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Trois livres de Gérard Titus-Carmel (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Trois livres de Gérard Titus-Carmel 

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 La bibliothèque d’Urcée est un très beau livre-catalogue qui nous présente la peinture de Titus-Carmel durant la période 2006-2009 : dix séries de dix œuvres utilisant à chaque fois une technique différente et dont l’ensemble forme cette « bibliothèque d’Urcée », formidable rêverie picturale sur le livre. Le texte de Marc Blanchet, long et bon, accompagne le lecteur-spectateur dans sa déambulation parmi les dix « départements » qui composent cette « bibliothèque ». On notera la remarquable qualité de reproduction des œuvres ; elle permet au simple lecteur de retrouver la force et la cohérence de ce travail pictural. On pourrait parler de logique plastique ici, et d’une rigueur qui fait rêver. 
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 Même souci d’architecture dans la construction symétrique du recueil de poèmes L’ordre des jours. Au cœur du livre, un long ensemble de cinquante pages, Commune mesure. Cet ensemble est en prose, mais intègre en son centre une « incise » (p.88) de quatorze pages en vers libres proches du décasyllabe. Sur les deux versants de ce massif sont accolés deux poèmes plus courts, Paysage au revers (prose et vers libre) et La jonchaie (vers libres disposés en créneaux). Enfin, au début et à la fin du livre, deux poèmes intitulés pareillement Jungle, de formes exactement semblables : vingt-deux poèmes en vers libres suivis d’une page de prose en italiques. On mesure le souci de bâtir le livre, la recherche (obsédante ?) d’équilibre, de symétrie, de stabilité, même si à l’intérieur de cette structure, de cet ordre, sont ménagées des zones d’énergie et de rupture. Mais poursuivons sur la forte unité du livre : un jardin. Dans chaque ensemble composant le livre, il est rappelé : « ce jardin droit et trop égal » (p.37), « ce jardin à deux faces » (p.50), « jardin océanique » (p.103), « jardin inépuisable » (p.107), « la mémoire d’un jardin » (p.119). Cet espace a trois caractéristiques : il est de mémoire, il est proche de la mer, il est estival. Déjà présent dans d’autres livres de Titus-Carmel, il revient ici comme une hantise bien plus qu’il n’est revisité par plaisir. La clé de cette tension nous est donnée par l’expression « ce jardin à deux faces » : il est à la fois édénique et traumatique, lieu du bonheur et lieu du deuil. « entre les murs ceinturant le jardin nous éprouvions le silence du domaine entier où se jouait notre innocence et nous connaissions le bonheur violent de l’instant pesant vertical comme une fiction sur nos épaules autant qu’il nous fixait chaque fois plus au centre de cette île où le ciel et la terre semblaient contigus jusqu’à nous rassembler dans notre apprentissage du monde » (p.91) Éden donc. Mais tout autant lieu d’un drame : « Au cœur de ce jardin j’ai durci mes os / J’ai étendu comme linge ma mémoire à sécher / autant qu’il était possible j’ai suspendu / A ces branches le récit d’une enfance meurtrie & dévoyée / Et dans l’air si tôt blanchi par l’absence j’ai reconnu nos noms / gravés boursouflés / Comme sur l’écorce / la plaie toujours lisible / D’une présence » (p.125)  
On le voit, l’écriture de Titus-Carmel demeure à propulsion lyrique et s’assume comme telle. Mais elle est sans aucune sensiblerie et son noyau d’énergie est d’une grande violence affective. Mais le lecteur n’en voit que les effets, il n’y a aucun récit intime explicite, le poème n’est pas là pour ça. Il dit l’irisation d’une douleur, la torsion d’un paysage passé du bleu au noir : « m’entends-tu encore, ô ma transparente enfant, toi qui à présent dors comme pierre parmi les pierres dans la matière du monde ? Depuis la nuit générale, tu m’accompagnes dans la claire succession des saisons où j’allonge mon pas à la mesure de l’absence qui tasse la poussière des chemins ; ainsi tu vois comment, soumis à la morne itération de leurs grands cycles, j’ajuste mon récit de mourir avec l’image récurrente de ce jardin mis en pièces, tentant de recomposer mon corps émietté autour d’un centre insituable, car sans cesse mouvant. » (p.153) 
Titus la nuit au corps
 La nuit au corps
est un livre très différent : quatre méditations en prose sur la nuit. L’expérience personnelle nourrit le texte, mais on croise aussi bon nombre de références littéraires : Bonnefoy, Jaccottet, Novalis, Hugo, Gracq, Senancour, Valéry, Michaux, Nerval, Rilke, Quignard, Frénaud… Les sous-titres de chaque partie appartiennent au vocabulaire de la peinture : « paysage, scène de genre, nature morte, autoportrait ». Il n’est pas étonnant qu’un peintre comme Titus-Carmel, donc un artiste de l’espace, de la forme et de la lumière, soit fasciné par son envers : la nuit noire, informe et sans bords : « Enfin, tous les contours du monde s’effacent autour de nous, comme nous-mêmes nous trouvons effacés en nous. » (p.37), « Tous les objets du monde enfin dissous dans la nuit – et la nuit elle-même abolie dans son encre : noyade des dessins et des épures dans une chute sans distance, expansion de l’infini mat » (p.65). Curieusement, cette expérience de l’anéantissement n’est pas fortement liée à une angoisse de la mort mais plutôt à un désir d’apaisement. Et le texte développe souvent des rêveries que l’on pourrait qualifier de bachelardiennes, notamment sur l’air et l’eau. « Attendre la nuit, c’est comme connaître une diffuse envie de voler sans but, de s’affranchir du sol, de la proximité des choses lourdes et mauvaises, de s’alléger du monde. »(p.69) « Et ta poitrine aussi se gonfle, car remplie de cette ombre liquide, qui semble prête à déborder par toutes tes pores. Tu es devenu cette superbe outre arrondie de nuit et sa liqueur sombre qui s’écoule par tes yeux de noyé t’abreuve encore et t’étrangle à la fois. Jusqu’à l’oubli. » (p.98) 
La méditation nocturne peut parfois prendre un tour mystique, mais cela est rare, et c’est toujours une mystique négative, la nuit révèle l’absence de Dieu : « La nuit épiphanique, sans dedans ni dehors -, comme semblable à cette vapeur montant d’un dedans et d’un dehors annulés en nous, c’est-à-dire sans plus de nom dans l’absence de Dieu… » (p.100)  
Peindre, écrire : une même énergie semble guider la main de Titus-Carmel, et c’est elle qui s’impose à travers ces trois livres. 
par Antoine Emaz 
 
La bibliothèque d’Urcée – ed. Musée de Soissons 
144 pages – 30 euros 
L’ordre des jours – ed. Champ Vallon 
154 pages – 14 euros 
La nuit au corps – éd. Fata Morgana 
124 pages – 20 € 


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