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Le Buffre de Caroline Sagot-Duvauroux (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Sagot Duvauroux, le buffre  Le sens du titre, désorientant comme souvent chez Caroline Sagot-Duvauroux  (cf. les volumes parus chez Corti) nous est donné à la page 26 : « Le Buffre signifie battu des vents, c’est là qu’on a dégoté la piaule pour qu’elle raconte. Pour que la parole cherche avec nous ce qu’on peut bien chercher ici et nous aussi. » C’est replacer le texte dans ses circonstances, une résidence d’écriture sur le causse Méjan, pour suivre la campagne de cueillette de lavande sauvage durant l’été 2009. 
On verra passer les cueilleuses devenues « amazones », dans leur quotidien répétitif, épuisant et beau, obligé aussi : «  On cueille la montagne car il n’y a rien d’autre. Une va poursuivre la cueillette à l’année. Ce sera le thym douloureux puis les baies de genièvres. Pour la bruyère, il faudra quitter le causse etc. etc, jusqu’à nouveau la lavande en juillet. » (p.58) On a donc bien, nets, une situation sociale et un paysage, mais aucun souci de reportage, tourisme ou voyeurisme, ce n’est pas l’objet. D’ailleurs, « des gens viennent au campement je m’en vais. Aucun ostracisme mais je crains soudain. Quand elles s’inscriront dans un guide touristique, penser cessera d’emporter le cœur là. On dira Le pays d’ici à France-Culture pour La fête des gens, ici. On égayera les citadins, le secret ne fera plus face au sens, à son destin. » (p.49)  
Cette circonstance, une résidence sur le causse, est l’occasion pour C. Sagot-Duvauroux d’une triple quête : un travail de langue, le rapport à un lieu, l’interrogation sur l’humain. On sait ce qui caractérise l’écriture de cette poète : l’énergie, la pulsion de langue, le continuel en avant de parole, le goût de la matière verbale. Cette écriture de l’élan peut prendre des formes très diverses, y compris heurtées, hoquetées, mais elle conserve toujours ce plaisir à mâcher les mots, à passer par des réseaux inattendus de vocabulaire, à réactiver du lexique. Il en va de même dans ce livre : « Sur la friche calcaire, partout revient. L’argus bleu, le satiné, le cuivré de la verge d’or, l’azuré de la bugrane, le frêle, l’azuré de la sanguinaire, le grand paon. La jusquiame noire aux laissées des troupeaux suit les bestiaux. L’ophrys bécasse et celui singe, la joubarbe crassulescente en rosette et poilue, l’asexuée, sévère à réprimer toute innovation. C’est que le milieu est rigoureux dit le fragile grand orpin sous la burle et la traverse. » (p.63) 
Mais ce travail de langue n’est pas fait dans une tour d’ivoire. Si la poète est seule sur le causse, elle est à l’écoute du chaos de l’histoire, et elle s’efface parfois, devient témoin de ce qui lui apparaît comme injustifiable de bêtise et de violence. La disposition typographique change alors, pour souligner que l’auteure laisse place, donne lieu. Ainsi pour la séquence (pages 11 à 15) sur l’expulsion d’ « une poignée d’utopistes marginaux » de « la Picharlerie ». Expulsion effectuée par « 200 agents de la force publique », suivie de la destruction du bâtiment, pourtant « symbole de la résistance cévenole ». L’autre séquence, diffractée dans le livre, reprend des communiqués internet en anglais relatant les expéditions des forces israéliennes à Gaza et dans les camps de réfugiés en juillet 2009.  
La vie d’ermite au Buffre n’exclut donc pas l’attention au monde comme il va, mal. Mais l’enjeu central du livre reste bien cette rencontre du poète avec un pays aussi rude que traversé de légendes. Cela donne lieu à de belles descriptions. « Une bibliothèque de pierres tranchées page à page par l’érosion d’un grand récit inutile à redire. Ciel dévorant un bout du calcaire ou lames de mer recrachées par les pores minérales et séchées illico par les vents tranchants. Le tout parfaitement anonyme. » (p.27) « Et pour qu’elle reste ouverte, cette main au milieu des mers, et visibles, chaque coussinet des phalanges et le mont de vénus et les lignes de vie, au prix de la soif, le Méjan abandonne la douceur de vivre à ceux d’en bas. Alors, face renversée d’oraison, il donne aux passants de connaître que vivre fut, avant douceur et douleur, écrasé de soleil et rafraîchi de vent, que vivre est né, ascète ivre, et que c’est très puissant et que c’est à nous et que c’est en haut et que c’est une soif énorme. C’est là qu’on cueille la lavande. » (p.38)  
On voit déjà ici le déplacement de la description à la quête existentielle ; ce que la poète vient chercher, ou ce qu’elle trouve sur le causse, c’est bien une forme de sagesse, d’être-au-monde. Au fil des pages, bon nombre de philosophes sont cités, mais l’écriture vise plus profond, une forme de oui avant la pensée. Et c’est tout un trajet intérieur qui se fait durant le livre : « Je suis venue : là. Parce que sur les ruines des résistances rocheuses poussait de la lavande et qu’on voyait le vent. J’ai le goût du vent. Et du refus. Je suis là pourtant où le refus s’achève. Oui serait-il plus ancien que non ? Et plus neuf ? Le chemin n’est pas difficile parce qu’il n’y a plus de chemin. »(p.28) « J’ai dit oui un jour à une vieille montagne. Je n’existais pas au jurassique inférieur, il a dit vis montagne et c’est monté jusqu’à moi dans l’an 2009 alors j’ai pensé, je vous jure, je suis presque heureuse. Je ne me sentis plus être, mais de tout moi, comment dire, tout entière tout entièrement remplacée par sauf moi. Lieu, lieu d’être. » (p.54) « Un oui pour un non. De la pensée avant l’articulation, de la pensée sans la langue française, du territoire de pensée à marcher. Après la sensation après l’émotion avant la langue ou dans l’impuissance de langue, la pensée. Une convulsion géologique de pensée. Une religion : parmi. Et puis le peu de force qu’il faut pour dire sans honte bonjour. » (p.62) 
La sagesse du causse est celle d’une adhésion à vivre, sans oublier la révolte nécessaire face à l’injustice, la violence, la bêtise. Le causse a ramené à l’essentiel qui reste, un accord profond corps/paysage, avant la pensée ou la langue. L’emportement d’un oui, non pas au monde social, mais à être là, parmi le vivant. 
par Antoine Emaz 
 
Sur ce même livre, on peut lire aussi cette note.  
Caroline Sagot-Duvauroux 
Le Buffre 
Ed. Barre parallèle – 67 pages – 8 euros 


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