Magazine Culture

PROUST A TROUVILLE ( suite et fin )

Publié le 01 août 2010 par Abarguillet

PROUST A TROUVILLE ( suite et fin )   Manoir de la Cour-Brûlée à Trouville

A l’époque, il ne fallait pas plus de 5 heures pour se rendre de Paris à Trouville où la campagne s’allie si étroitement à la mer que les oiseaux «  océanides » mêlent leurs chants à ceux des bois et des jardins, visions et sons qui marquèrent si profondément l’auteur de La Recherche, que cette recherche-là ne cessa de se confondre à l’autre. C’est ainsi qu’habité par ses souvenirs, il a transposé dans son œuvre, les images emmagasinées lors de ces séjours trouvillais au point que dans «  Sodome et Gomorrhe » les trois points de vue dont il parle à propos de La Raspelière - que les Verdurin sont sensés louer à Madame de Cambremer - ressemblent à s’y méprendre à ceux des Frémonts :

« Disons du reste, que le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, de même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on embrassait tout le cirque de la mer." 

Tandis que les jeunes gens refont le monde, que les femmes aiment à se promener sur les planches, la princesse de Sagan - toujours escortée par un petit page, noir comme l’ébène et vêtu de rouge, portant son parasol - en compagnie des marquises de Montebello et de Gallifet, que les hommes sont allés jouer et fumer au Casino auquel vient d’être ajouté une salle de spectacle, la sœur d’Horace, la jeune Mary Finaly, aux beaux yeux verts, joue les coquettes et les mystérieuses auprès de ses soupirants qui se disputent l’honneur de l’emmener se promener dans le parc au clair de lune ou d’aller goûter, avec le reste de la bande, dans une ferme-restaurant des environs. Ce sont les fermes dites des Ecorres, de la Croix d’Heuland, de Marie-Antoinette. On y boit du cidre en mangeant du pain brié, ce pain qu’introduisirent au XIVe siècle des moines espagnols échoués sur la côte du Calvados.

« Mais quelquefois au lieu d’aller dans une ferme, nous montions jusqu’au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l’herbe, nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Etendu sur la falaise, je ne voyais devant moi que des prés et, au-dessus d’eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé - la mer - et en haut un plus pâle ».

Et il ajoute :

« Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station de chemin de fer, nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle s’amorçait entre des clos charmants jusqu’au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d’elles, on voyait çà et là un pommier, privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu’un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m’enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d’estrade d’une fête nuptiale maintenant terminée, avait été récemment foulée par la traîne de satin blanc de fleurs rougissantes ».

 

Ce qui ne l’empêche nullement de décrire tout aussi bien dans « Sodome et Gomorrhe » les pommiers en fleurs, qu’il n’a probablement jamais vus, ne résidant pas en Normandie ou dans une autre campagne au mois de mai, cela d’autant plus qu’il souffrait cruellement de l’asthme des foins et restait plus volontiers chez lui à cette époque de l’année :

«  Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand-mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide qui faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’elle allait dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France ».

A midi, on se saluait sur les planches ou à la plage - les bains de mer étant désormais à la mode et appréciés pour leurs vertus thérapeutiques ; plus tard au restaurant, au casino et enfin aux courses où Madame Straus entraînait Marcel. Pour toutes ces raisons, une autre relation de Marcel se plaisait à Deauville et prenait le temps d’installer son chevalet à bord de l’un de ses yachts, afin de saisir sur le vif les éclairages, les poses, les expressions, les reflets de la mer, l’atmosphère pétillante et légère de la vie estivale qui faisaient de chacune de ces fêtes au bord de l’eau des moments enchanteurs. C’était le peintre Paul Helleu, amoureux de la mer et des femmes. Et l’hippodrome en question n’était autre que celui de la Touques inauguré le 14 août 1864, dont le duc de Morny, frère adultérin de Napoléon III, avait souhaité parer la station balnéaire de Deauville, sœur siamoise de Trouville, qu’il avait fait naître en 1860 des sables et de l’eau et que seul un pont sépare toujours de son aînée. Le duc, propriétaire d’une écurie à Viroflay, membre du Jockey-club, initiateur du champ de courses de Longchamp, y voyait le moyen d’attirer les amateurs vers la cité normande en prolongeant la saison des courses dans un lieu qui offrait, par ailleurs, tant d’autres divertissements.

Dès la première édition, les courses de plat de Deauville s’affirmaient comme un événement mondain qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte et si Helleu avait choisi d’amarrer ses voiliers successifs dans le port de plaisance de Deauville - celui de Trouville étant consacré à la pêche et au commerce - c’est parce que la région était en passe de devenir le XXIe arrondissement de Paris et que le peintre retrouvait là, chaque été, non seulement la mer et les courses, mais les femmes de cette élégante société aristocratique qui composaient l’essentiel de sa clientèle. Les bateaux servaient alors de résidences secondaires avec parfois vingt-cinq à trente hommes d’équipage à bord et permettaient à leurs propriétaires de recevoir de façon plus conviviale et moins protocolaire mais avec tout autant de magnificence.

