattinson, il faut le reconnaître…). La Cinémathèque Française reste le temple des cinémaniaques, leur second foyer. Elle l’était lorsqu’elle était installée sur les Grands Boulevards et à Chaillot, elle l’est toujours à Bercy. Tous ces vieux films qui y passent sont les cibles préférées des cinémaniaques. Mais il n’y a pas que là qu’on les croise. Les films exclusifs, en festivals notamment, sont également des valeurs sûres, leur buzz entraînant inlassablement les plus curieux et assidus. Et bien sûr il n’est jamais exclu d’en croiser dans une salle programmant un film nouvellement à l’affiche, aux Halles, à Bibliothèque ou ailleurs, au milieu des spectateurs « lambdas ».


Ces cinémaniaques, je les connais de vue. Et ne sachant comment ils s’appellent, j’en ai baptisés certains de surnoms sommaires. Le premier d’entre eux a été « le vieux barbu ». Celui-là, c’est presque toujours à l’UGC Ciné Cité Les Halles que je le croise. Depuis des années, c’est mon cinéma de prédilection, dans lequel je me pose plusieurs fois par semaine, et il se passe rarement plus d’un mois ou deux sans que je le croise, le vieux barbu. La soixantaine, grosse barbe grisonnante, habillé en jean / t-shirt, celui-ci s’installe systématiquement au premier rang, le plus au centre possible. Discret, venant toujours seul, je l’aperçois aussi de temps en temps en festivals ou lors d’avant-première. Aux Halles, il connaît presque tous les employés, avec lesquels il discute invariablement des films qu’il voit.

Aux Halles, je croise aussi régulièrement « l’homme qui rit ». Celui-là, la discrétion ne fait pas partie de sa panoplie, au contraire. D’ailleurs si cela m’amuse toujours de le voir faire la queue pour le même film que moi, je m’en inquiète toujours vite. Car bien sûr, si je l’appelle l’homme qui rit, ce n’est pas seulement parce que le bonhomme a le rire facile (sinon, moi aussi je mériterais ce surnom), mais surtout parce qu’il a un rire strident rappelant… une sinistre sorcière (si si). Je me souviens encore des premières fois où j’ai entendu ce rire retentir, un rire faisant réagir en général toute la salle. Il m’a fallu plusieurs films partagés en sa compagnie pour que je puisse le distinguer dans la salle, que je mette enfin un visage sur ce rire. Depuis, je l’ai côtoyé de nombreuses fois.

Je me souviens de le voir s’asseoir à deux places de moi, sur le même rang, pour l’horripilant Non ma fille tu n’iras pas danser, me plongeant ainsi dans un petit état de panique (« Nooooon, il va me gâcher le film avec son rire » ne sachant pas encore que je n’aimerais pas le film), avant qu’il décide que c’était une mauvaise place et qu’il descende (ouf !) deux rangs plus bas. Je me souviens aussi de cette fois (quel film était-ce ?), ou il avait tellement hésité sur la place à prendre dans la salle, changeant, se relevant, tournant tout autour pour repérer la place parfaite, qu’il dû se résoudre à se poser au second rang, par dépit, car la salle s’était entretemps remplie.


Mais l’homme qui rit n’est pas le seul cinémaniaque perturbateur. Il y a aussi « la vieille du Publicis ». Vous l’aurez deviné, elle a passé la soixantaine et c’est au Publicis que je la croise tout le temps. J’exagère lorsque j’emploie l’expression « tout le temps », car je ne l’ai pas croisé tant que ça, mais elle m’a à chaque fois fait forte impression. Calée dans les premiers rangs (non loin de moi donc, qui suis un adepte du quatrième ou cinquième rang en fonction des salles), elle se met presque complètement sur le côté… et parle. D’où je suis, cela ressemble plus à des marmonnements, mais à n’en pas douter, elle parle. Elle commente le film en même temps qu’elle le regarde. Ca peut énerver. La dernière fois que je l’ai vue, c’était récemment, à une projection du film d’aventures Centurion, pendant lequel elle riait allègrement, et avait beaucoup de choses à dire sur la façon de faire des hommes de la Légion de Rome.


