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La Grande époque de John Dos Passos

Par Fihrist
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« I see skies of bloom..... and clouds of white

The bright blessed day....the dark sacred night

And I think to myself .....What A Wonderful World. »

What a wonderful world, Bob Thiele et George David Weiss, 1968

« Le seul élément qui puisse remplacer la dépendance à l'égard du passé est la dépendance à l'égard de l'avenir. »

John Dos Passos, Contre la littérature américaine

« S'il se trouve un enfer en ce monde, il se trouve dans le coeur d'un homme mélancolique. » Robert Burton, Anatomie de la mélancolie


La Grande époque, John Dos Passos, Gallimard, 2007, 326 pages, traduction de Jean Rosenthal

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John Dos Passos, infréquentable ? Il fut une époque, pas si lointaine, où un des écrivains les plus doués du siècle,‭ ‬n'ayons pas peur de lâcher quelques euphémismes,‭ manqua de finir dans quelque nauséabonde poubelle de l'histoire littéraire,‭ ‬l'œuvre salie par une intelligentsia européenne qui ne lui pardonnera jamais ses acerbes critiques du socialisme dans ses articles publiés dans de prestigieuses revues américaines.‭ Ils ne supporteront pas que l'homme ne soit pas de leur bord, que celui qu'ils présentaient comme le summum de la modernité littéraire se révèle ouvertement conservateur, de droite, et, au-delà des étiquettes, d'un caractère pas assez grégaire pour s'enticher d'une philosophie de masse ou d'une morale de réfectoire universitaire. Ils ne pouvaient plus frayer avec lui, alors ils démolirent ses ouvrages. Cependant, comme leurs précédents éloges avaient été dumentcatalogués et avaient trouvé écho assez puissant pour que chacun s'en souvienne s'ils songeaient à y revenir, dévoilant de la sorte leur maladive hypocrisie et leur si peu intellectuelle malhonnêteté, ils se contentèrent de dire, méprisant, que ses livres postérieures à la trilogie U.S.A. et à Manhattan Transfer ne valaient rien. Ils le firent dans le même temps passer pour un capitaliste sans foi ni loi, un impérialiste, malheureusement pas soviétique, typiquement yankee, ou pire peut-être, pour un trotskystee, suprême insulte dans la bouche de ces communistes pour qui Au Secours de Léonid Andreïev, courageux appel à déloger le bolchevisme imprimé en 1918 à Paris, est du papier torché. Pour comprendre ce retournement, il faudrait peut-être également évoquer l'affaire Munzergberg, espion communiste qui réussit à manipuler certains anti-fascistes tels que Barbusse, Gide, Malraux, Pasternak... et Dos Passos. Ce n'est toutefois pas l'heure de s'y arrêter.

En‭ ‬1958,‭ quoi qu'il en soit, ‬lorsqu'il publie cet énième roman,‭ ‬la saison de Dos Passos est déjà passée.‭ ‬Le soleil de la littérature américaine d'entre-deux guerres, aux côtés de William Faulkner, n'est plus qu'une étoile lointaine,‭ ‬qui se sait déjà morte,‭ ‬repoussée aux confins de la galaxie littéraire par des astres plus jeunes et en accord avec les topiques de l'époque‭ – ‬libertarianisme,‭ ‬bebop,‭ ‬vagabondage,‭ ‬tao,‭ ‬drogues,‭ ‬champ de conscience,‭ ‬mythe de l'Amérique,‭ ‬etc..‭ ‬La‭ «‬ génération perdue ‭» ‬d'Hemingway,‭ ‬Fitzgerald,‭ ‬Sinclair Lewis et d'autres est charriée à l'intérieur des terres, renouvelée et dépassée,‭ avec respect, voire admiration, mais ‬sans ménagement ni nostalgie,‭ ‬par des beatniks pour certains non moins talentueux. ‬Kerouac et Burroughs aux premières lignes,‭ ‬la langue s'abreuvant au goulot de Charlie Parker, Krishna-Ginsberg,‭ ‬dont je n'ai jamais compris ni la prose ni l'épaisseur,‭ ‬sinon celle de la barbe, Corso, Snyder, McClure, qui,‭ ‬presque tous,‭ ‬se fatigueront,‭ ‬idéalistes,‭ ‬désirant changer la vie,‭ ‬rimbaldiens déjà cyniques à vingt ans ou s'efforçant de le combattre par un enthousiasme parfois outrancier,‭ ‬céliniens dotés d'une angoissante lucidité. Ce renouveau,‭ ‬Dos Passos le prédit,‭ ‬le pria,‭ ‬lorsqu'assis aux premières loges, il observa la littérature devenir tribune politicienne,‭  ‬médium à prêches,‭ ‬chasse aux sorcières atlantistes,‭ ‬propagande,‭ ‬l'auteur ‬La Nausée, roman par ailleurs excellent, élevé sur le trône du temple. Aima-t-il la relève ? Je ne sais. Nulle doute qu'il apprécia leur vigueur et se sentit quelque peu proche de leur nostalgie, malgré l'écart de l'âge. Certains se noieront le foie dans l'alcool,‭ incapables de faire le deuil d'une Amérique mythique héritée de Thoreau qu'ils rechercheront sur les highways mais ne trouveront que dans les grottes et les plages, moins dans la fraternité que dans la solitude. A ce titre, La Grande époque partage, malgré la différence de registre et de style, le même climat douloureux, la même désillusion qu'un livre écrit seulement quelques années plus tard, Big Sur de Kerouac, probablement le plus intense testament de ce dégrisement forcé dont le grand romancier ne se remettra jamais, mort qu'il fut en même temps que ses illusions.