En 1880, Henri Greffulhe, marié à la belle Elisabeth de Caraman-Chimay - dont Proust admirait tant la beauté et l’élégance divine, disait-il, qu’elle lui inspirera un peu de sa princesse de Guermantes - avait fait bâtir sur le front de mer de Deauville la villa «  La Garenne », où son épouse poursuivait, à la saison estivale, les activités de son salon parisien, tandis que Mme Aubernon de Nerville, puis Mme Straus, qui avaient préféré le cadre mer/campagne des hauteurs de Trouville, régnaient sur l’autre rive de la Touques.

On sait que, pour sa part, Paul Helleu a participé à créer le personnage du peintre Elstir qui compose, avec le musicien Vinteuil et l’écrivain Bergotte, le trio artistique de La Recherche. Il semble donc, que durant ces étés trouvillais, se soient mis en place, dans l’inconscient de leur auteur, quelques-uns des personnages qui animeront, bien des années plus tard, son roman :

«  De sorte que si, avant ces visites chez Elstir, avant d’avoir vu une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le double spirituel d’une robe de linon blanc et d’un drapeau dans mon imagination qui aussitôt couva un désir insatiable de voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela n’était jamais arrivé jusque-là, je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été cette côte de brume et de tempêtes, y marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalence de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien » - lit-on dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ».

Ce que lui apprend le peintre où, plutôt, ce que nous apprend Proust par la voix d’Elstir, est que l’art met en lumière certaines lois et que chaque artiste est tenu de recommencer sans fin, et pour son compte, un effort individuel, afin de séparer le vrai réel du faux vrai. Et à Trouville, durant ces étés apparemment insouciants, il a pris la mesure des choses, voyant surgir, comme une flottille, les églises de Criqueboeuf ou de Hennequeville. C’est très probablement là que s’est révélé à lui l’idée que la tâche d’un écrivain est de re-dire - comme l’a fait Homère - ce qu’il a vu et ce qu’il a senti, car ces choses contemplées, et fatalement quittées, prennent ensuite, dans notre mémoire, une importance extraordinaire, puisqu’elles nous apprennent que le temps peut renaître à tous moments, mais hors du temps. Ainsi l’artiste découvre-t-il des paysages qui fixent à jamais son goût et vers lesquels il reviendra comme cela se fait pour une œuvre picturale ou musicale. Ces paysages élus sont en quelque sorte des références sensibles et, grâce à eux et à l’évocation que l’on souhaite en faire, le goût et le style se façonnent et s’affinent. Ainsi les images recueillies en Normandie sont-elles, comme dans les toiles d’Elstir, celles de la campagne au-dessus de la mer et, plus précisément, au-dessus de Trouville. C’est du moins ce qu’il résume en quelques lignes dans un article intitulé « Les choses normandes » publié dans le N° 12 de la revue « Le Mensuel » :

«  Ainsi cette campagne, la plus riche de France qui, avec son abondance intarissable de fermes, de vaches, de crème, de pommiers à cidre, de gazon épais, n’invite qu’à manger et à dormir, se pare, la nuit venue, de quelque mystère et rivalise de mélancolie avec la grande plaine de la mer ».

L’été suivant, Marcel séjourne de nouveau à Trouville à l’hôtel des Roches-Noires, non point seul mais en compagnie de sa mère. Cet hôtel était alors une sorte de palace international qui recevait de riches clients anglais et américains - dont certains débarquaient directement du Havre grâce à la longue digue-promenade qui avançait de 600 m dans la mer et sera détruite lors de la guerre de 39/45 - dans son bâtiment principal et son annexe «  les roches normandes ». Cet hôtel cherchait à concurrencer les débuts prometteurs de Deauville et de son hôtel de charme «  le Normandy » et n’avait pas lésiné sur le confort et le luxe des installations. Madame Proust et son fils occuperont l’appartement 110 du 1er étage. Nous sommes en septembre 1893 et Geneviève Straus, qui a acheté un terrain de cinq hectares, voisin du manoir de la Cour-Brûlé qu’elle louait jusqu’alors, s’installe enfin chez elle au Clos des Mûriers. Cette femme occupe dans la vie de Marcel Proust une place très importante. Il en est amoureux à la façon dont il est amoureux des femmes. Fille du compositeur Fromentin Halévy, veuve de Georges Bizet, mère de Jacques, elle a épousé en secondes noces l’avocat Emile Straus, homme riche et influant. Personnage de roman, follement narcissique et passablement neurasthénique, Geneviève tient un salon très prisé, où se rendent les Rothschild, la comtesse de Chevigné, Lucien Guitry et Réjane, la comtesse Potocka, la duchesse de Richelieu, Degas, Jules Lemaître, Paul Bourget, autant de gens à particules que d’artistes, et qu’elle anime de son intelligence acérée et de ses mots d’esprit que son mari, très fier d’elle, prend plaisir à propager à la ronde et dont on retrouvera bon nombre dans la bouche de Mme Verdurin ou de la duchesse de Guermantes. Proust la vénère et aura avec elle une correspondance suivie jusqu’à sa mort. En elle- dit-il - il retrouve tout ce qu’il peut aimer chez une femme : l’esprit, l’élégance, le charme, l’affection et l’allure maternelle et ce qu’il faut dans l’attitude et le comportement de subtile mélancolie.

