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Aristote aujourd'hui i

Publié le 20 août 2010 par Jlaberge
L’œuf ou la poule?
Le moins qu’on puisse dire c’est que la philosophie politique d’Aristote n’a plus la cote. Face au cynisme actuel vis-à-vis de la politique, affirmer qu’on ne peut être heureux sans vivre à l’intérieur d’un État, c’est au mieux une blague de mauvais goût. Nous donnerions plutôt raison à Jean-Jacques Rousseau, ce philosophe des Lumières, qui était d’avis que la vie en société corrompt l’Homme qui, par nature, est bon. Pour les cyniques que nous sommes, à l’exception de quelques savants experts de la chose publique, la politique n’est pas l’organisation du pouvoir de la société, mais l’art de «se faire organiser». Aussi, la thèse d’Aristote suivant laquelle on ne saurait s’épanouir pleinement en dehors de l’État, nous apparaît non seulement fausse, mais grotesque. Malgré le cynisme ambiant, il convient de réexaminer la thèse aristotélicienne.
Aristote part d’une prémisse étonnante, hautement litigieuse : l’État est antérieur à chacun de nous.(1) Or, comme tout bon étudiant en histoire de la civilisation occidentale dira, l’État n’apparaît qu’au XVIe siècle en Europe. Évidemment, il s’agit de l’État au sens moderne du terme. Or, bien avant l’État moderne, il y eut des États, certes considérablement plus réduits et minuscules que les États-nations d’aujourd’hui. Ce dont Aristote parle c’est de la polis, la cité-État grecque. Qu’est-ce qu’une cité-État? D’abord et avant tout une communauté humaine souveraine au plan politique régie par une constitution. Il exista plus d’un millier de ces cités en Grèce ancienne. Les cités-États grecques constituèrent des régimes politiques aussi divers que possible. Au Lycée, Aristote étudia cent cinquante-huit cités-États grecques, dont seule nous est parvenue la Constitution d’Athènes. C’est donc en étant bien informé sur l’histoire des cités-États qu’Aristote énonce que la cité-État, la polis, est antérieure à ses citoyens. Quel argument conduit donc Aristote à cette conclusion plutôt étonnante?
L’argument d’Aristote veut que, par nature, l’homme soit un animal politique (2). L’idée, en gros, est que le développement conduisant l’être humain à son plein épanouissement passe obligatoirement par la vie en société dans une communauté visant non seulement à assurer la sécurité matérielle et économique de ses membres mais surtout le bonheur (eudaimonia). On ne serait donc être heureux en dehors d’une telle communauté.
Du point de vue historique et chronologique, il va de soi, la cité-communauté d’Aristote, existait avant le regroupement des personnes en familles, en clans, en villages, etc. Du point de vue logique, qui est celui d’Aristote, c’est une toute autre affaire : la cité-communauté est antérieure à ses «parties». «Le tout, écrit Aristote, est nécessairement antérieur à ses parties.»(3) C’est l’argument «du tout-et-de-la-partie». Certes, au plan géographique et territorial, les provinces canadiennnes, par exemple, sont antérieures au Canada, car ces terres existaient bien avant la naissance du Canada en 1867. Au plan politique, toutefois, le Canada est antérieur aux provinces. De même avant la fondation d’Athènes, les personnes qui habitaient alors ce territoire existaient bel et bien. Une fois que Solon fit d’Athènes une polis, Athènes devint antérieure à ses citoyens, à telle enseigne que, par exemple, Socrate ou Platon sont d’abord Athéniens avant d’être quoi que ce soit d’autre.
