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La responsabilité individuelle peut-elle être un critère satisfaisant de justice sociale ?

Par Ameliepinset

La responsabilité individuelle peut-elle être un critère satisfaisant de justice sociale ?

En février dernier, j’avais lu un livre de Jean-Fabien Spitz intitulé POURQUOI lutter contre les inégalités ?. N’ayant relevé que deux articles à propos de ce livre (cf. Bibliographie à la fin de l’article), je me permets de rajouter ma petite pierre à l’édifice pour vous faire découvrir ce livre dont la lecture m’a paru tout à fait stimulante pour réfléchir à la question de savoir s’il faut concéder ou non une place à la responsabilité individuelle et au mérite dans une théorie de la justice.

Présentation de l’auteur :

Jean-Fabien Spitz est normalien, agrégé de philosophie et actuellement professeur de philosophie politique à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur notamment de La liberté politique (1995), John Locke et les fondements de la liberté moderne (2001), Le moment républicain en France (2005) et Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale (2008). Il a également traduit des ouvrages majeurs de la philosophie politique contemporaine anglo-saxonne tels que Au nom du peuple de Bruce Ackerman (1998), Le libéralisme et les limites de la justice de Michael Sandel (1999), Républicanisme de Philip Pettit (2004) et La vertu souveraine de Ronald Dworkin (2007).

Résumé de l’ouvrage :

Cet ouvrage de Jean-Fabien Spitz intitulé Pourquoi lutter contre les inégalités ?[1] reprend l’objet d’étude de son précédent ouvrage intitulé Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale[2] en s’adressant cette fois-ci à un public plus large de par la forme de la dissertation qu’il revêt, propre à la collection «Le temps d’une question» des éditions Bayard, rendant ainsi le propos davantage accessible.

Jean-Fabien Spitz part du constat d’une idée qui imprègne de plus en plus le débat public, celle de l’incompatibilité entre l’égalité et la liberté — les deux valeurs phares de la modernité. Si l’on écoute le discours souvent tenu par la droite de l’échiquier politique (mais à force de matraquage, il arrive parfois même à déteindre sur une partie de la gauche, ou tout du moins des gens qui prétendent en être), les politiques de redistribution porteraient d’une part préjudice à ceux qui veulent se donner les moyens d’accroître le gâteau des richesses et d’autre part conforteraient les bénéficiaires de ces politiques dans leur position d’«assistés», elles seraient donc inefficaces du point de vue économique et injustes du point de vue de la rétribution de la responsabilité et du mérite individuels. Dans un tel contexte idéologique où la solidarité passe pour de l’assistanat, la lutte contre les inégalités n’apparaît plus comme une évidente nécessité. Ainsi, la question qui se pose n’est plus « Comment lutter contre les inégalités ? », mais bien « Pourquoi lutter contre les inégalités ? ». Les deux problématiques qui parcourent la réflexion de l’ouvrage sont les suivantes : « à quelles formes d’égalité et de justice est-il possible de souscrire sans tomber dans l’accusation d’inefficacité économique ? » et « quel statut dans la réflexion politique accorder aux concepts de mérite et de responsabilité ? ».

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La première partie de l’ouvrage, intitulée «L’option sociale-démocrate», entend débuter la réflexion par les raisons qu’a donné la gauche classique pour justifier ses politiques de redistribution.

Le constat qui a suscité l’indignation de départ, c’est celui de la reproduction sociale : les enquêtes statistiques menées par la sociologie ont pointé du doigt le fait qu’un individu né dans une famille favorisée (du point de vue économique, social ou encore culturel) avait plus de chance de faire lui-même partie des catégories favorisées et inversement qu’un individu né dans une famille défavorisée avait plus de chance de faire lui-même partie des catégories défavorisées. Or, aucun individu n’est responsable de la famille dans laquelle il est né, c’est pourquoi les inégalités produites par l’origine sociale apparaissent tout simplement injustes. Partant de là, les politiques de redistribution doivent viser à une égalisation des chances sur la ligne de départ de sorte que les positions sociales des individus ne soient plus (ou moins) le fruit de la chance qu’ils ont eu à naître dans telle ou telle famille et soient ainsi davantage légitimes. En outre, une société minée par la reproduction sociale se prive de talents d’individus qui n’ont pas eu les moyens de les développer à cause de leur origine sociale. Les politiques de redistribution apparaissent alors à la fois comme un remède à l’iniquité et l’inefficacité des sociétés où la mobilité sociale n’est qu’un vain mot.