Geneviève est donc heureuse cet été-là de pouvoir tenir salon chez elle à Trouville. C’est l’architecte Le Ramey qui a été chargé de construire la demeure dans le style normand et sur 3 étages, tandis que le jardinier-horticulteur Claude Tanton élaborera roseraies, pelouses et un jardin de fleurs à couper pour la décoration des salons et des chambres. Chacune de celles-ci a sa couleur : la mauve, la bleue, la rose et les invités, dont Charles Haas - dont on sait qu’il inspirera le personnage de Charles Swan - ainsi que le comte d’Haussouville et le prince d’Arenberg seront les premiers à s’émerveiller de l’aménagement et de la vue imprenable sur la mer.

Durant l’été 1894, Proust est encore une fois à Trouville et écrit des lettres enflammées à Reynaldo Hahn dont il vient de faire la connaissance chez Madeleine Lemaire dans son petit hôtel du 35 rue Monceau, et qu’il supplie de venir le rejoindre aux Roches-Noires dès que sa mère sera partie, appelée par ses devoirs de maîtresse de maison à Paris, de même qu’il rédige un texte   « La mort de Baldassare Silvande » , dont il avoue être assez fier.

«  Je suis à une grande chose que je crois assez bien » - lui écrit-il.

Le paysage dans lequel se déroule l’histoire est celui qu’il aime par-dessus tout, la mer mauve surprise à travers les pommiers, et les sujets qu’il développe ceux déjà récurrents du baiser maternel, de la ressouvenance que cause le son lointain des cloches du village et le sentiment de culpabilité éprouvé par le héros qui n’a pas été en mesure de satisfaire les aspirations de ses parents, parce qu’il a préféré les plaisirs interdits et ceux de la vie mondaine aux exigences d’une vocation littéraire. Pour toutes ces raisons, Baldassare sera puni de mort.

En attendant de publier la nouvelle qui ouvrira «  Les plaisirs et les jours », Proust réitère ses appels au secours auprès de Reynaldo : « Comme maman partira bientôt, vous pourrez venir après son départ pour me consoler ». Hahn ne répondra pas à cette invitation pour des raisons qui nous sont inconnues. Si bien que Marcel n’aura plus qu’une hâte : regagner Paris à son tour.

Durant l’hiver, leur relation va s’intensifier au point que l’été 1895 les verra réunis en Bretagne à écouter le chant de la mer et du vent et que Proust ne reviendra en Normandie qu’en 1907, soit 13 ans plus tard. En 1906, ses parents étant morts l’un et l’autre, sa santé n’ayant cessé de se détériorer, il cherche un lieu de villégiature pour se reposer loin des astreintes de la capitale. Son choix s’avère difficile malgré les bons offices et conseils de ses amis, dont sa chère Geneviève Straus qui continue à apprécier les agrément de son Clos des Mûriers dès que l’été fait son apparition. Proust envisage d’abord Trouville, qu’il aime tant, mais s’inquiète de savoir si le chalet d’Harcourt ou la tour Malakoff sont à louer ; il a même pensé acquérir un petit bateau pour longer le littoral normand, puis breton, mais renonce les uns après les autres à ces projets, épuisé par les soucis de son déménagement boulevard Haussman. Plutôt que Trouville ou le bateau, ce sera l’hôtel des Réservoirs à Versailles où il s’empressera de tomber malade. Il décrit l’appartement où il séjourne avec humour :

«  C’est un appartement genre historique, de ces endroits où le guide vous dit que c’est là que Charles IX est mort, où on jette un regard furtif en se dépêchant d’en sortir… mais quand il faut non seulement ne pas ressortir mais accomplir cette suprême acceptation, s’y coucher ! C’est à mourir ».

Ce n’est donc qu’en 1907 que l’écrivain renoue avec sa chère Normandie et jette son dévolu sur Cabourg et le Grand-Hôtel qui vient d’être rénové et que l’on décrit comme un palais des mille et une nuits, disposant d’aménagements particulièrement raffinés et à la pointe du confort le plus moderne avec salles de bains privées et ascenseur. D’ailleurs la station ne commence-t-elle pas à concurrencer le prestige de Trouville ? On sait qu’il viendra à Cabourg chacun des étés suivants jusqu’en 1914 et qu’il écrira une partie de La Recherche dans la chambre qu’il occupait à l’étage supérieur pour ne pas être gêné par les voisins du dessus. Trouville, il ne s’y rendra plus qu’occasionnellement, en taxi, pour visiter Robert de Billy ou Geneviève Straus. Mais très vite leurs rendez-vous s’effectueront à mi-parcours et Trouville sera à jamais circonscrit dans sa mémoire, avant d’être transposé dans son œuvre.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


PROUST A TROUVILLE ( suite et fin )
   L'hôtel des Roches-Noires peint par MONET

 

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Abarguillet 168 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine