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Le Phénix. La "Défense de la basse de viole" par le Ricercar Consort enfin rééditée

Publié le 06 août 2010 par Jeanchristophepucek
Qu’il me soit permis de dédier ce billet
à la mémoire de Sophie Watillon (1965-2005).
Michel Boyer (Le Puy, 1667-Paris, 1724),
Basse de viole, partition et épée
, sans date.

Huile sur toile, 81 x 99 cm, Paris, Musée du Louvre.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir] Certains enregistrements prennent parfois des allures de Chimère puis de Phénix. Les trois disques réalisés par le Ricercar Consort entre août 1992 et juin 1993, regroupés sous le titre piquant et légèrement suranné de Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle, étaient indisponibles depuis fort longtemps, au plus grand désespoir de ceux qui, comme votre serviteur, avaient négligé de se les procurer au moment de leur parution et doutaient de les voir un jour reparaître. C’est dire ma joie en les voyant resurgir sous la forme d’un coffret réédité, il y a quelques semaines, par Ricercar, bonheur que je souhaite partager aujourd’hui avec vous.

Avant toute chose, je tiens à effectuer une petite mise au point. Même s’il semble devenu aujourd’hui de bon ton, dans certaines coteries mélomanes, de n’avoir pas de mots assez durs pour vilipender le film Tous les matins du monde et Jordi Savall, la simple objectivité oblige à reconnaître que, du moins jusqu’à ce jour, aucune entreprise n’a autant fait pour la diffusion auprès du plus large public de la musique pour basse de viole. C’est grâce à ce film que je l’ai rencontrée pour ne plus la quitter, et l’hommage qui lui est rendu, dans le texte de présentation du coffret, par Jérôme Lejeune, me semble remettre les choses dans une juste perspective.

L’histoire de la pratique de la basse de viole en France n’a pas été une mer étale et si les noms qui viennent aujourd’hui le plus immédiatement à l’esprit comme ayant illustré son âge d’or sont ceux de Marin Marais (1656-1728), d’Antoine Forqueray (1672-1745, inexplicablement écarté du coffret, mais dont l’anthologie gravée par Savall est, a priori, encore disponible chez Naïve), et de l’encore mystérieux Sainte-Colombe (c.1640 ?-entre 1686 et 1700 ?, je renvoie les curieux à cet article de Jonathan Dunford), ils prennent place dans une tradition qui remonte à la Renaissance. Les instruments de la famille des violes sont iconographiquement documentés dans la région de Valence, en Espagne, dès le dernier quart du XVe siècle. De là, à la faveur de l’élection, en 1492, de l’Espagnol Rodrigo Borgia (1431-1503) qui devint pape sous le nom d’Alexandre VI et transporta à Rome les musiciens de sa chapelle, les violes se répandirent en Italie et dans toute l’Europe, comme en attestent traités et représentations picturales. Dans cette famille d’instruments, la basse va progressivement se distinguer et faire naître une incroyable floraison d’œuvres qui ne s’éteindra vraiment qu’avec le dernier grand virtuose, actif en Angleterre, que fut Carl Friedrich Abel (1723-1787).

Si elle est loin d’être la seule nation à avoir produit des chefs d’œuvres pour la basse de viole aux XVIIe et XVIIIe siècles – il suffit de penser à Tobias Hume (c.1569/79-1645) en Angleterre, Carolus Hacquart (c.1640-c.1701/02) aux Pays-Bas, Telemann en Allemagne – la France a réservé à cet instrument une place privilégiée, en faisant même le vecteur d’un certain esprit français, quand bien même un de ses premiers maîtres, qui enseigna sans doute son art à Sainte-Colombe, Nicolas Hotman (c.1610-1663), était originaire de Bruxelles. C’est dire si l’irrésistible ascension du violon et du violoncelle, non en tant qu’instruments mais parce qu’on y voyait la personnification de la musique italienne, put faire renâcler certains esprits chagrins, qui y virent une insupportable offense au bon goût, voire une déclaration de guerre à la grandeur musicale de la France. Les musiciens, séduits par les nouveautés en provenance d’Italie durent, dans un premier temps, les pratiquer en cachette, comme l’attestent, par exemple, les premiers essais dans le genre de la sonate, dont la transmission sous forme manuscrite indique clairement la destination à des cercles restreints de connaisseurs. Je vous renvoie, à ce sujet, à ma chronique du récent disque de La Rêveuse consacré à Elisabeth Jacquet de La Guerre.