La grande époque en question est moins un âge d'or qu'un âge de paix. Nous sommes à Cuba, quelques années après la Seconde Guerre mondiale. Le narrateur et personnage principal, Roland Lancaster, est un homme décalé, dont le corps traîne son usure de bar en chambre d'hôtel, l'esprit obsédé par l'ancienne lumière du phare désormais condamné, qu'il ressuscite entre une promenade en voiture et d'assez fades conversations avec les autochtones. Sa femme morte d'une opération d'urgence, sa carrière professionnelle au point mort, il vint se réfugier sur l'île afin, dit-il, d'écrire un article qui la relancerait. Evidente tromperie, lui-même ne croyant guère en cette possibilité, dissimulant peu son désir de revenir sur les lieux où il connut le bonheur familial, avec l'espoir sous-jacent d'y trouver matière au rebond. C'est ainsi qu'il s'entiche d'une femme beaucoup plus jeune que lui, semble-t-il tout aussi paumée mais dépourvue des angoisses qui l'empêchent d'aborder le présent avec la force nécessaire. Le passé les séparent, expérience incommunicable d'un gouffre que le narrateur remplira de souvenirs se déroulant comme la bande d'un film jauni projetée par une machine fabriquée pour son unique usage. Il serait peut-être trop facile de dire que le roman est celui d'une nostalgie que l'auteur révise, ou uniquement le récit d'un homme croyant faire revivre un feu en soufflant sur quelques cendres. Le ton est très rarement plaintif, jamais larmoyant, et le passé ainsi narré n'a rien d'idéal ni de férocement joyeux.

Simplement, cette grande époque est celle des repères, des balises, des amis, de la famille, des positions idéologiques fermement campées sur d'inoxydables piliers, se divisant par la suite en tant de branches et de sous-groupes, que la complexité du monde d'avant n'est plus que la relique lointaine d'une carte désormais illisible, sur laquelle Lancaster ne sait où piquer sa punaise. Le monde tel qu'il le connut, tel qu'il sut le reconnaître, prit fin en 1945. Les plaines d'autrefois, lorsque la vallée était verte, ont disparu au profit de reliefs compliqués, mûs par une tectonique des plaques géopolitique que cet être se révèle incapable de comprendre, encore moins apte à en anticiper des mouvements par ailleurs à peine visibles. Le monde dans lequel il évolue désormais est celui d'une guerre permanente, bloc contre bloc, et paradoxalement bien plus nébuleux qu'auparavant. Et plus le temps avance, plus ce monde lui est étranger, plus la circonférence dans laquelle il se tient lui semble hors de toute géographie actuelle. Enfin, plus ses échecs actuels, que ce soit sentimentaux ou professionnels, s'avèrent patents, plus ils le ramènent à son ancienne gloire, à cet âge de paix qui est d'abord celle du foyer, lieu de villégiature où il sentit la réalité, belle et cruelle, du bonheur dont on lui avait parlé, qu'il avait lu dans les livres, mais qui le prit alors en gorge, comme par surprise, étonné d'être parmi ces êtres élus pour qui la quiétude et le bien-être ne sont ni des concepts ni des espérances :

