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Du rififi chez les poulets

Publié le 31 juillet 2010 par Savatier

 Dans ma précédente chronique, j’avais souligné combien les représentants du pouvoir pouvaient redouter le rire en tant qu’arme de subversion. Or, l’actualité nous en offre, ces jours derniers et de manière inattendue, un savoureux exemple, à travers une publicité pour les poulets de Loué.

L’affiche montre un policier en uniforme, plutôt à son avantage, assorti de la légende « Poulet de Loué élevé en liberté », tandis qu’à ses côtés, plusieurs policiers sont entassés dans un véhicule, avec pour désignation « d’autres poulets ». La partie inférieure de l’affiche porte le slogan : « Un bon poulet est un poulet libre ». L’allusion à la qualité des volailles élevées en plein air, par comparaison à celles élevées en batterie, n’échappera pas aux gastronomes.

Cette affiche, à l’humour bon-enfant, n’eut pourtant pas l’heur de plaire à un syndicat de police, dont le secrétaire général a fort sérieusement écrit au président du groupe agroalimentaire L.D.C., dont Loué est l’une des marques. Dans sa lettre (je n’ose dire dans son « poulet », car tel était aussi la signification de ce terme au XIXe siècle), le responsable écrit que ses collègues se seraient sentis « dénigrés de la manière la plus vulgaire » par cette publicité, ajoutant en outre : « En ces périodes où les policiers sont particulièrement exposés dans l’exercice de leur profession et décriés par de nombreux contradicteurs, il est inutile, de notre point de vue, que la Police nationale soit ridiculisée de la sorte. » D’autres syndicats ont, en revanche, pris cette campagne avec bonhommie.

L’affaire aurait pu en rester là si le ministre de l’Intérieur lui-même n’était pas intervenu pour « saisir » les responsables de l’entreprise et se plaindre de ces campagnes qui « n’ont pas forcément la volonté de blesser » mais qui, « aussi anodines qu’elles soient, participent à une forme d’irrespect qui peut conduire à des dérives. » Nul doute que, si cette publicité avait été dédiée aux poulets fermiers d’Auvergne, la préoccupation du ministre eut été la même.

Or, que l’on en vienne à imaginer qu’un tel jeu de mot sur le double sens de « poulet », plutôt amusant et, effectivement, anodin, puisse conduire à des « dérives », semble surprenant, voire assez grotesque. D’autant que les publicitaires avaient pris soin de revêtir les policiers d’uniformes « anciens modèle » qui n’ont plus cours depuis le 14 juillet 2005, date à laquelle les fonctionnaires de la Police nationale ont reçu la tenue que nous connaissons aujourd’hui, dessinée – je crois – par Balenciaga.

Tenter de censurer, ou simplement de s’attaquer à une campagne d’affichage qui n’a rien de méchant et fait d’ailleurs davantage sourire que rire, voilà qui est significatif de l’état de susceptibilité hystérique que peut induire l’humour de nos jours. Et voilà surtout qui devrait inquiéter quant au sort réservé à la liberté d’expression, progressivement sacrifiée au nom de prétendus intérêts spécifiques (voir à ce propos deux articles dans ces colonnes, sur Serge Gainsbourg et Jacques Tati). Il n’y a en effet aucune commune mesure entre l’affiche concernée et, par exemple, les couvertures du journal Hara-Kiri de la grande époque ou le slogan de Mai 68 comparant les CRS aux SS, suivant une rime aussi pauvre d’un point de vue phonétique qu’intellectuel.

Déceler de l’irrespect ou de la vulgarité dans l’acception argotique du substantif « poulet », c’est surtout perdre tout sens de la sémantique, confondre « vulgaire » et « populaire ». Certes, on trouve une entrée « poulet » dans le Dictionnaire de l’argot de Jean-Paul Colin et Jean-Pierre Méviel (Larousse) avec cette définition : « Policier ou gendarme ». Toutefois, cette entrée est absente du Dictionnaire des injures de Robert Edouard (Tchou) qui inclut en revanche le terme « flic », tout en précisant qu’il a cessé depuis longtemps d’être offensant. Clémenceau, homme d’esprit et autre ministre de l’Intérieur, ne s’était-il pas lui-même surnommé « Le premier flic de France » ?

Il est, en outre, de tradition - sauf dans les régimes autoritaires ou totalitaires - de railler policiers et gendarmes sans que soit remis en question l’ordre public. Devrait-on interdire les spectacles de Guignol au prétexte que le gendarme y est souvent ridiculisé ? Il convient d’ailleurs de souligner que rire des représentants des forces de l’ordre n’est pas une spécificité française. Ainsi, le cinéma muet d’outre-Atlantique, de Laurel et Hardy à Charlie Chaplin, a longtemps puisé sa force burlesque dans le personnage du policier victime des facéties les plus diverses.

La langue française, riche en sobriquets et en mots argotiques, accorde aux policiers une centaine d’appellations lexicales plus ou moins péjoratives dont beaucoup sont tombées en désuétude ou ne s’utilisent que dans certains milieux socioprofessionnels : archers, arnouches, biturins, boers (ou bourres), bourdilles, cognes, condés, flicards, kébours, keufs, lapins ferrés, matuches, mouches, pandores, perdreaux, poulagas, poulmans, rossignols, roussins, royco, schmidt, vaches, etc. Parmi ces termes, il est à noter que ceux qui font allusion à la volaille sont nombreux ; ils demeurent, toutefois, dans le registre du langage populaire, non dans celui de l’insulte. Sans doute ces références aux volatiles proviennent-elles, comme le suggèrent certains étymologistes, d’une déclinaison française de l’italien pula, qui signifie « balle » (écorce extérieure du grain de blé), mais s’emploie également pour désigner la Police.

« Poulet » se retrouve sous la plume de Francis Carco, d’Alphonse Boudard, d’Albert Simonin, de Frédéric Dard, dans les dialogues de Michel Audiard (cf. Tendre poulet), les films de Claude Chabrol (Poulet au vinaigre) et de Pierre Granier-Deferre (Adieu poulet), sans parler des sketches de Coluche. Ces œuvres seraient-elles vulgaires ou blessantes ? Auraient-elles, dans le passé, entraîné les hypothétiques « dérives » dont on soupçonne aujourd’hui l’affiche des poulets de Loué ? On peut raisonnablement en douter. A moins de vouloir voir le mal là où il n’est pas, de sembler totalement dépourvu d’humour ou d’être… un perdreau de l’année.

Illustrations : Affiche publicitaire pour les poulets de Loué - Brahmas herminés, gravure - Guignol et le gendarme Flageolet. 


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