Le pamphlet d’Hubert Le Blanc, Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle, qui donne son titre à ce coffret, est publié chez Pierre Mortier, à Amsterdam, en 1740. Il s’inscrit dans un mouvement de réaction face aux nouveautés ultramontaines, que l’on trouve déjà chez Jean Lecerf de La Viéville (1674-1707), auteur d’une Comparaison de la musique italienne et de la musique française en trois venimeux volumes publiés à Bruxelles entre 1704 et 1706, et qui culminera avec le flot de libelles acérés suscité par la Querelle des Bouffons opposant, sur fond de critique implicite du pouvoir royal, les partisans de l’opéra français – le « coin du Roi » avec pour champion Rameau – et de l’italien – le « coin de la Reine », mené par Rousseau – entre 1752 et 1754. Je reprends intégralement ci-dessous, car elle permet d’avoir une idée assez précise du contenu de la Défense…, la très savoureuse notice que François-Joseph Fétis (1784-1871) consacre à Le Blanc dans sa Biographie universelle des musiciens (Paris, Firmin-Didot, 1866-1868, volume V, pp. 238-239) :

« Docteur en droit et amateur de musique qui jouait bien de la basse de viole, vécut à Paris dans la première moitié du dix-huitième siècle. C’était un homme d’un caractère bizarre, qui, dans son admiration pour la basse de viole, ne connaissait rien qui pût lui être comparé, et qui voyait avec chagrin l’abandon de cet instrument se préparer par la vogue qu’obtenaient en France le violon et le violoncelle. Il écrivit à ce sujet un livre singulier, intitulé : Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncel (sic) (…) Il y traite le violon d’orgueilleux, d’arrogant, visant à l’empire universel de la musique ; quant au violoncelle c’est, dit-il, un pauvre hère, qui se cache tout honteux derrière le clavecin, et dont la condition est de mourir de faim. Le style du livre est digne des pensées. Le Blanc n’avait pu trouver à Paris de libraire pour une telle production ; il fut obligé d’envoyer son manuscrit à Amsterdam. Lorsqu’il apprit que Pierre Mortier consentait à l’imprimer, il en fut si transporté de joie, qu’il partit pour la Hollande en l’état où il se trouvait quand la nouvelle lui parvint, c'est-à-dire en robe de chambre, en pantoufles, et en bonnet de nuit. »

Outre l’outrance propre au genre du pamphlet, l’ouvrage d’Hubert Le Blanc prête à sourire pour une raison fort simple : il arrive trente ans trop tard. En 1740, le style italien s’est, en effet, imposé partout, certes acclimaté par de grands noms au premier rang desquels figure François Couperin, dont le recueil Les Nations, publié en 1726, peut être regardé comme une sorte d’emblème de cette réunion des goûts à la française, repoussant progressivement la basse de viole de la position centrale qu’elle occupait dans la vie musicale jusqu’à la fin de la première décennie du XVIIIe siècle vers les marges. C’est cette inéluctable mutation que les trois disques de la Défense... illustrent tout au long de leur quatre parties, dont je vous donne, entre crochets, le titre ci-après : l’hommage aux « pères fondateurs » que furent Sainte-Colombe, Dubuisson et Demachy [« Le tombeau de Monsieur de Sainte-Colombe »], puis la rayonnante génération de Marin Marais, ses contemporains et successeurs [« Défense de la Basse de viole »], et, en parallèle, les productions de plus en plus virtuoses pour le violon [« Les Entreprises du Violon »] et le violoncelle [« Les Prétentions du Violoncelle »]. On y assiste à la contamination progressive de la musique pour basse de viole par l’italianisme, qui ne la détruit pas mais la transforme profondément, en la faisant basculer d’un style savant à un style plus galant, évolution comparable à ce que l’on observe dans le domaine de la peinture.