Je préfère décidément les cinémaniaques discrets qui ne risquent pas de me déranger pendant que je suis dans mon film. « L’homme au chronomètre » par exemple. Celui-là, c’est un vrai de vrai, que je croise aussi bien à la Cinémathèque pour les rétros que dans les UGC pour les nouveautés. La première fois que je l’ai vu, si mes souvenirs sont bons, c’était à l’UGC George V, il y a quelques années de ça. Je ne sais plus pour quel film, mais toujours est-il qu’on en était au générique de fin. J’ai l’habitude de rester jusqu’au bout du générique, et alors que je me retourne pour voir s’il reste du monde dans la salle, je remarque cet homme le rang derrière moi, sur le côté. Il est debout, sac à dos en place, scrutant le générique quasi terminé. Je remarque qu’il tient fermement dans sa main un chronomètre passé autour de son cou. Je l’observe arrêter son chronomètre pile au moment où le générique se termine et que la salle se rallume. Il écrit alors la durée du film dans un petit carnet.
A l’heure d’Internet où l’on peut savoir sur des centaines de sites quelle est la durée exacte d’un film, l’anecdote m’a amusé. L’homme au chronomètre est devenu un familier de mes sorties cinéphiles. Je le croise régulièrement, fidèle à son chronomètre qui toujours est activé lorsque le film commence et arrêté lorsque les lumières se rallument. Depuis, j’ai aussi remarqué que le carnet dans lequel il note la durée du film lui sert de bloc note. Je ne saurais dire pour le moment s’il s’en sert également pendant le film, mais une fois le film fini, lorsque je me tourne vers lui, je le vois griffonner frénétiquement sur son carnet.


Ce qui m’amène à mon cinémaniaque préféré. Le plus étrange et insaisissable. « L’homme aux sacs plastiques ». Celui-là, il me fascine. La Cinémathèque est son terrain de jeu. Lorsqu’au début de ce billet, je disais avoir vu des cinémaniaques rue de Bercy le week-end dernier, il s’agissait de l’homme au chronomètre et de l’homme aux sacs plastiques. J’aurais bien du mal à donner un âge à ce dernier. Si tous ceux que j’ai jusqu’ici cité ont plus de 45 ans, celui-ci est plus jeune. Les premiers temps où je l’ai repéré, je pensais qu’il n’avait pas plus de 30 ans. Probablement parce que je ne l’avais pas vu de près, car je pense depuis qu’il a plus (même si son look ne permet pas de l’affirmer…). Avec lui, on se croit toute l’année en été. Je me souviens l’avoir vu en hiver attendre devant l’Élysée Lincoln, dans le froid, en T-Shirt et espadrilles. La passion des films semblent lui tenir chaud. Ses espadrilles ne semblent jamais le quitter, tout comme les innombrables sacs en plastiques qu’il trimballe avec lui et qui m’ont poussé à l’appeler ainsi.


L’homme aux sacs plastiques a sa place préférée dans la salle… par terre. Longtemps j’ai cru qu’il était un adepte du premier rang où il s’enfonçait profondément dans son siège car je ne voyais jamais sa tête qui dépassait. Puis un jour j’ai découvert que non, c’est en fait assis à même le sol qu’il s’installe, le dos appuyé contre le siège du premier rang, à l’extrémité droite de la salle. Il regarde les films du sol, presque sous l’écran, comme à la grande époque de la Cinémathèque racontée par Bertolucci dans Dreamers, lorsque les spectateurs les plus assidus s’asseyaient par terre juste devant l’écran pour être les premiers à capter les images s’échappant de l’écran. Nostalgique de cette époque qu’il n’a probablement pas connu vu son âge. Et à la fin du film, il est le dernier à quitter la salle, dialoguant souvent à bâtons rompus avec un pote cinéphile, du film en question ou d’un autre, lâchant des infos et des commentaires avec son accent fleurant le sud, regardant dans le vague avec son air débraillé.


Ils sont comme ça les cinémaniaques. Absorbés. C’est pour ça que j’ai une affection particulière pour eux. Parce je me suis toujours un peu reconnu en eux, surtout depuis le documentaire vu sur Arte à l’époque. Je les regarde amusé en me disant au fond de moi que je suis un peu comme eux. Moi aussi je trimballe toujours mon sac avec ma bouteille d’eau. Moi aussi je reste jusqu’à la dernière seconde du générique. Moi aussi on m’a déjà fait des remarques sur mon rire pendant un film. Moi aussi, je choisis précisément ma place dans la salle. Même si je me dis que je ne suis pas atteint de cinémaniaquerie au même degré qu’eux, je les reconnais, et je les aime bien, ces cinéphiles jusqu’au-boutistes. On doit tous avoir un peu de ça en nous, non ?


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