Dans le compartiment d’un train français, la narratrice, une Algérienne, est rejointe par un vieil homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs, puis par une jeune fille blonde et lisse, sûre d’elle, Marie. Partagée entre son envie de terminer Le Liseur de Schlink pendant le trajet et la résurgence de souvenirs datant de 1957, à l’époque où son père instituteur mourut torturé par l’Armée française, cette intrusion l’ennuie. Le vieil homme, Jean, entame une conversation qu’elle n’a pas envie de poursuivre, par quelques banalités, un compliment sur son beau pays. Il lui avoue alors qu’il y a passé dix-huit mois, qu’il était appelé. Aussitôt Marie intervient. Son grand-père est pied-noir : il lui a souvent parlé de l’Algérie, mais celle d’avant les « incidents ». Piquée par la curiosité, elle les pousse à lui dévoiler ce qui se cache derrière ce silence obstiné…
« - Personne n’est sorti indemne de cette guerre ! Personne ! Vous entendez !
L’exclamation résonne comme le bruit d’une porte qui claque. Il a brusquement haussé le ton, comme s’il voulait la convaincre, la faire taire peut-être. Mais est-ce vraiment là le seul objet de sa colère ? » (p. 70-71)
Ce huis-clos arrangé autour d’une fille de fellaga, d’un ancien combattant d’Algérie et d’une petite-fille de pieds-noirs, a certes quelque chose de factice, d’autant plus invraisemblable, quand on saisit la nature de l’étrange confrontation entre cette femme et ce vieillard, cette fille de victime et son bourreau. Maïssa Bey elle-même s’en amuse, ironise sur le fait qu’il ne manque plus que la présence d’un harki, pour que le tableau soit complet. Mais la limpidité de son écriture doublée par la concentration de l’effet portée par la brièveté du récit l’emporte sur l’abus de ces coïncidences. Car ce huis-clos vibre et résonne entre ce dont les deux protagonistes se souviennent, ce qu’ils évoquent à demi mot et tout ce qu’ils taisent.
Dans cette confrontation, la réalité s’avère pire que l’imaginaire de cette fillette à qui on a enlevé et torturé le père. C’est d’ailleurs en cela que réside le thème principal de ce court roman : les bourreaux d’une guerre ne sont pas des monstres, ils ressemblent à tout le monde, ils sont des fils, des frères, des maris, des pères aussi, ils vivent et agissent comme leurs victimes, et ce n’est qu’en obéissant aux ordres comme tous leurs confrères enrôlés dans la même galère, au nom d’un territoire, d’une patrie, d’une religion, qu’ils se révèlent capables du pire, en se persuadant d’être du bon côté, voire en obéissant aux ordres, tout simplement.
Or la guerre d’Algérie n’a pas compté de héros dans le camp français. Cette guerre qui ne voulait pas dire son nom, qui cherchait à enrayer la rébellion des habitants de ce pays exploité, voulant s’extraire de leur misère et du joug de l’Etat français, n’a compté que des vaincus, contrairement aux deux autres guerres. Elle a transformé des hommes en tortionnaires ou les a rendus complices par leur silence nourri par la honte.
Il est temps de parler, nous invite ce beau texte, il est temps de dénoncer pour ne plus jamais recommencer.
BEY, Maïssa. – Entendez-vous dans les montagnes. – éditions de l’aube, 2010. – 83 p. : ill. n.b.. – ISBN 978-2-8159-0027-0 : 6,20 euros.
Guerre d’Algérie – torture - mémoire.