L’option social-démocrate consiste donc à produire une société de l’égalité des chances. Il convient maintenant de nous interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour cela. Jean-Fabien Spitz en dénombre trois principaux : le premier réside dans une impartialisation des administrations institutionnelles notamment en rendant leurs procédures davantage transparentes, le deuxième se trouve être dans la nécessité d’un fort système éducatif gratuit et obligatoire, et le troisième est la mise en place d’un système d’assurance sociale permettant de fournir le filet de sécurité que certaines familles ne peuvent s’offrir. À partir de là, nous pouvons noter que l’option social-démocrate entend moins agir sur la réduction des inégalités que sur la cause de la formation des inégalités. En effet, suivant l’option social-démocrate, une société composée d’inégalités n’est pas en soi injuste, elle n’est injuste que si ses inégalités sont produites dans un contexte de non-respect de l’égalité des chances. En somme, l’application de l’option social-démocrate a prétention à remplacer les inégalités résultant d’héritages et de privilèges par des inégalités forgées par le talent, l’énergie et les choix individuels.

Mais une première difficulté de l’option social-démocrate apparaît : si nous cherchons à lutter contre tous les facteurs qui déterminent l’existence des individus alors que ces derniers n’avaient point le pouvoir de les choisir, la lutte contre les effets de l’origine sociale est-elle suffisante ? John Rawls, philosophe politique majeur de l’époque contemporaine, pointe le fait que les talents et les degrés d’énergie, puisqu’ils correspondent à des caractères déterminés génétiquement, ne résultent pas plus d’un choix que ne l’est l’origine sociale[3]. Ainsi, un curieux problème apparaît dans l’option social-démocrate : ses hiérarchies sociales, qu’elle prétend légitimes dans la mesure où elles sont le fruit de l’égalité des chances, sont en fait le reflet des hiérarchies naturelles. Cependant, si les inégalités d’origine sociale peuvent être combattues, il serait impossible et sans doute absurde d’éliminer toutes les inégalités d’origine génétique. John Rawls propose alors que les bénéfices tirés des différents talents individuels ne soient pas accaparés par les porteurs de ces talents mais fassent l’objet d’une certaine redistribution.

Reste encore une seconde difficulté de l’option social-démocrate : elle considère comme justes les inégalités résultant des choix individuels, c’est-à-dire qu’elle suppose tous les individus capables de faire des choix prudents et rationnels. Or, on peut s’interroger sur la validité de cette hypothèse : la faculté de faire des choix prudents et rationnels ne dépend-elle pas comme les talents d’un hasard génétique ?

Dans un article récent[4], le philosophe canadien Will Kymlicka constate avec étonnement que pour la social-démocratie la lutte contre les effets du hasard social (la loterie de l’origine sociale) apparaisse évidente alors qu’il n’en soit pas de même pour la lutte contre les effets du hasard personnel (la loterie génétique). Mais Jean-Fabien Spitz s’étonne que ce dernier mette sur le même plan les effets de l’origine sociale et ceux de l’origine génétique en ceci qu’ils seraient tous deux des effets du hasard, car en réalité ce que nous combattons dans les inégalités d’origine sociale, c’est au contraire le fait qu’elles ne soient le produit d’aucun hasard, mais le produit d’un fait institutionnel humain. Cela à présent dit, la question de la lutte contre les effets du hasard personnel reste ouverte. Est-il juste de profiter du hasard ? Est-il juste que les individus soient considérés entièrement responsables des conséquences de leurs propres choix ?

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Une fois l’option social-démocrate classique présentée et ses limites mises en lumière, Jean-Fabien Spitz, dans la deuxième partie de son ouvrage, passe à l’étude d’une deuxième option qu’il nomme le « progressisme qui intègre la responsabilité », qui apporte des réponses aux problèmes que nous venons de soulever ci-dessus.

Ce « progressisme » se définit d’une part le fait qu’il considère aussi importante la lutte contre les désavantages de l’origine sociale que ceux de la loterie génétique et d’autre part par l’habilitation du principe de responsabilité, selon lequel les individus doivent absolument assumer les conséquences de leurs propres choix. Cette deuxième option estime donc que la lutte contre les inégalités doit se focaliser uniquement sur les inégalités sur lesquelles les individus n’ont aucun pouvoir de choix. Le critère servant désormais à juger de l’injustice d’une situation, c’est celui de l’impact du hasard dans la situation en question.