« Vers midi, je m'interrompais insatisfait mais heureux, je passais mon caleçon de bain et je descendais jusqu'à la place en passant devant les villas couleur de confiseries, silencieuses à l'abri de leurs palmiers frissonnants dans la brise. Les garçons couraient à ma rencontre en bondissant et nous nous mettions tous au travail afin d'édifier des châteaux de sable avec des douves où faire flotter leurs petits bateaux. Nous plongions au milieu des cris et des éclaboussements dans les vagues derrière les rochers et, quand le soleil commençait à peser sur nous, on s'accroupissait en cercle dans l'ombre précaire d'un bouquet de cocotiers, puis on rentrait écouter des disques, allongés sur les lits. Même les garçons ne se querellaient pas, et Grace reprenait des forces et nous nous aimions tous... » (p. 112)

Cette paix est pourtant déjà en voie de dépérissement, menacée comme le sont les châteaux de sable des gamins, bientôt recouvert par des vagues que personne ne peut arrêter. Le narrateur, alors, revient d'Espagne et pressent que la guerre civile est la répétition locale d'une prochaine tragédie mondiale, que les combats opposant fascistes et républicains sont la partie émergée d'un iceberg à la masse bien plus gigantesque contre lequel son bonheur, frêle embarcation à la navigation obscure, se fracassera inévitablement :

« Malgré la guerre civile en Espagne et les combats en Chine qui semblaient se poursuivre sans fin, le monde dans l'ensemble était en paix. La paix promise par Chamberlain. Une paix qui ne présageait rien de bon. J'étais revenu d'un voyage en Europe plein d'appréhensions après un aperçu cauchemardesque de ce qui se passait en Espagne. J'avais besoin d'un peu de repos et d'un peu de temps pour mettre de l'ordre dans mes pensées, si pensées il y avait. C'était une vieille maison délabrée, mais il y régnait une paix incroyable. Nous étions si heureux que nous n'osions même pas nous en parler. » (p. 110)

Aux portes de l'apocalypse, l'impuissance est ce qui caractérise ces êtres pourtant puissants, influents, énergiques, politiciens, journalistes, militaires, hommes travaillés par l'analyse des formes, habitués aux décisions fermes et rapides, qui se retrouvent simples pions d'un échiquier dont ils ne maîtrise pas les coups. « Si j'avais le temps de réfléchir, je me ferais probablement sauter la cervelle... » avouera après Pearl Harbor Roger Thurloe à son ami Roland. Malgré leur acuité et leur poigne, ils n'osent aborder les questions douloureuses, par pudeur d'une part, peur d'autre part de mettre le pied sur une merde qui pourrait disperser quelques immondes effluves si elle venait à être remuée, comme si tenter d'y comprendre quelque chose participait de sa propagation, voire de sa réalité.

« Cette conversation était aussi décevante pour lui que pour moi, je le sentais bien. Nous ne pouvions pas aborder les sujets dont nous avions vraiment envie de parler. La bataille de la mer de corail. Midway. La venue du Premier ministre britannique à Washington. J'étais plein de questions dont je savais que Roger connaissait la réponse. [...] Roger était un peu tendu d'ailleurs, au moment où nous étions partis ensemble, mais dès qu'il avait découvert que je n'allais pas essayer de lui soutirer des renseignements, il s'était laissé aller. Il me témoignait même une reconnaissance presque gênante. » (p. 88)

On retrouve par ailleurs dans ce roman bien plus puissant qu'il n'y paraît aux premières pages l'idée soutenue par de nombreux auteurs, Ernst Jünger notamment, que l'état national-socialiste a produit une sorte de réalité parallèle dont la caractéristique est justement son irréalité, que les offensives d'Adolf Hitler sont chargés de propager à l'ensemble du monde. Irréalité qui soumet l'esprit à n'être plus que spectateur, à ne pas parvenir, comme le développe Gunther Anders dans Nous, fils d'Eichmann, à en anticiper les développements. Par son irréalité, le nazisme a plongé l'humanité dans le cauchemar et réussit à faire croire que le monde allait bientôt se réveiller, en sueur et étourdi par la vision d'événements inimaginables. En remplissant tout l'espace, public, civil, militaire, privé, mental, la guerre, ses symboles et manifestations, en repoussant à jamais les limites du concevable, l'idéologie nazie s'est en quelque sorte servi de son outrance pour s'intégrer à la réalité, comme si cette dernière n'y avait pas reconnu un corps étranger et que la greffe avait prise.

