Un comic book de Bryan Talbot, éditions Kymera 2006.
Résumé 4e de couverture : Luther Arkwright… Un homme unique à plus d’un titre. Il est le seul à ne pas avoir d’équivalent dans les différentes versions de la Terre, le seul à pouvoir passer d’un parallèle à l’autre sans l’aide de machines. Cela fait de lui l’agent parfait pour W.O.T.A.N., une agence établie sur Zéro-Zéro qui a en charge le maintien de l’équilibre entre les parallèles.
Mais les Disrupteurs, une faction tentant d’imposer sa volonté à travers les parallèles, viennent de s’emparer de Firefrost, artefact capable de détruire le multivers. Afin de les empêcher de mettre en pratique leur plan cataclysmique, Arkwright et ses alliés vont devoir tenter le tout pour le tout afin d’attirer les Disrupteurs hors de leur repaire… quitte pour cela à provoquer une guerre mondiale !
Une chronique de Vance
Le coin du C.L.A.P. : Un pavé qui m’a un peu fait peur (je craignais de ne pouvoir tenir d’autres engagements de lecture) mais qui fut absorbé consciencieusement en quelques soirées passionnantes, une après-midi au soleil et un prélude au cinéma (l'Agence tous risques)…
Page 204, parole prononcée par Luther au moment d’une vision cosmique : Tout est transitoire, seul le changement est constant. Concept-clef du bouddhisme (l’impermanence) déjà avancé par les philosophes grecs (voir Epictète).
Faire partie des Illuminati (notre version, hein, celle qui n’essaie pas – ouvertement en tout cas – de dominer le monde en contrôlant les accès à la connaissance) n’est pas qu’une blague de potache ou un truc de geek pour faire genre sur la Toile. Ca a permis, entre autres choses, de partager nos coups de cœur et de débattre sur des points peu évidents mais qui nous paraissaient capitaux. Et lorsque Biaze puis Neault s’enflammèrent pour cette œuvre singulière, il n’en fallut pas davantage pour attiser ma curiosité… et utiliser ma carte bancaire.
Citation de Ralph Waldo Emerson, prononcée plusieurs fois par des observateurs : Les choses sont en selle et chevauchent l’humanité.
Au final, ce fut payant. Car si les Aventures de Luther Arkwright s’annonce ardu, il a le don, comme toutes les grandes œuvres, de récompenser le lecteur assidu par une félicité particulière, cette sensation ineffable de faire partie d’une communauté singulière. Le noir et blanc très graphique renforce encore cette impression d’étrangeté et, bizarrement, n’ôte rien aux passages illuminés dans lesquels le héros s’ouvre à d’autres questionnements, se transcende et franchit les barrières de sa réalité pour voyager entre les mondes. C’est que Talbot, en un syncrétisme poussé, multiplie les effets de mise en page pour nous illustrer un scénario assez dense fondé sur le destin d’un personnage foncièrement christique. Les lecteurs habituels de BD retrouveront des mises en page classiques et des découpages plus originaux transcrivant au mieux le dynamisme de certaines scènes. Le caractère géométrique des planches les plus importantes réveille quelques souvenirs : on n’est parfois pas très loin du Moebius de l’Incal, ne serait-ce que dans ces centres d’intérêt (beaucoup de références empruntées au bouddhisme, au tantrisme et à d’autres sapiences orientales) allègrement mariés à des concepts plus SF (uchronie, univers parallèles, dystopie) et aux mythologies occidentales (grecque, bien sûr, mais aussi scandinave) dans une atmosphère de fin du monde imminente, de prophétie et d’avènement d’un messie providentiel, le tout dans un décor très victorien. Puisant à toutes les sources des littératures populaires, l’auteur promène son personnage dans un complot multiversel dont il est à la fois l’élément moteur et le pion de forces qu’il pensait dominer, alternant son récit avec des souvenirs enregistrés de Luther.
Page 19, citation d’Harlan Ellison : La souffrance est l’élément fondamental de l’Univers.
C’est complexe mais pas abscons, intense et passionné. Comme dans les grands romans graphiques, les phylactères cèdent parfois le pas à des encadrés massifs, voire à des documents imprimés, rendant la lecture parfois ardue, mais jamais fatigante. On soulignera du coup le travail du traducteur qui s’en sort remarquablement, ainsi que les efforts de l’éditeur (vraiment peu de coquilles à relever dans ces 212 pages bien remplies).
Page 31, citation de Kropotkine, à propos d’un traité d’alliance préalable à une déclaration de guerre : Jamais n’a-t-on fait disparaître si aisément d’un trait de plume des vies humaines.
Luther Arkwright peut donc s’atteler à amasser les informations devant le mener d’abord à la recherche d’un artefact d’une puissance inouïe qui lui conférera des visions troublantes sur son destin ; las, les Disrupteurs étaient là avant lui et se sont emparés de Firefrost. Le problème est de parvenir à les débusquer, eux qui sont capables également de voyager entre les dimensions par des biais technologiques (Luther, lui, le faisant grâce à une aptitude exceptionnelle, le rendant ainsi unique dans le multivers puisqu’il ne possède aucun double dans les parallèles existant – cela l’amènera à fréquenter naturellement Rose, agent de W.O.T.A.N. qui, elle, a la faculté de « ressentir » empathiquement ce qu’il advient à ses autres avatars dimensionnels). Pour ce faire, il faut générer une situation de déséquilibre dans un parallèle choisi avec soin, situation qui devrait les forcer à « sortir de leur trou » afin que Luther puisse remonter jusqu’à leur QG, où qu’il soit. Or, quoi de mieux qu’une guerre mondiale pour enflammer un continuum ?
Page 39, parole prononcée par Luther en voyant les Disrupteurs forer un trou dans la Grande Pyramide : Toute technologie suffisamment avancée ne se distingue plus de la magie. Il s’agit d’un emprunt à Arthur C. Clarke.
Talbot s’amuse avec l’Histoire, réinsérant avec bonheur des monuments et des documents symboliques (la Tapisserie de Bayeux joue par exemple un rôle aussi important que la Pyramide de Khéops). Et lorsque les effets de Ragnarok se font sentir, les différentes dimensions se voient affublées de cataclysmes naturels et d’événements politiques dévastateurs ; on s’amusera à relever certains d’entre eux relevant de fantasmes uchroniques persistants : tandis que le système satellitaire russe de défense « Tsar Wars » (sic) abat par erreur un avion de ligne américain, le roi d’Ecosse d’un autre plan décide d’envahir l’Afghanistan ; ailleurs, on assiste à une épidémie de possessions démoniaques ou de combustions humaines spontanées, quand ce n’est pas la Troisième Guerre Mondiale ou une statue de la Vierge qui émet un rayon lumineux.
Page 91, extrait d’un article de Hiram Kowolski, reporter de guerre : Plus un gouvernement est effrayé, plus il emploiera la terreur afin de renforcer son régime..
Grande œuvre, incontournable. En faisant quelques recherches, j’ai appris qu’il avait engendré des suites, où l’auteur se lâche davantage (certaines images rappellent Dali, et ça, ça m’enflamme déjà !) mais aussi un jeu de rôle, sans doute dans le style de Castle Falkenstein, forcément passionnant.
Enfin, pour les curieux, je vous invite à feuilleter en ligne les premières pages en français grâce à ce lien fourni par Babelio et Digibidi. Cliquez, lisez et soyez convaincus.