Ce siècle de musique est servi avec une ferveur et une humilité confondantes par un Ricercar Consort à géométrie variable, où l’on retrouve des noms chers à l’amateur de musique baroque, le violiste Philippe Pierlot, magnifiquement secondé par Rainer Zipperling et la regrettée Sophie Watillon à la basse de viole, en maître d’œuvre inspiré, François Fernandez radieux au violon, Hidemi Suzuki racé au violoncelle, Pierre Hantaï ou Guy Penson pétillants au clavecin. Certes, on trouvera peut-être, pour certaines des œuvres les plus connues contenues dans ce coffret, des versions plus récentes ayant profité des progrès en matière de technique de jeu, mais la flamme embrasant les musiciens qui ressuscitaient des pièces alors méconnues, voire inédites, consume toute éventuelle réserve. Il règne, en effet, tout au long de ces quelques 3 heures 45 de musique, une concentration, un plaisir complice de jouer ensemble, une liberté de ton, dont moult productions actuelles au vide sidéral mal dissimulé par les jolis rubans dont les publicitaires les parent feraient bien de s’inspirer. Tout est ici traversé par une fougue irrésistible, une vie palpitante qui, au sens propre, anime les œuvres et les sculpte avec toute la tendresse et la subtilité que seule autorise la fréquentation assidue et amoureuse d’un répertoire. Plus encore qu’une leçon de style et de musicalité, une méditation à la fois joyeuse et recueillie sur le temps qui engloutit dans son imperturbable flot les gloires du passé et les notes de musique.

Vous l’avez compris, c’est avec enthousiasme que je vous recommande cette Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle superbement menée par le Ricercar Consort et qui, je le gage, vous apportera nombre de moments de plaisir, que vous la dévoriez d’une traite – ce qui se peut faire sans ressentir un moment d’ennui – ou que vous la picoriez au gré de vos envies. Au-delà d’un projet discographique courageux et abouti, c’est bien l’histoire d’un siècle d’évolution du goût musical en France qui se dessine en filigrane de l’écoute, en une fête ininterrompue des sens et de l’esprit. Ce n’est pas tous les jours que l’on assiste au retour d’un tel phénix.

Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle. Œuvres de Sainte-Colombe père & fils, Demachy, Dubuisson, Marin & Roland Marais, Morel, Cappus, Dollé, de Caix d’Hervelois, Dornel, Duval, Rebel, Leclair, Corrette, Boismorter, Masse, Barrière, Canavas & anonymes.

Ricercar Consort
Philippe Pierlot, basse de viole & direction

3 CD [78’12”, 73’35” & 73’48”] Ricercar RIC 296. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Mr Demachy (fl. années 1680) : Suite en ré mineur pour basse de viole (1685) : Prélude

2. Jacques Morel (c.1690 ?-1740) : Chaconne en trio en sol majeur pour flûte, basse de viole & basse continue (sans date)

3. Louis-Antoine Dornel (1685-1765 ?), Sonate IVe en ré majeur pour violon & basse continue, « La Forcroy » (1711) : Chaconne

4. Jean-Féry Rebel (1666-1747), Sonate quatrième en mi mineur pour violon & basse continue (1713) : Viste

5. Jean-Baptiste Cappus (c.1670 ?-1751) : La Pierrette, Rondeau pour basse de viole & basse continue (1730)

6. Michel Corrette (1709-1795), Concerto en ré majeur pour quatre violoncelles & basse continue, « Le Phénix » (1738) : Allegro

7. Jean-Baptiste Canavas (1713-1784), Sonata IV en ré majeur pour violoncelle & basse continue (1773) : Ciaconna, Allegro

Illustrations complémentaires :

Mathis Gothart Nithart, dit Grünewald (Wurtzbourg, c.1475/80-Halle, 1528), Polyptyque d’Issenheim (détail) : Le concert des anges (détail), c.1514-1516. Technique mixte sur bois de tilleul, 292 x 165 cm, Colmar, Musée d’Unterlinden.

Jean Siméon Chardin (Paris, 1699-1779), Portrait de Charles-Théodose Godefroy, dit L’enfant au violon, c.1734-37. Huile sur toile, 67 x 74 cm, Paris, Musée du Louvre.

William Hogarth (Londres, 1697-1764), La carrière du roué (série de huit planches) : Le lever du roué, 1735. Eau forte, 31,1 x 38,3 cm, Londres, British Museum.

Charles de Luna (Chalon-sur-Saône, 1812- ?, après 1866), Nature morte aux instruments de musique, sans date. Huile sur toile, 163 x 131 cm, Château de Fontainebleau.

Charles André, dit Carle, Van Loo (Nice, 1705-Paris, 1765), La musique, 1753. Huile sur toile, 87,6 x 84,5 cm, San Francisco, Museum of Fine Art.


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