Contrairement à l’option social-démocrate qui tendait à comprendre toutes les inégalités comme produits de reproduction sociale, ce nouveau progressisme prétend analyser plus finement la diversité des causes des inégalités. Il serait nécessaire de s’interroger sur la part de responsabilité des individus dans les inégalités car d’une part, il serait injuste que des individus qui sont dans une situation précaire à cause de leur manque d’effort personnel bénéficient d’autant d’aides que ceux qui le sont à cause des effets arbitraires du hasard et surtout d’autre part, un système de redistribution ignorant les effets des responsabilités individuelles dans la situation de chacun encouragerait l’« assistanat ». Et selon Will Kymlicka, c’est parce que l’État-providence a fait l’impasse sur la promotion d’une éthique de la responsabilité individuelle que la notion même de communauté ferait l’objet de plus en plus de contestations.

Mais le progressisme de la responsabilité rencontre lui aussi des difficultés : non seulement la neutralisation des effets du hasard dans la distribution des dispositions naturelles semble dépourvue d’applications pratiques mais surtout, par l’uniformisation des situations qu’elle vise, elle ferait perdre à l’existence humaine toute saveur et qui plus est, empêcher le développement de certains talents individuels, ce serait priver la société d’un progrès qui profiterait à son ensemble.

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Dans la troisième partie de son ouvrage, Jean-Fabien Spitz développe un argumentaire «contre l’ethos de la responsabilité». Selon lui, la mesure de l’impact du hasard dans les existences individuelles ne peut être le critère déterminant de la justice d’une société. Les individus ont le droit de profiter du hasard, mais ce droit doit se subordonner à un droit plus fondamental : le droit de tous à une existence décente et autonome. La clé de la légitimité ne situe pas dans la neutralisation du hasard mais dans la « réciprocité des indépendances », c’est-à-dire la non-domination. Le hasard n’est intrinsèquement ni juste ni injuste, il est juste lorsqu’il ne contrevient pas à l’égale liberté de tous et injuste lorsqu’il y contrevient.

Contrairement au « progressisme qui intègre la responsabilité » qui pose la question des causes des situations d’inégalités, Jean-Fabien Spitz soutient que la question est plutôt de savoir la manière dont elles pourraient jouer obstacle à l’égale liberté de tous. Par conséquent, ce qui peut être qualifié de juste ou d’injuste n’est pas la situation d’un individu par rapport à celle d’un autre, mais, pour parler en termes rawlsiens, la « structure de base », c’est-à-dire l’ensemble des règles régissant l’organisation de la structure sociale. Et comme nous l’avons déjà écrit, une société juste est une société de non-domination. Ainsi, la répartition des ressources de sorte que personne ne possède ce à quoi il n’a pas droit ne s’établit non pas en examinant le rapport d’un individu à ses ressources, mais celui de ses rapports aux autres individus. Ce ne sont pas les inégalités en soi qui nous posent problèmes, mais le pouvoir de domination qu’elles confèrent à certains individus sur d’autres.

Une fois ce droit à existence décente et autonome pour tous défini, Jean-Fabien Spitz tente d’examiner les carences de l’option social-démocrate classique, sans pour autant vouloir l’écarter comme veut le faire Will Kymlicka.  Il considère que les sociaux-démocrates ne visaient pas l’égalité des chances comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen suffisant de créer une société de non-domination. Ce qu’il faut remettre en cause, ce n’est non pas la finalité de l’option sociale-démocrate mais le seul moyen sur lequel elle s’appuie pour tenter d’y parvenir. En effet, il faut véritablement prendre compte qu’il n’y ait pas que les inégalités provenant d’héritages sociaux qui soient illégitimes. C’est contre toutes les inégalités posant obstacle à une coopération égale des individus qu’il faut lutter, y compris celles résultant du hasard (génétique ou autre). En outre, ajoutons qu’il ne suffit plus de lutter contre les inégalités illégitimes de la ligne de départ, mais qu’il convient, pour créer les conditions d’une société juste, de lutter constamment contre toutes ces inégalités.

Contre l’ethos de la responsabilité proposé par Will Kymlicka, Jean-Fabien Spitz nous propose donc pour sa part un ethos de la communauté, qui repose sur l’idée que chaque individu a un droit à l’égal respect d’être considéré comme une personne humaine à part entière, c’est-à-dire en somme de réactualiser l’idéal kantien de toujours traiter autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen[5].

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En outre, dans la quatrième partie de son ouvrage, Jean-Fabien Spitz, ne se contentant pas d’avoir remis en cause l’ethos de la responsabilité, s’attaque au concept même de responsabilité. Pourquoi ne pouvons-nous pas faire de ce dernier le concept central d’une théorie de la justice politique ?