L’argument «du tout-et-de-la-partie» d’Aristote se veut parfaitement général. Considérons le corps humain : ses parties anatomiques ne préexistent pas au corps, à telle enseigne qu’une main, par exemple, détachée du corps auquel elle appartient, n’est plus véritablement une main. Certes, le corps se développe par la formation de ses organes et de ses parties anatomiques, de sorte que les parties paraissent être antérieures au corps. L’argument aristotélicien est de nature logique, c’est-à-dire conceptuelle. En effet, le concept de main est logiquement présupposé par celui de corps, car la main n’a d’existence que relativement à un corps. Une main, toute seule, n’existe pas et n’existera jamais. En somme, l’existence d’une main est logiquement reliée à l’existence d’un corps, bien qu’elle puisse exister biologiquement avant la complétion du corps, et même si elle peut être détachée de celui-ci accidentellement. On peut faire les mêmes remarques pour les pages d’un livre; les diverses pièces d’une montre, les dents de la bouche, les neurones du cerveau, les planètes dans l’univers, etc. Dans ce dernier cas, Aristote soutiendrait que l’univers est antérieur à aux planètes ainsi qu’à ses autres objets spatiaux – ce que réfute, évidemment, l’astrophysique actuelle. Encore une fois, c’est le point de vue logique ou conceptuelle auquel en appel Aristote : le concept de planète étant conceptuellement indissociable du concept d’univers, de sorte qu’on peut dire, au plan logique, que l’univers est antérieur à ses différents corps qui la composent.
L’historien et anthropologue français, Jean-Pierre Vernant (4), s’est fait le défenseur d’une hypothèse historique suivant laquelle la naissance de la rationalité en Grèce ancienne n’est pas du tout un miracle comme on l’a longuement cru puisque cet la rationalité s’explique par des causes historiques précises, dont, principalement, l’avènement de la démocratie. Ainsi, selon cette hypothèse historique, qui passe aujourd’hui pour une certitude, voire un dogme, l’apparition de la raison en Grèce s’explique par la vie dans la cité-État grecque (démocratique). De son côté, Aristote était loin de croire que la démocratie était le meilleur des régimes politiques. Peu importe. Aristote serait cependant d’accord pour dire que l’avènement de la cité-État (démocratique ou non) a élevé la raison à un rang prééminent, à telle enseigne que la raison n’existait pas antérieurement à l'avénement des cités-États. Qu’on m’entende bien. Aristote ne dit pas que la raison humaine n’existait pas avant la vie dans les cités-États grecques (démocratiques). Les Grecs, en somme, n’ont pas «inventé» la rationalité de toute pièce. L’hypothèse historique de Vernant pourrait cependant le laisser-croire : avant l’invention de la démocratie, la raison n’existait pas, de sorte qu’on peut dater historiquement son apparition. (D’ailleurs, un problème de régression à l’infini se pose : qu’est-ce qui explique l’invention de la démocratie ? Ou encore, un problème de cercle-vicieux : l’invention de la démocratie explique l’avènement de la raison, laquelle explique à son tour l’invention de la démocratie…)
L’hypothèse de Vernant fonctionne comme une hypothèse scientifique : voici tel phénomène ; il s’explique à l’aide de causes observables parfaitement naturelles. Aristote, lui, était d’avis qu’il existe plusieurs types de causes. Dans l’hypothèse de Vernant, on fait appel à la cause dite efficiente, mais pas à une cause finale. La science moderne, en effet, rejette ce type de causalité. Or, celle-ci est capitale, aux yeux d’Aristote, afin d'en  arriver à l’explication pleine et entière du phénomène observé. Pour Aristote, en effet, la cité-État existe en vue du plein épanouissement de l’être humain, c’est-à-dire de l’eudaimonia (du «bonheur»). C’est pourquoi, toujours au plan logique, Aristote est conduit à poser la cité-État comme précédant l’exercice de la raison, non pas comme cause efficiente, mais cause finale.
Aristote rejetterait du même souffle la thèse idéaliste ou rationaliste voulant que, dans une veine hégélienne, le développement de la raison doive nécessairement aboutir à la cité-État, à la démocratie en particulier. En effet, le plein développement humain, dont celui de la raison, ne saurait se réaliser qu’à l’intérieur de la cité-État. Pas de raison, en somme, sans cité-État.
Pas de bonheur non plus. Or, comme chez Aristote, le bonheur est indissociable de l’exercice de la vertu, il n’y a pas d’épanouissement possible de la vertu sans une vie vécue dans une cité-État. Voilà pourquoi nous ne saurions être heureux en dehors de l’État, celui-ci permettant le plein développement de la vertu chez ses citoyens.
(à continuer)
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(1) Aristote, Les Politiques, GF-Flammarion, 1990, 1153a 19, p. 92.
(2) Ibid., 1153a 2, p. 90.
(3) Ibid., 1153a 20.
(4) Voir en particulier : Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1988.

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