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Puisement, de Rémi Checchetto (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

C’est un livre rare dans sa violence, un livre du deuil d’ « une femme pendue à un fil à linge bleu » (p.9). L’image de ce fil à linge bleu va être récurrente, obsédante, durant tout le livre : « une femme pendue à un fil à linge bleu / dessous elle la terre toute désarticulée » (p.96). Le lecteur devine assez vite qu’il s’agit de la compagne du poète, mais celui-ci reste très pudique. Il n’y aura qu’une confirmation lorsque ses filles «  à la table, (…) ne changent pas de place, laissent toujours la chaise vide, ne pas prendre la place de maman » (p.106). 
Ce traumatisme violent provoque un engluement de l’écriture : cette poésie est autant marquée par la rupture et l’ellipse que par le ressassement, avec beaucoup d’anaphores et de rebonds de sonorités. La phrase est cassée, coupée, ou bien interminablement empêtrée : on voit le texte s’extirper de la langue, et cela donne un empâtement verbal très expressif de la difficulté d’être : « là, ici même // les larmes ne rincent, les larmes sont hautes, elles ombrent, couleur d’ombre et odeur d’ombre et froid d’ombre et gestes clos et dehors plus, les larmes ne sont nul prisme à travers quoi voir autrement, distinguer autre chose, apprivoiser quoi que ce soit, arrêter les invasions, les mélanges écrasants, les écartements exténuants, privés de lumière les yeux ne dégagent aucune lueur en avant d’eux, afin de un peu encore voir quoi, les larmes bouchent, noient de noir// soupe à tenter de touiller afin de savoir quoi, à essayer de mastiquer dans la tentative de mais quoi ? » (p.65) 
On l’aura compris, il n’y a pas de théâtre ici, juste une sincérité à fleur de peau, et un travail de langue qui l’accompagne. Cette mort est une confrontation au muet : celui du visage de la morte entrée en mémoire mais non plus accessible (p.18), mais il en va de même pour le poète avec la « mort à traduire, loin sous le choc les mots attendent de pouvoir monter, sont là, coincés sous les tôles du trauma, entassés, enchâssés les uns dans les autres à attendre qu’un peu d’air les libère, qu’une béance les délivre /(…) mort à traduire, prendre tout le poids du corps mort et de tout de lui, même si ça craque en soi, et voir dans le craqué en soi quoi y niche d’elle » (p.25) 
Ce livre est beau parce qu’il est à la fois direct et d’une continuelle tension d’écriture. Aucun tombeau, aucun hommage, très peu de souvenirs… mais tout le travail du deuil. Ainsi pour les obsessions interrogatives sur le sens de ce geste (pages 39, 60, 61…) même s’il semble devoir rester définitivement opaque : « fil à linge bleu / n’y est pas suspendue la clé / qui manque manquera / la clé qui ouvrira à l’exactitude / et / fermera la boîte crânienne » (p.97). De la même façon pour la culpabilité qui ne sait pas où se ranger et dont on ne parvient pas à se défaire : « on, n’a pas vu venir, n’a pas pu tenir, pas pu retenir, pas retenir la main qui noue, pas les yeux qui, loin si de nous, n’a pas vu sa vue qui alors déjà ne nous plus, et quoi aurait pu voir ? »(p.93). 
Mais l’effacement. Ce livre, sans rien raconter, est dans le temps, dit le temps et ce qu’il délave, ce qu’il enlève : « déjà plus l’empreinte de ses doigts nulle part ici, déjà plus poussière d’étoile de sa peau, nulle part, plus parfum sa peau elle, cela est tout fondu, tout dissout partout, tout en allé  » (p.64). 
Et il y a bien in fine l’ouverture vers un plus tard sans oubli. Pour le poète, cela passe par le corps, en se confiant à sa nécessaire mécanique quotidienne : « et la tête va au-dessus des avant-bras et mains qui vont, et la tête ne sait, et la tête saura plus tard où les avant-bras et les mains vont, ce qu’avant-bras et mains font, la tête elle ne sait, elle suit, elle a confiance, elle sent le sang et la sève, elle sent qu’elle peut se laisser porter, orienter, sait que ce sang-là, cette sève-là sont pour la beauté des roses, le simple de la glycine, la force des enfants alors que la lumière s’est pliée en deux » (p106) 
Mais ce « oui » à vivre malgré tient aussi aux enfants qui appellent un futur, un dépassement de ce qui a eu lieu et doit devenir borne, mais pas mur : « tout tenait ensemble ici demain comme tout tiendra ensemble ici hier, comme la buée sur la vitre qui empêche de voir les scintillements de la neige et sa fonte, qui ne parle pas forcément de perte ou de disparition, mais dit une eau claire qui lave les pierres et le ciel où le bleu devient suffisant pour s’y tailler un costume d’anniversaire / oui » (p.69) 
par Antoine Emaz 
 
Rémi Checchetto 
Puisement 
Editions Tarabuste – 120 pages – 11 € 


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