Des crimes nazis, Dos Passos y consacrent un chapitre, se remémorant le procès de Nuremberg, qu'il couvrit en compagnie de Kessel et d'Hemingway. Par l'entremise de Berlin, d'abord, « fond de l'abîme », immense et splendide ruine qu'il compare au Grand Canyon, lieu de rencontre avec les premiers vaincus anonymes, peuple quittant une soumission pour une autre, errant dans les décombres comme des ectoplasmes revenus de l'enfer qu'ils pavèrent de leurs propres mains :

« Avec l'impression de jouer Dante aux enfers, j'avançai parmi eux. Les seuls hommes et femmes que j'avais vus aussi abjects étaient les gens du marché noir à Moscou. Là j'avais vu les mêmes visages harassés, les mêmes sacs et les mêmes paquets bourrés de pitoyables débris d'une vie perdue. Sur leurs visages je lisais toute l'ampleur de la défaite. Ils ne cessaient de jeter des coups d'œil gênés par-dessus leurs épaules tout en poursuivant leur marchandage et leurs discussions. J'emplissais le vide de leurs visages avec les visages des hommes d'affaires américains que je connaissais. Les Allemands aussi avaient été habitués à considérer le commerce et les affaires comme des activités respectables. Un an auparavant, c'étaient d'honorables citoyens allemands. Aujourd'hui, ils étaient des criminels. [...] Je m'arrachai à Berlin comme un chrétien fuyant la Cité du Néant. » (pp. 238-239)

Sur la route, il croise des Russes traquant les opposants au régime stalinien (« Vous devriez voir notre sergent Pavlov [...]. Il en veut surtout aux Lituaniens et aux Estoniens. Il salive comme un chien à la vue d'un intellectuel balte. »), traverse de « vastes étendues de campagne que la guerre n'avait pas marquées », des villages à l'architecture là aussi presque irréelle, « sortis des contes de Grimm ». Il arrive enfin à Nuremberg :

« Des destructions impitoyables avaient broyé la magnifique ogivale de vieille ville ceinte de murs, mais le Schloss faux gothique, édifié dans la banlieue par un fabriquant de crayons, n'avait pas une égratignure. [...] Tout était extraordinairement en ruine. Nous ne trouvâmes pratiquement d'intact qu'une statue en bronze d'Albrecht Dürer. [...] Des enfants plus grands qui couraient parmi les ruines nous lancèrent des pierres. George Elbert me montra d'un air soucieux un svastika fraîchement tracé à la craie sur un mur.

- Regardez, dit-il d'un ton sombre. Il faut vraiment écraser ces gens-là. » (p. 240-241)


Le procès, lui, se caractérise par son pesant mélange d'inadéquation et d'horreur. Göring, avec son « visage de comédien » s'empare de la salle comme d'une scène de spectacle dont il serait le « maître de cérémonie », « examinant d'un air approbateur la décoration » ; le « propagandiste du massacre des Juifs avait l'air d'un renard de dessin animé ». Le Mal continue à se mettre en scène, à arborer ses masques, que la vérité a charge d'abaisser sur la poitrine. Chaque membre de l'assistance semble participer, non à une mascarade, mais à une sorte de jeu malsain, tel le procureur dans son « rôle d'un homme raisonnable surpris et consterné par les crimes qu'il a découverts. » Et soudainement, à force d'énoncer les crimes, d'exposer les propos tenus par les accusés, de projeter films et photographies, d'appeler témoins à la barre, à force de creuser et trouver, le voile se soulève, ou plutôt se ferme, les lumières se rallument, la vérité, comme une bête enragée, fond sur ses proies, qui elles-mêmes semblent enfin comprendre que l'ordre s'est inversé, que le gant est jeté et qu'ils n'échapperont pas à la révélation :

« Ils commençaient à s'agiter à leur place d'un air gêné. Ils étaient secoués d'étranges frissons. [...] Même le chef débonnaire de la Luftwaffe, la bouche crispée, contemplait d'un œil fixe la salle éclairée par la lumière blanche des projecteurs comme si, pour la première fois, il se voyait comme le monde le voyait. » (p. 246)

Mais cette irruption de la réalité ne dure que peu de temps. Bientôt, les fictions reprennent de leur élan, aux alentours du tribunal se jouent des procès où l'on juge sans verdict les crimes qui n'entraîneront pas de châtiments, où les journalistes balkaniques exposent ceux des soviétiques, les mains blanches car le sang versé nettoyé par l'eau bénite de la victoire, où les officiels américains ne s'embarrassent ni de morale ni de justice, occupés à châtier les seuls vaincus : « Vous dîtes que les Russes sont des gens à qui on ne peut pas se fier, mais ils ont tué plus d'Allemands que nous. Vous le savez bien. » Dans ce cas...