Pour répondre à cette question, il convient tout d’abord de faire ressortir le présupposé sur laquelle cette thèse reposerait. Mettre la responsabilité au centre d’une théorie de la justice repose sur une conception de la société comme une simple somme d’individus, or dire cela, c’est oublier que les actions individuelles s’incarnent toujours dans une certaine complexité sociale. Voilà la principale raison politique qui nous oblige à remettre en cause le concept même de responsabilité dans une théorie de la justice.

D’autre part, il convient de se poser la question des conséquences pratiques d’un tel concept. En effet, si le critère central de justice sociale était celui de la responsabilité, cela impliquerait que la société s’immisce à l’intérieur de la volonté de chacun des individus pour parvenir à savoir si la situation de tel individu est due à sa « mauvaise » volonté ou à sa « malchance », or faire de la société une « cour de justice », n’est-ce pas risquer d’introduire une méfiance destructrice de toute cohésion sociale ?

Il s’agit également, en suivant une position chère au libéralisme politique, de distinguer deux plans : celui de la politique et celui de l’éthique. Jean-Fabien Spitz reconnaît la légitimité qu’une théorie attributive de la responsabilité a à s’exprimer dans le débat éthique mais pas dans le débat politique car ce dernier nécessite des propositions pouvant faire l’objet d’un commun accord, or ce n’est pas le cas des propositions qu’impliquent une théorie de la responsabilité. Ce qu’il convient de déterminer dans le débat politique, c’est la part des choix qui doit faire l’objet d’une responsabilité collective.

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Enfin, dans une cinquième et dernière partie de l’ouvrage, Jean-Fabien Spitz, prenant en considération que la notion même de « justice » renvoie à l’idée à ce que chacun ait ce qu’il mérite, se consacre à l’analyse de ce qu’il nomme « l’objection du mérite personnel ».

Prenant appui sur la théorie de la justice comme équité de John Rawls, une première distinction entre deux types de mérite est apportée : celle entre un mérite pré-institutionnel et un mérite post-institutionnel. Cette distinction doit nous permettre de comprendre l’idée que chacun possède ce qu’il mérite parce que les institutions sont justes (mérite post-institutionnel) et non que les institutions seraient justes parce qu’elles feraient en sorte que chacun possède ce qu’il mérite (mérite pré-institutionnel). La justice ne saurait trouver son fondement en une quelconque carte des mérites personnels. En revanche, John Rawls soutient l’idée que les critères de justice devraient être choisis dans une procédure conforme aux principes du « voile d’ignorance ».  Dès lors, mériter quelque chose dans le cadre de la justice distributive, cela signifie posséder ce que les règles de justice déterminées dans un cadre institutionnel juste défini ci-dessus nous confèrent le droit d’avoir.

Un exemple intéressant est soulevé : que signifie dire d’un patron qu’il ne mérite pas un tel salaire ?, cela ne signifie pas que son salaire n’est pas conforme à sa « valeur morale » mais que les institutions qui lui ont permis d’obtenir un tel salaire ne sont pas justes — par exemple, parce qu’elles ne sont pas conformes au principe de différence rawlsien selon lequel les inégalités ne sont justes que si elles avantagent les membres les plus défavorisés de la société. Il ne s’agit donc pas de faire la chasse aux « patrons voyous », selon les termes de Nicolas Sarkozy,  mais de s’atteler vraiment à reconstruire des institutions justes, en cessant notamment d’établir des règles visant à satisfaire des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.

Nous apprécions donc cette redéfinition du mérite — mérite pré-institutionnel au profit du mérite post-institutionnel — car elle permet une portée critique plus vaste en s’attaquant directement aux institutions et non aux divers comportements individuels.

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En conclusion de la lecture de l’ouvrage de Jean-Fabien Spitz, nous pouvons répondre que la responsabilité individuelle ne peut pas être un critère satisfaisant de justice sociale et que contre l’ethos de la responsabilité, nous devrions mieux nous attacher à promouvoir dans le débat politique un ethos de la communauté qui garantie l’autonomie à chacun de ses membres.

______________________

[1] Jean-Fabien Spitz, Pourquoi lutter contre les inégalités ?, Montrouge, Bayard, 2009

[2] Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Vrin, 2008

[3] John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, § 12-13

[4] Will Kymlicka, «Left-liberalism revisited», in Christine Sypnowich, dir., The egalitarian conscience, Oxford, Oxford university press, 2006, pp. 9-36

[5] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 1994, p. 108

Bibliographie :


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