Sept ans
d’écriture dans un carnet — « Paris, février 2002— Nîmes
novembre 2009 » —, temps d’arrêts compris, conduisent à For, dont la couverture, presque
intégralement noire, dessine deux rectangles gris élancés, marquages de route
évoquant, d’emblée, un trajet accompli la nuit à une certaine vitesse : la
poésie comme avancée dans le temps, passage, errance maîtrisée, aller retour
incessant, voyage mouvementé, circulation au pays des reflets et des ombres. For, donc, nous fait voyager dans
l’extériorité d’un monde, espace-temps menant jusqu’aux lieux et aux moments
issus de l’antériorité qui constituent un « je » ici entrecroisé au
« tu » doublé d’un « on ». Rappelons que « For »
est un substantif issu du « forum » latin, à savoir marché, lieu
d’assemblée, barreau, tribunal, tandis que ce radical existe dans le terme grec
qui renvoie à l’idée de porter.
Ce livre, effectivement, porte, déporte, emporte, exporte, rapporte tout un
défilé d’images vues-senties, vécues-rêvées. Et tout d’abord les souvenirs et
les sensations, les visions, fixes ou mobiles, les expériences, les qualités
d’instants qui fondent et soutiennent la conscience et la mémoire de celui qui
écrit. Souvenirs d’enfance (le Maroc, les « petits indiens » et le
« cowboy en plastique »), souvenirs cinématographiques (Kiarostami,
Lynch, Polanski), souvenirs littéraires (Blanchot, Reverdy, Mandelstam),
souvenirs et visions photographiques (le Ryöan-ji, temple situé près de Kyoto,
et son jardin de pierres) : le for extérieur n’est pas séparable du for
intérieur, le paysage étant indissociable d’une émotion qui façonne, en retour,
le monde comme une vaste image, ou un temps fixé que l’écriture cadre par le
vers et une ponctuation recherchant, toujours, la limite et la découpe. L’usage
des parenthèses, des tirets et des crochets évoque ainsi un dispositif régulant
la fluidité verbale assignée à des temps de pause répétés. Poésie riche en
images, donc, qui, paradoxalement, tente de décliner toutes les nuances du
noir : valeur étrange, mate ou brillante, colorée, creuse, épaisse, lisse
et réfléchissante, couleur écran — le poème « film abstrait de
combinatoires » — à partir de laquelle se conçoivent toutes sortes
d’esquisses et de projections mises au point par une langue qui explore la
persistance du muet dans l’expérience. « j’écris toujours/dans le noir/et
si je lève les yeux rien ne change ». L’apprentissage du temps dans le
temps produit une matière massive et compacte, dense et entière, que la langue
s’efforce de décomposer en micro éléments verbaux. La vie passe et ne s’arrête
pas. Le poème, lui, marche à côté de la vie, prenant la respiration du réel, au
croisement de l’espace, de la matière et du temps. Le poème comme marche
(degré+avancée) : il monte et parcourt selon une progression maîtrisée. Et
lorsque « ça » marche, quelque chose a lieu dans la langue qui
analyse et synthétise, ouvre l’expérience du temps et des lieux au travail du
verbe dans la syntaxe : ce quelque chose, Emmanuel Laugier peut l’appeler,
par exemple, « phrase qui avance », ou « mobilité des
graphes ». Phrase déposée et éclairée dans cette suite poétique par le
vocable faux jumeau phare, très souvent employé. La phrase, en effet, éclaire
la route, le chemin, et adresse, par illuminations et tensions successives, les
intermittences d’une voix (r)accordée : raccords entre la nuit et le jour,
le je et le tu, l’ici et l’ailleurs, traits d’union entre l’envers et
l’endroit, le texte et le croquis, « dessin de la voix/qui vient— /te
prendre par la main ici ». Ce carnet comporte ainsi quelques plans,
esquisses et essais calligraphiques qui articulent deux modes d’expression l’un
à l’autre, et accordent, par la suite, deux expériences sensitives : la
représentation du For nécessite un
montage qui segmente l’écriture et le dessin, ce partage déconstruisant les
circonstances en autant d’aventures claudicantes et brisées auxquelles ce livre
rend raison. La confusion des expériences se dépose en poèmes continués,
simples, veillés, qui activent, résonnent,
raisonnent, sans jamais écraser le
sens ni les sons mémoriels.
par Anne Malaprade
Emmanuel Laugier, For, Argol, 2010,
254 pages, 19 euros.
sur
le même livre, lire aussi cette note de Yann Miralles