Le narrateur fait ainsi l'apprentissage d'une real politik au sein de laquelle il n'est qu'un chaînon sans valeur, manipulé et utile quoi qu'il advienne, quelque camp qu'il choisisse, que l'on fera taire s'il fait parler ses doutes : « Ne parlez pas de vos opinions si vous voulez un conseil. Croyez-moi. Ou bien je vais vous dire ce qui va arriver. Vous vous réveillerez un de ces matins pour vous retrouver fini. » Il se réveillera dans un hôtel de Cuba, aux côtés d'Elsa, amante frivole ne le comprenant pas, se sachant épave aux yeux du monde. « Un raté » qui se tînt sur la corde au-dessus de l'abîme et qui au lieu d'avancer, regarda dans les tréfonds de son propre abysse, incapable d'éviter de le scruter, puisque dans l'obscurité se tapit cet âge de paix que l'on ne vit qu'une fois, dont on tente vainement de rappeler à soi comme la musique d'une boîte qui finira dans un carton comme l'homme dans le cercueil. Il crut entendre cette mélodie se dérouler au loin, elle fuit comme le son d'une sirène sur un bateau qui s'éloigne, dont bientôt on ne voit même plus la cheminée, et qui ne paraîtra jamais plus au port. Étranger à ce monde, il le devint aussi par sa faute, refusant un lien avec Elsa qui, malgré ses défauts, aurait pu joindre le passé à la fois douloureux et privilégié à un présent dont il est aveugle. Le monde lui est devenu une pièce aux allures familières, dont il arrache le papier peint pour espérer découvrir l'ancien. Elsa aurait pu l'aider à identifier ces formes nouvelles, ces trames inédites, ces plis étrangers. Il jeta du poison sur une terre fertile, repoussa cette planche de salut :

« Au fond de chaque coup de malchance il y a le mauvais choix, l'erreur de jugement qui ouvre la porte au désastre. Le désastre. Ce n'est pas d'être fauché. J'ai déjà été fauché. Ce n'est pas de ne pas être à la hauteur avec une femme, ça m'est déjà arrivé aussi. [...] Mais dans tout amour entre un homme et une femme, il y a un moment où une porte s'ouvre dans le cœur. Quand ton cœur aurait pu s'ouvrir je n'ai pas eu la virilité de le faire. Maintenant c'est trop tard. [...] C'est là dans le redoutable silence intérieur de sa conscience qu'un homme doit choisir entre le bien ou le mal. Un seul choix. Pas question de s'adapter. J'ai choisi le droit chemin, souviens-t'en quand tu penseras à moi, Elsa. J'ai eu le cran de ne pas suivre la voie facile avec la multitude moutonnière. Mais je n'ai pas eu la force de faire prévaloir le bon droit. [...] Tu es assez jeune pour essayer d'autres choses, d'autres hommes. Moi pas. Je ne peux plus tenir le coup. » (pp. 289-290) Chaque homme, voyez-vous, a sa saison qu'il ne doit pas laisser passer.

Hanté par la perte de sa femme, symbole de la grande époque dont le souvenir est perpétuellement ranimé par une douleur que l'histoire ne peut, elle, conjurer, abattu par l'indifférence que ses articles suscitent aux États-Unis, Roland Lancaster a bien des similarités avec son créateur. Trouvera-t-il comme lui réconfort dans la littérature, seul espace à conserver à ses yeux quelque cohérence, à nommer les choses par leur véritable nom, à ne pas transiger ni négocier ? « Après l'enfer grouillant de l'Europe du XXe siècle, lire Chaucer c'était remettre le pied dans le monde réel, un monde où le bien côtoyait le mal, un monde où l'amour était l'amour, où les hommes étaient des hommes, les femmes des femmes et la bonne chère la bonne chère », lit-on page 252.

*

Dans les dernières années de son existence, Dos Passos côtoyait journées  durant la petite table d'une librairie de Baltimore. « Je vais attendre ici un moment, dit Ro. Peut-être qu'un de ces jours on aura besoin de moi. » Quarante ans après sa mort, on a toujours besoin de Dos Passos, mais la plupart de ses livres continuent d'attendre ses lecteurs. La Grande époque est de ceux-là. Ne laissons pas un livre d'une telle qualité finir au pilon et Sartre, pour qui ce roman ne valait pas grand chose, avoir le dernier mot.


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